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Chapitre II : Organisation ordinaire d’un quotidien « déviant » : Le trafic des choses

III. La « déviance » entre concept et vécu

Mes visites de part et d’autre de la frontière et l’analyse des différents entretiens que j’ai eus m’ont conduit à m’interroger sur le concept de la « déviance » et sur sa relation avec la réalité du terrain. Autrement dit, est-ce que la transgression des normes résultant de la décision de fermer les frontières est perçue comme une « déviance » par les frontaliers ou n’est-ce pour eux qu’une situation de compromis qui répond mieux à leurs besoins?

Selon Howard. S. Becker, la désobéissance à des normes qui portent atteinte à des intérêts légitimes par des personnes qui en général obéissent aux règles ne peut être considérée

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comme entièrement irrégulière84. La population frontalière a considéré la fermeture des

frontières dès sa décision comme une atteinte à son modus vivendi. Suite à cela, elle a

organisé son refus de la décision en « déviance ». A ce propos, le même auteur dit : « Mais nous devons aussi garder présent à l’esprit que les normes créées et conservées par cette désignation, loin d’être unanimement acceptées, font l’objet de désaccords et de conflits

parce qu’elles relèvent de processus de type politique à l’intérieur de la société. »85. Dans ce

sens, la situation et l’organisation du refus devraient être placées dans le cadre de la vie en société frontalière et considérées comme une quête du « mieux-être » dans un cas extrême. Pour cela, des mécanismes d’accommodations et de complicités sont mis en place et ont la possibilité de justifier l’indulgence envers l’illégalité des différents trafics des choses.

Autre fait important, il est communément assimilé que toute notion change selon la perspective de l’intervenant. Celle de la « déviance » ne fait pas exception. Dans ce sens, la métaphore qu'a choisie Alfred Schütz pourrait l’illustrer : « La ville est la même pour les trois personnes que nous avons mentionnées - le natif, l’étranger et le cartographe, mais elle a pour le natif un sens spécial : « ma ville natale » ; pour l’étranger, elle est un lieu au sein duquel il doit vivre et travailler pour quelque temps ; pour le cartographe, elle est l’objet de sa science, il s’y intéresse seulement dans le but de dessiner une carte. Nous pouvons dire

que le même objet est considéré selon différents niveaux. »86. Autrement dit, pour le

trafiquant, elle est une manière de gagner sa vie ; pour la population frontalière c’est une facilitation de sa vie quotidienne et une sorte de continuation de la vie qui a précédée la fermeture des frontières. Pour les surveillants de frontière, la « déviance » est une occasion de profits faciles. Quant à la société civile, elle la considère comme une situation anormale puisque pour elle la norme est la liberté de circulation des biens et des personnes de part et d’autre de la frontière. Ainsi, hormis pour la société civile, la « déviance » est acceptée

comme modus vivendi par les différents intervenants. Cette acceptation remet en cause la

notion même de « déviance » ou du moins dans son sens beckérien comme rejet d’une norme.

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Howard S. Becker Op.Cit page 52

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Howard S. Becker Op.Cit page 41

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Sur le terrain, les entretiens effectués avec certains trafiquants m’ont permis de constater qu’ils savent que leurs actions sont illégales mais ils ne se perçoivent pas comme des « déviants ». Ils estiment qu’ils n’ont pas, localement, d’autres solutions que d’être des trafiquants pour gagner leur vie et celle de leurs familles. C’est ce qui est ressorti de mon entretien avec Y2, le transporteur algérien de carburant:

« Le trafic de carburant est notre unique travail. Dans la région il n’y a pas d’autres issues pour nous. Même si la plupart des transporteurs ont été à l’école. Leur niveau

d’instruction varie de la 2ème année de collège à la licence de l’enseignement

supérieur ».

Hajja, mon autre témoin algérien, à son tour, a justifiée la contrebande de carburant par le manque d’opportunité de travail légal :

« … De toutes les manières, hormis l’agriculture souvent aléatoire, les hommes de la région n’ont pas d’autres perspectives de travail : il n’existe aucune usine dans la région. La seule issue pour gagner son pain est d’intégrer le trafic de carburant. » Du côté marocain M.R, le directeur du journal local, qui a souvent eu l’occasion de s’entretenir avec les trafiquants sur les raisons de leur activité, a également affirmé que presque tous donnent pour raisons le chômage structurel dans la région et la sécheresse quasi permanente qui rend l’agriculture aléatoire. Selon lui, la prédominance du trafic dans la région est aussi liée au gain confortable qu’il génère sans grande difficulté. Y1 et Y2, mes interlocuteurs algériens abondent aussi dans ce sens :

« Les jeunes de la région refusent l’aide de l’ANSEJ (Agence Nationale de Soutien d’Emploi des Jeunes) qui les encourage à créer leur propre emploi. Leur refus est motivé par la lourdeur des procédures administratives pour accéder à cette aide. De plus, les habitants de la région n’aiment pas dépendre de l’Etat sans compter le fait que le trafic de carburant permet de gagner jusqu’à un million de centimes par nuit. Cette somme serait mensuelle en cas d’aide de l’ANSEJ avec la tracasserie administrative en plus ».

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La population frontalière perçoit la « déviance » à travers son œillère. Les normes qui entravent sa libre circulation de part et d’autre de la frontière sont pour elles les causes de son nouveau vécu. Elle ne considère pas les trafiquants vivriers comme des « déviants » mais comme des facilitateurs de sa vie quotidienne. En consommant les produits de leurs trafics, elle ne se perçoit pas comme « déviante ». Ainsi, les trafiquants et la population frontalière gardent la face dans l’image reflétée par la société frontalière. Erving Goffman dit

à ce propos, dans son ouvrage Les rites d’interaction: « Un individu garde la face lorsque la

ligne d’action qu’il suit manifeste une image de lui-même consistante, c'est-à-dire appuyée par les jugements et les indications venues des autres participants, et confirmée par ce que

révèlent les éléments impersonnels de la situation. »87 Autrement dit, dans la perception du

trafic et des trafiquants vivriers par la population frontalière, la notion de « déviance » n’est pas présente. Ainsi, le trafiquant « vivrier » garde la face. A la limite, le concernant, il est

possible d’emprunter, toujours chez Erving Goffman, mais dans un autre ouvrage Stigmatele

concept du déviant intégré quand il dit : « Il est très fréquent qu’un groupe ou une

communauté étroitement unie offre l’exemple d’un membre qui dévie, par ses actes ou par ses attributs ou par les deux en même temps, et qui, en conséquence, en vient à jouer un

rôle particulier… Nous nommerons un tel individu un déviant intégré, afin de souligner qu’il

l’est relativement à un groupe concret, et non pas seulement par rapport à des normes, et que son inclusion totale, quoique ambigüe, dans le groupe, le distingue d’un autre type bien connu de dévieur : le rejeté, constamment en situation sociale avec le groupe, mais étranger à lui. (S’il arrive que le déviant intégré soit attaqué par des gens du dehors, le groupe peut fort bien voler à son secours ; dans le même cas, le rejeté doit se battre tout seul. ».88 Le

trafiquant « vivrier », si on veut le qualifier de déviant intégré, est considéré comme faisant

partie intégrante de la population frontalière. Sa respectabilité n’est pas remise en cause, mieux que cela, il est celui qui facilite la vie frontalière depuis la fermeture des frontières et contribue à maintenir la circulation des biens coutumière. Son activité répond à la demande locale même si elle se situe à l’opposé d’une règle. Erving Goffman parle de morale défendue par la moyenne : « Nous avons laissé entendre que, dans les groupes restreints, le déviant intégré se laisse distinguer des autres dévieurs par le fait que, à la différence de

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Erving Goffman Les rites d’interaction. Editions de Minuit1974. P.10

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ceux-ci, il entretient une relation louche avec la morale défendue par la moyenne. » 89

Serait-il possible dans le cadre frontalier de remplacer « la morale défendue par la moyenne » par l’exigence de la demande locale ?

Ainsi donc, ni les trafiquants ni la population consommatrice ne se considèrent comme « déviants ». Ils illustrent en cela la relativité de la notion de « déviance » puisque dans le

contexte frontalier, elle est un agencement de la continuité d’un modus vivendi. Pour

résumer la situation, la décision de fermer les frontières terrestres entre l’Algérie et le Maroc n’a pas mis fin aux relations commerciales et familiales de part et d’autre des frontières mais seulement à leur légalité. De même, l’interdiction des relations transfrontalières n’a pas forcé la population frontalière à l’obéissance. Il semble même que la désobéissance à cette norme a été presque automatique, mettant de côté la notion de « déviance officielle ». Quelles en sont les raisons ?

La négligence de la réalité frontalière et de l’interaction sociale de la population frontalière pourrait être la première raison qui vient à l’esprit. Les fortes relations familiales et commerciales qui existent de part et d’autre de la frontière n’ont pas été prises en considération. Elles ne pouvaient changer de nature par le seul fait de la décision de fermer les frontières. Ainsi, les relations continuent d’exister mais illégalement. François Bonet

affirme que la norme qui régit une situation peut être, elle-même, problématique si une

violation permanente est sa seule vocation: « … Une déviance suppose une norme, et une

norme n’en est pas une si sa violation est routinière. » Dans ce sens, la norme qui régit la

situation de fermeture des frontières et interdit la circulation terrestre était vouée à être violée par la population frontière accoutumée à la liberté de circulation des biens et des personnes.

La mobilité frontalière qui existe depuis des temps immémoriaux peut aussi rentrer dans le rejet de la qualification de « déviance » pour les trafics vivriers. De même, la frontière entre le Maroc et l’Algérie, sous sa forme actuelle, n’a jamais été un obstacle à la circulation des biens et des personnes. Cette réalité sociale fait dire à Nabila Moussaoui, professeure universitaire à la Faculté d’Oran dans son article intitulé « Oujda-Maghnia, au-delà des

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frontières politiques : la contrebande, un secteur économique transnational » que cette

frontière : « n’a jamais fonctionné comme une limite qui sépare »90. Les causes en sont

d’abord la similitude culturelle et ensuite la négligence politique dont souffrent jusqu’à récemment deux régions frontalières : « Les proximités culturelles entre les deux régions (Oujda et Maghnia), comme la négligence où elles sont tenues par les pouvoirs publics, facilitent la mobilité entre ces deux espaces qui connaissent une migration typique, une mobilité quasi quotidienne qui a pour but premier le commerce et plus particulièrement le

trabendo91, principale activité économique dans la région.»92.

Ceci dit, il est cependant important de souligner que la relativité de la notion de « déviance » n’est perceptible que concernant les trafics « vivriers ». Les trafics mafieux, spécialement celui de la drogue et des psychotropes, font l’objet de rejet même de la part des trafiquants « vivriers » dans une perspective religieuse. Dans ce cas, la notion de « déviance » est remplacée par celle de haram (ce qui est contraire aux préceptes de la religion musulmane)

et qui fait que le trafiquant du haram est pointé du doigt surtout que les signes de richesse

de ce genre de trafic sont rapidement visibles. A cet égard, N. mon accompagnateur algérien m’a fait remarquer à un kilomètre de la frontière, sur notre chemin, des hangars et de grandes maisons qui sortent de l’ordinaire. Il m’a affirmé que leurs propriétaires sont des trafiquants de drogue. Selon lui, dans cette région rurale, à cause de la spéculation due à l’argent de la drogue, le prix de l’hectare avoisine les 300 millions de dinars algériens là où l’eau est abondante. Les terres agricoles acquises par ce biais sont laissées en jachère.

Y.2 m’a dit à propos de la notion de haram :

« Seules les « mouharamat » (littéralement les produits interdits par la religion) comme la drogue, les psychotropes et les alcools obéissent à des normes spéciales établies par la mafia transfrontalière. »

90

Nabila Moussaoui Oujda-Maghnia, au-delà des frontières politiques : la contrebande, un secteur économique

transnational. Frontières profitables : les économies de voisinage inégal. In Critique économique, revue trimestrielle N°25. Automne 2009 Page 158

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Mot espagnol employé localement et signifiant contrebande

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Cependant, la faille de la notion de haram réside dans le fait qu’elle ne touche que le trafic

de drogue et de psychotropes. Elle laisse les autres trafics mafieux en dehors même s’ils font l’objet de réprobation.

Concernant les surveillants de frontières, le qualificatif de « déviants » leur est souvent associé car leur complicité évidente dans les différents trafics n’est pas gratuite mais a un prix convenu. C’est un modus vivendi entre eux et les trafiquants qui savent que s’ils veulent continuer à se livrer à leurs trafics, ils n’ont pas d’autre solution que d’ « acheter la route », expression commune pour désigner la corruption reçue par les surveillants pour fermer les yeux sur les trafics. Dans ce sens, les transporteurs algériens de carburant Y1 et Y2 m’ont appris que les militaires des deux côtés recevaient leur part du trafic de carburant. Lequel est calculé sur le nombre d’ânes qui l’achemine.

Mais même au niveau de la surveillance des frontières, il semble que la notion de « déviance » peut être ébranlée dans le cadre de la gestion du tolérable et de l’intolérable. A ce propos, François Bonet dit : « La surveillance vise moins à prévenir et à réprimer qu’à retracer la frontière du tolérable et de l’intolérable ; la déviance n’est pas seulement combattue et réprimée, elle est aussi gérée. » Dans le même sens, faire respecter pleinement la fermeture des frontières est du domaine de l’impossible étant donné les liens très forts qui existent de part et d’autre de la frontière. Car si ces derniers sont gravement entravés, ils peuvent être à l’origine de discordes sociales que les dirigeants des deux pays ne souhaitent pas. Les surveillants des frontières sont ainsi obligés de gérer le tolérable autrement dit fermer les yeux sur les trafics vivriers. Le même auteur parle, dans ce cadre, de crime sans déviance et remet en cause la déviance : « Cette analyse d’un crime sans déviance suggère donc de restreindre le domaine de validité du paradigme de la déviance en sociologie criminelle, et d’être attentif à une conceptualisation de la délinquance

opportuniste comme manifestation de la capacité d’agency des acteurs. »93 Toutefois, même

si la notion de « déviance » y est ébranlée, elle ne continue pas moins d’être présente étant donné que la gestion du tolérable dans la région frontalière s’appuie sur la corruption des surveillants des frontières.

93

François Bonet, Un crime sans déviance : le vol en interne comme activité routinière, Revue française de sociologie, 2008/2 ol.49, p.331-350.

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Dans la gestion du tolérable frontalier rentre la notion de rapport de force qui fait dire à Howard S. Becker que : « Il suffit ici de remarquer qu’il y a toujours, en fait, des gens qui imposent de force leurs normes à d’autres, les appliquant plus ou moins contre la volonté ou

sans le consentement de ceux-ci. »94. Ainsi, les qualificatifs « déviant » et « non déviant »

sont les conséquences d’un rapport de force politique. Le refus des décisions issues de ce rapport fait que les actions dites « déviantes » ne sont pas considérées comme telles mais simplement comme des solutions à une situation. La conséquence en est que la respectabilité des contrebandiers « vivriers » et des passeurs n’est pas remise en question par la population. Bien au contraire, par leurs actions et à leur façon, ils maintiennent le contact entre les populations riveraines même s’ils tirent profit de la situation. Preuve en est que souvent les contrebandiers et les passeurs ne récusent pas toutes les normes mais seulement celles qui portent atteinte à la vie locale et à la liberté de commerce et de circulation.

La notion de « déviance » est en dernier ressort atténuée par la récurrence des fermetures des frontières entre l’Algérie et le Maroc. La tension politique latente et permanente entre les deux pays oblige la population locale à s’organiser dans la durée. Les principaux intervenants dans la « déviance » frontalière exercent, grâce à cette organisation, un métier de « prestataires de services » pour la population frontalière.

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Chapitre III : Organisation ordinaire d’un quotidien « déviant » : Le trafic des