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Première contradiction : la matérialisation des frontières

Chapitre III : Organisation ordinaire d’un quotidien « déviant » : Le trafic des personnes

I. Transgression de la fermeture des frontières, conséquence d’une norme en

1. Première contradiction : la matérialisation des frontières

La région frontalière a été façonnée par la logique de la souveraineté de l’Etat et par la réalité postindépendance des deux pays. Ces deux données ont mené à l’établissement de normes qui ont ignoré chacune à sa façon le genre de vie de la population frontalière.

La matérialisation des frontières suite à la colonisation de l’Algérie a eu pour conséquence la division d’une même communauté et sa sédentarisation de part et d’autre des frontières établies. Avant, le nomadisme était la règle dans la région et les frontaliers s’installaient au

102Barel Yvan, Frémeaux Sandrine, « Les motifs de la déviance positive », Management & Avenir2/ 2010 (n° 32), p. 91-107

URL : www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2010-2-page-91.htm.

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gré des normes pastorales et économiques. Daniel Nordman évoque les difficultés engendrées par cette segmentation chez les Oueld Sidi Cheikh et les Hamian: « Mais dans la pratique, la difficulté demeure. Pour nommer, c’est-à-dire pour distinguer les unités sociales élémentaires, les groupes insécables, il faut connaitre les modes de division, d’alliances et de coalition. Lorsque les Oueld Sidi Cheikh et les Hamian sont répartis entre Maroc et Algérie, la délimitation frontalière… pose d’emblée, la question même de la tribu, de son identité, de sa composition, de ses liens avec les autres tribus etc. » L’auteur nous apprend cependant que les autorités militaires françaises ont, par l’article 7 du traité de Lalla Maghnia signé avec le Maroc le 18 mars 1845, pallié à cette difficulté sans pour autant la résoudre : « L’article 7 de la convention sert ici de révélateur : il stipule que les individus peuvent librement émigrer et

revenir sur le territoire qu’ils ont quitté. »103 Dans ce sens, la logique coloniale a fait tout de

même preuve de pragmatisme et d’adaptation au mode de vie frontalier. Chose que les normes établies après l’indépendance semblent ignorer.

La concrétisation des frontières n’a cependant pas mis fin à la réalité communautaire de la région. S.H dit avoir constaté, lors de son installation à Oujda, qu’un grand nombre de familles avaient des parents de l’autre côté de la frontière. Lui-même est frontalier du sud de Tlemcen et en a parlé.

«Trois tribus vivaient dans Laaricha : oueld nhar ; oueld khlif et oulad Manchoura dont est originaire ma famille et qui descend du saint Sidi ali Bouchnafa qui est enterré au Maroc du côté de Jerrada. Nous sommes des descendants de Moulay Idriss. Mon père parlait souvent de notre généalogie. »

Ceci dit, la séparation d’une même famille n’est pas le lot de la seule frontière algéro-marocaine. Partout en Afrique, la délimitation des frontières a été problématique dans ce sens. La puissance coloniale y a fait primer ses intérêts militaires et économiques. Cette conception occidentale de la souveraineté de l’Etat a par conséquent ignoré la logique de la

vie frontalière et rendu le tracé artificiel. Pour Karine Bennafla, il fut l’importation « d’un

ordre territorial et d’un aménagement de l’espace, tout droit sortis d’un modèle westphalien

103

Daniel Nordman Profils du Maghreb, frontières, figures et territoires (XVIII-XX siècle) publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, série : essais et études n°18, 1996, Idem page 31

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abusivement universalisé. »104.Le tracé des frontières a pour but, dans cette optique, le maintien des populations dans un espace contrôlé. La notion de « population flottante » (frontaliers, nomades, travailleurs saisonniers, contrebandiers, réfugiés…) et la mobilité qu’elle sous-entend sont censées être une menace pour la souveraineté de l’Etat. En limitant la mobilité, le tracé des frontières a perturbé l’organisation sociale de la population frontalière dont la base était la communauté parentale, marchande ou religieuse. Elle a du gérer sa désorganisation et mettre en place une sorte de gestion-réplique aux frontières

coloniales. Karine Bennafla cite pour cela J. O. Igué qui qualifie cette gestion de

« l’exceptionnelle solidarité ethnique des populations victimes du partage colonial ».105

La colonisation française de l’Algérie, mise à part la concrétisation du tracé des frontières, a eu un impact important dans l’évolution de la population frontalière. Cela est particulièrement vrai pour les habitants de la ville d’Oujda. Une partie de la population de ce qui allait devenir l’Oranie a quitté l’Algérie pour s’installer dans cette ville. A ce propos, Yvette Katan dit : « Avec les français, arrivèrent beaucoup de musulmans d’Algérie qui devaient jouer le rôle d’intermédiaires entre les occupants et les autochtones. Le groupe des algériens ne devait cesser de se développer. Encore montrait-il une augmentation inférieure à la réalité, un grand nombre étant confondu avec les marocains (au moins dans les statistiques). En effet ceux qui s’étaient exilés pour des raisons religieuses lors de la conquête de l’Algérie par les français, n’ont pas tenu, après le protectorat sur le Maroc, à se

prévaloir de leur qualité de sujets français. »106. Parlant de la composition de la population

d’Oujda lors de son occupation par la France en 1907, l’auteur dit : « Des algériens, émigrés au moment de la conquête de l’Algérie, et qu’on appelait des « mohadjirin », des « émigrés de la foi », faisaient également partie de cette classe commerçante aisée. Cette fraction était

originaire surtout de la province d’Oran (Tlemcen, Nedroma, Mascara, Mostaganem) »107.

Selon l’auteur, les algériens musulmans d’Oujda représentaient en 1955 le cinquième de la

104

Bennafla Karine, « La fin des territoires nationaux ? », Politique africaine1/ 1999 (N° 73), p. 25-49

URL : www.cairn.info/revue-politique-africaine-1999-1-page-25.htm.

DOI : 10.3917/polaf.073.0025

105

Idem

106

Yvette Katan Oujda, une ville frontière du Maroc (1907-1956) Editions l’Harmattan 1990 page 187

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population de la ville.108 Cette transhumance était, en grande partie, justifiée par les

similitudes démographiques entre l’Oriental marocain et l’Oranie algérienne.

La population de l’Oranie comptait, à son tour, lors de la colonisation, un nombre élevé de marocains venus du Rif pour travailler les terres des colons de la région. Mimoun Aziza, historien spécialiste de l’émigration dans le Rif affirme que : « En 1896, il y avait 15.524

marocains en Algérie, le département d’Oran regroupait 11.824 »109. Les rifains ont d’abord

fréquenté l’Oranie d’une manière saisonnière pour ensuite s’y installer définitivement avec leur famille. Le même auteur dit dans ce sens : « Les Rifains utilisaient le terme « Asharrak » qui signifie partir vers l’est pour parler de leur départ vers l’Algérie. On désignait l’Algérie par «Lanjiri ou Ashark ». Des milliers de Rifains ont fini par s’y installer définitivement. A Misserghin, près d’Oran, il y avait un village presque entièrement formé par les Rifains, fixés définitivement dans le pays. Un douar marocain à Aïn Turk dans la province d’Oran s’est formé dans les années quarante, suite aux grandes famines sévissant dans le Rif et

entraînant un exode massif vers l’Algérie. »110 Un grand nombre de ces rifains ont participé à

la guerre de libération de l’Algérie et quelques uns y ont perdu la vie. La majorité y est restée après l’indépendance, certains formant une deuxième génération voire une troisième jusqu’a leur expulsion massive en 1975. M.D un rifain qui a vécu une bonne partie de sa vie en Algérie, m’a dit à propos de cette émigration.

« Lors de la colonisation française de l’Algérie, pour passer les postes frontières, le passeport a toujours été obligatoire surtout pour les étrangers. Mais, hors de ces postes, les marocains et les algériens circulaient librement et sans risque notable. Les marocains, surtout les rifains, allaient travailler dans l’agriculture chez les colons de l’Oranie. Ils n’avaient pas de passeport et souvent même pas de carte d’identité. Ils arrivaient à pied l’été pour travailler aux récoltes et ensuite, pour ceux qui ne s’installaient pas dans la région, ils retournaient chez eux sans problème ».

108 Ibidem page 435

109

Mimoun Aziza Le Rif terre de l’émigration : aux origines du mouvement migratoire dans le Rif.

http://tamsamane.free.fr/emigration.htm consulté le 23/08/2014

109 Idem

110

Mimoun Aziza L’émigration dans le Rif marocain (XIX-XX e siècles). Une approche historique

http://www.academia.edu/3623511/Lemigration_dans_le_Rif_marocain_XIX-XX_e_siecles_._Une_approche_historique consulté le 23/08/2014

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La guerre d’indépendance de l’Algérie a, à son tour, été un facteur de déplacement de nombreuses familles algériennes vers la région frontalière marocaine. Une grande solidarité aussi bien institutionnelle que populaire envers ces familles et envers le mouvement de libération algérien en général s’est organisée au Maroc. La région frontalière a été « le quartier général » de cette solidarité et a engendré encore plus de proximité et de relations familiales. Du côté algérien, Hajja m’a dit :

« Ma famille et moi-même étions exilées à Oujda pendant 7 ans lors de la guerre d’indépendance. Les habitants d’Oujda ont beaucoup aidé les exilés algériens. Lors de cet exil, ma cousine a épousé un marocain et est restée à Oujda. Je lui rends souvent visite par la voie clandestine. J’ai récemment séjourné pendant dix jours à Oujda. » Le brassage qui a résulté de ces émigrations, ajouté à ceux qui se sont fait tout le long de l’histoire de la région frontalière, a contribué à créer et solidifier les liens de parenté. Même en l’absence de statistiques officielles, il est possible d’affirmer, d’après les témoignages et de par mon vécu, qu’encore de nos jours, la grande majorité des habitants ont de la famille de part et d’autre des frontières. N.E, le passeur marocain dit à ce propos :

« Les habitants du coin ont tous de la famille de part et d’autre. Ma grand-mère est algérienne. Ses terres se trouvent du côté algérien. Notre région est dénommée Shahla. Et nos liens de parenté se retrouvent dans toute la région de Tlemcen. Nous nous visitons aux différentes occasions : mariages, enterrements. »