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Chapitre III : Organisation ordinaire d’un quotidien « déviant » : Le trafic des personnes

III. Niveaux de « déviance » des traversées

2. La « déviance » des familles

2. La « déviance » des familles

Cette « déviance » a deux caractéristiques qui la distinguent de celle des passeurs. Elle n’est pas quotidienne pour un même passager contrairement à celle du passeur qui constitue une source de revenus. Elle est aussi une alternative à la complication du trajet légal et à son coût élevé. Toutefois à cause de cela, cette alternative n’en est pas véritablement une. Le frontalier, pour visiter sa famille n’a pas à opérer un choix entre faire de deux manières différentes le trajet légalement: une compliquée et une autre plus aisée. Le trajet par voie aérienne est actuellement la seule possibilité légale. Selon les témoignages que j’ai pu recueillir, le fait que le trajet légal oblige le frontalier à faire des milliers de kilomètres pour visiter sa famille qui se trouve à une vingtaine de kilomètres de la frontière ou alors à un maximum de 200 kilomètres et de payer cinq fois le prix d’un passage clandestin ne peut constituer une option pour la « déviance ». Les témoins passagers considèrent qu’au cas où celle-ci existerait, elle serait forcée et contrainte. Leur choix pour les traversées clandestines n’est pas, d’après eux, du au fait qu’ils soient profondément dévoyés ou qu’ils aient optés définitivement pour l’illégalité puisque obéir aux autres règles de leur pays ne leur posent pas de problèmes particuliers. Il est en relation directe avec la complication du trajet légal. Toutefois, en traversant les frontières clandestinement, mes témoins sont conscients d’être dans une situation d’illégalité qu’ils auraient aimée éviter ne serait-ce qu’à cause des risques qu’elle leur fait prendre. Dans ce sens, la notion beckérienne de la « déviance » est diluée, de part et d’autre de la frontière, dans la complication du trajet légal et dans la fréquente nécessité des visites familiales.

Les témoignages du côté marocain, j’ai eu l’occasion de les recueillir d’une manière fortuite. J’étais invitée à déjeuner chez khalti (sœur de la mère en arabe) Z. qui est une oujdie de 75 ans. Elle a été mariée à son cousin maternel algérien et a eu avec lui des enfants dont quelques uns vivent encore en Algérie. Au cours de ce repas entre femmes, la conversation s’est spontanément orientée vers les traversées clandestines car la majorité des présentes

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avaient de la famille très proche de part et d’autre de la frontière. Deux d’entre elles se sont confiées longuement à moi : Hajja et F. qui était ce jour là clandestinement à Oujda. J’ai eu l’occasion de citer plus haut leurs propos. Ce qui en ressort est l’étroitesse des liens de

parenté qu’elles ont des deux côtés de la frontière. Hajja habite le Maroc et a une fille

mariée en Algérie non loin de la frontière. F. est domiciliée en Algérie et ses parents au Maroc. Elles ont justifié leur recours aux traversées clandestines par l’obligation d’entretenir les relations que nécessitent l’amour maternel et l’amour filial. Elles m’ont toutes deux dit

que les risques de la clandestinité les obligent, contraintes, à espacer leurs visites. Hajja a

déclaré souhaiter voir sa fille et ses petits enfants plus souvent qu’elle ne peut le faire dans ces conditions d’illégalité. Sa frustration est grande parce qu’il lui aurait suffi de prendre sa

voiture et d’y aller n’eut été la fermeture des frontières. Hajja et F. sont tombées d’accord

pour dire que les contraintes des traversées clandestines sont insupportables quand il s’agit d’occasions funestes. F. a raconté la difficulté qu’elle a eu à maitriser sa peine lorsqu’elle a traversé après avoir reçu la nouvelle de la mort de sa mère et que l’attente du signal de passage a duré de longues heures.

« Ma hantise était d’arriver après l’enterrement de ma mère et ce n’est qu’à force de pleurer et de crier qu’on m’a laissé passer et que j’ai pu y assister. Imaginez si j’avais du emprunter le trajet légal ! »

En disant cela, l’émotion l’a submergée, elle s’est arrêtée de parler et a éclaté en sanglots. Les personnes présentes, pour avoir vécu pour la plupart des situations similaires, ont été entrainées dans cette tristesse.

Plus tard, la conversation a repris. Hajja et F. se sont aperçues qu’elles ont vécues les mêmes mésaventures. L’intolérance du passeur à faire passer plus d’un bagage (essentiellement des

habits) même si elles partaient pour un long séjour comme lorsque Hajja est partie assister

sa fille lors de ses accouchements. Cette limitation les oblige à laisser des vêtements là où elles vont. En cas de plusieurs bagages, elles n’avaient pour choix que de payer un supplément ou de se débarrasser du surplus. Elles ont aussi évoqué les risques des traversées clandestines, c’est alors que Hajja a raconté comment elle a passé une nuit dans un poste de police de frontière après que la voiture qui les transportait ait été arrêtée et comment, elle a du corrompre pour éviter de passer devant le juge. En entendant cela, F. a

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affirmé que c’est la peur de ce genre de mésaventures qui l’oblige à espacer les visites à son père pourtant vieux, seul et fatigué. Du côté algérien, le témoignage de J. m’a paru intéressant du fait que cette marocaine d’une soixantaine d’années a vécu les différentes fermetures des frontières. Elle est mariée à un algérien et vit en Algérie. Elle m’a appris que sa famille habite la région frontalière marocaine et que pour lui rendre visite, elle a souvent recours au passage clandestin même s’il lui arrivait de prendre l’avion. C’est elle qui m’a appris que lors de la fermeture de 1975 un télex envoyé à la frontière permettait aux familles de se visiter par voie terrestre. Elle s’est aussi rappelée les laissez-passer dont bénéficiaient les frontaliers lorsque les frontières étaient ouvertes dans les années soixante dix et qui leur permettaient de se déplacer entre les frontières.

Ces témoignages ne sont pas les seuls que j’ai recueillis de part et d’autre de la frontière. Bien au contraire j’en ai entendu de nombreux autres. Je ne les ai pas tous retranscris car ils se ressemblent presque tous même dans le détail. Les témoins ont de part et d’autre de la frontière la même façon de contacter le passeur, le choix entre les deux principaux itinéraires, l‘obligation de payer un prix fixe à la fin du trajet. Et enfin des deux côtés, se retrouve dans les témoignages la hantise de se voir arrêté et présenté au tribunal à cause d’une visite familiale. La plupart des témoins ont déclaré qu’au cas où un autre trajet légal moins compliqué serait possible, ils abandonneraient les traversées clandestines sans regret. Pour eux, la « déviance » est une conséquence directe du manque d’alternative.

Enfin s’il y avait une conclusion à tirer, ce serait de dire que la « déviance » se dissout pour les passagers dans la complication du trajet légal et pour les passeurs dans le manque de perspectives de travail légal dans la région et dans la conviction qu’ils sont des facilitateurs de visites familiales.

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Chapitre IV : Tolérance envers les actions déviantes : une solution ou une