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Deuxième réaction : sentiment de dépossession de soi et d’inexistence

Mais l’horreur n’est pas la seule réaction des personnages face au double, ce dont on s’aperçoit vite, notamment si l’on s’intéresse plus particulièrement aux réactions des personnages dont le double apparaît. En effet, nous parlions plus haut d’une réaction de déni, comme cela apparaît chez Goliadkine qui refuse devant l’horreur de la situation d’accepter la réalité ou comme chez Andersen, où le savant ne reconnait pas l’Ombre lorsqu’elle revient lui rendre visite quelques années plus tard. Mais ce déni en réalité cache autre chose. S’il prouve que le sujet qui rencontre son double a des difficultés à accepter la réalité en raison de son caractère extraordinaire, horrifique et terrifiant, il prouve également que le sujet refuse l’identification au double, refuse la ressemblance, non plus tant parce qu’elle est source pour lui d’effroi, mais parce qu’elle se fait le synonyme de son inexistence. Ainsi, sitôt qu’il est obligé d’accepter que le double est son double (« en un mot, c’était M. Goliadkine lui-même »), le héros refuse cette réalité (« Non, c’était un autre M. Goliadkine, un tout autre M. Goliadkine ») car le double le fait passer lui, l’original, pour la copie, tandis que lui, simple

copie, tend à remplacer l’original aux yeux de la femme qu’il aime, de ses collèges de travail, de ses supérieurs… D’ailleurs, si au départ le double de Goliadkine n’est pas vu comme son double réel par ses camarades77, ceux-ci y voyant juste une petite ressemblance, l’homonymie des personnages étant le simple résultat d’une coïncidence, peu à peu, le double tend à remplacer Goliadkine, s’accordant leur faveur, s’octroyant leur amitié au détriment du héros, condamné à l’échec dans toutes ses relations avec les autres :

Petit à petit, il commença à avoir des doutes sur sa propre existence et bien que prêt à tout, et désireux de voir ses doutes enfin dissipés d’une manière ou d’une autre, il se sentait dépassé par une situation dont la complexité égalait l’imprévu. Il était accablé, torturé par une sourde angoisse.78

C’est donc pour se défendre de cette identité avec le double qui tend à anéantir sa propre existence que Goliadkine tente de transformer le même, l’identité en altérité. Le discours axé sur la similitude laisse très rapidement la place à un discours essentiellement marqué par la dissemblance. Face au double, Goliadkine se retrouve « dans la situation d’un homme se tenant au bord d’un précipice. La terre sous ses pieds s’effrite »79, comme si son existence se désagrégeait au fur et à mesure que le double gagne en consistance. Il ne devient plus maître de sa vie, vivant au gré des fourberies et des échecs que lui fait subir son double, vivant dans l’ombre du double qui l’éclipse aux yeux de tous, comme le savant d’Andersen qui se voit dépossédé de son corps, de sa volonté, de son moi par l’ombre qui le fait entrer dans les rouages de la servitude. Bref, Goliadkine devient le spectateur de la vie d’un autre80, de son double, tandis que le savant vit au sens propre l’ombre de la vie qu’il menait, vivant au gré des caprices de son ombre. Chez Stevenson également, le Dr Jekyll qui perd peu à peu le contrôle de son corps au profit de son double M Hyde, devient le misérable spectateur intérieur de la mauvaise conduite de son double. Certes, le Dr Jekyll n’est pas présent tant que M. Hyde a le contrôle, il n’assiste donc pas réellement aux scènes comme un spectateur, sa conscience étant endormie pendant le temps où celle de Hyde est éveillée, mais c’est une fois réveillé, une fois qu’il a repris le contrôle sur son corps, qu’il assiste aux malheurs que Hyde a causés et qu’il se rend compte des crimes commis grâce aux scandales qui remontent à lui. Tout comme les autres personnages, Jekyll est impuissant et ne peut plus maitriser sa vie, ni se conduire librement, Jekyll est en réalité soumis à ses passions représentées par le monstrueux Hyde. Bref, chacun des héros des histoires ne maîtrise plus sa vie, devenant au final l’ombre de leur

77 DOSTOÏEVSKI Fedor Mikhailovitch, Op. Cit. p. 302 : Le personnage Anton Antonovitch, un collègue de travail

de Goliadkine « invoque un air de famille ».

78 Ibid. p. 301. 79 Ibid. p. 292.

double, devenant eux-mêmes le double du double qui devient l’original. Tout au long du récit de Dostoïevski, la différence entre le héros et son double s’effiloche, se floute au gré de la narration jusqu’à s’inverser, et disparaitrait si l’auteur n’avait pas incessamment recours à des formules comme « l’authentique Goliadkine », le « vieux Goliadkine », « notre héros », le « véritable Goliadkine »… qui nous permettent d’identifier qui est « l’original » du copié, du faux, ces formules faisant écho à « l’imposteur », à « Goliadkine le jeune », « le double »… Ces expressions en elles-mêmes soulignent que Goliadkine n’est plus vraiment différenciable, et que sans ces rappels, Goliadkine l’authentique pourrait passer pour la copie.

Ainsi, l’irruption du double dépossède les personnages de leur existence, de leur agir, et même de leur identité, le double usurpant leur place, les reléguant au rang de copie puisque le « double devient plus fort que l’original, qui s’exténue, s’amincit, devient le double de son double. Le double vampirise l’original qui parfois en meurt »81. Que faire alors pour regagner son identité malgré le double ? Comment réagir à cette dépossession de soi-même que le double induit ? Il semblerait qu’ici les réactions soient diverses bien qu’elles finissent par se rejoindre : en effet, on relève une hésitation chez Goliadkine entre un désir de s’unir à lui et le désir simultané de le détruire. Si donc la première réaction est celle de l’horreur, du dégoût c’est parce que le double touche à une autre angoisse, celle de la perte d’identité, de la dépossession de soi-même, sentiment de dépossession qui constitue une autre des attitudes que le double déclenche, qui lui-même mène à une autre réaction : la défense du moi contre l’autre qui oscille parfois entre l’alliance ou la lutte contre cet autre.