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Chapitre IV : Tolérance envers les actions déviantes : une solution ou une autre forme de

I. L’Etat contrôleur de la vie frontalière ?

2. Fourrière municipale

Je me suis rendue à la Fourrière municipale d’Oujda deux fois le même jour. Ce n’est qu’à mon deuxième passage que j’ai pu m’entretenir avec son Directeur Monsieur M. L., absent lors du premier. Il a fait montre à mon égard d’une disponibilité affable. Autre aspect très intéressant de mon interlocuteur est son hobby : l’élevage d’oiseaux. Son bureau est plein de cages et de gazouillis en même temps que des différents objets de contrebande saisis. La Fourrière municipale se trouve sur un grand terrain, à la sortie de la ville d’Oujda en direction de Bénidrar. Ce genre d’institution a principalement pour rôle d’enlever et de parquer les véhicules abandonnés sur la voie publique, ceux qui y créent une gêne ainsi que ceux faisant l’objet d’une saisie. Le transfert du véhicule et son parking sont aux frais du propriétaire jusqu’à la décision de l’autorité administrative ou judiciaire.

La Fourrière municipale d’Oujda a la particularité de servir, dans la majorité des cas, de parking aux véhicules saisis dans le cadre de la lutte contre la contrebande. Elle réceptionne les saisies de la police judiciaire et celles de la douane jusqu’à la décision légale définitive. Selon M.L, les conducteurs des moqatilat qui transportent les marchandises de contrebande sont rarement arrêtés et les propriétaires ne se manifestent presque jamais. Ces véhicules sont abandonnés et sont donc récupérés par la douane. Quand ils n’ont pas de documents en règle, elle procède à leur destruction par sectionnement et à leur vente aux enchères en l’état. Ceux qui ont leurs papiers sont vendus soit aux enchères soit par vente normale après avis.

Notre conversation a débuté sur la quantité de cette saisie.

« 370 à 380 véhicules sont saisis par an donc une moyenne d’une saisie par jour. »

Ma présence sur le terrain et le nombre de moqatilat que j’ai vu circuler au cours d’une

même journée me permettent de dire que la saisie d’un véhicule par jour est dérisoire. Ceci est d’autant plus vrai que les moqatilat se déplacent sans se cacher, en plein jour.

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Ensuite, mon interlocuteur a insisté sur la dangerosité de ces véhicules qui transportent souvent, sans aucun respect du code de la route, le carburant qui est un produit

inflammable. Il m’a dit avoir vu arriver dans son parking des moqatilat ayant pris feu. Il

s’étale sur le transport du carburant arrivant illégalement de la frontière algérienne en disant que son cheminement se fait en général par convoi de 10 à 20 voitures qui appartiennent souvent à une même personne. Sa progression est facilitée par l’utilisation des téléphones portables qui permettent la communication entre les voitures. La première

voiture n’est pas une moqatilat, elle possède tous les papiers légaux nécessaires. Elle est

appelée « escorte », son rôle est d’indiquer via GSM le meilleur chemin aux moqatilat qui la

suivent et décide le changement d’itinéraire en cas d’information de barrages sur la route. Comme le responsable de la Douane, il m’a assuré que souvent les conducteurs abandonnent les voitures avec leur cargaison et prennent la fuite. Selon lui, ils sont souvent armés (Couteaux, bombes lacrymogènes ou tout simplement de grosses pierres) et prêts à se battre. Pour lui, la contrebande du carburant algérien est majoritaire.

« Car il existe une forte demande du côté marocain. La raison en est que le litre du carburant de contrebande est moitié moins cher que celui vendu dans les stations d’essence légales. Il a aussi la faculté de se consumer plus lentement. Cette forte demande locale fait que si une moqatilat est saisie le matin, son propriétaire en achète une autre l’après-midi et continue son trafic. »

M.L m’a confirmé que les moqatilat saisies par la Douane sont sectionnées en deux et

vendues aux enchères publiques en tant que ferraille.

« Souvent elles sont rachetées par les trafiquants, soudées et réutilisées pour la même contrebande. Le prix de vente pratiqué par la Douane est bas et constitue un encouragement à leur réutilisation. J’ai reçu plusieurs moqatilat ressoudées. »

Mis à part les véhicules, mon interlocuteur m’a appris que différentes marchandises sont saisies. C’est le cas, entre autres, de tapis et de certains minerais venant d’Algérie.

« J’ai reçu dernièrement une cargaison de fusils de chasse (zouija) saisie. Elle allait du Maroc vers l’Algérie où leur acquisition normale est très compliquée. »

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Sur cette déclaration, il m’a emmené voir, dans son parking, une voiture qui a été saisie avec à son intérieur, une cargaison de munitions de mass 36 pour zouija 12 et 16. Il m’a dit que ce genre de trafic est dangereux puisque les fusils peuvent servir à autre chose qu’à la chasse

au gibier. Il m’a cependant affirmé que le traficd’armes restait rare.Il m’a aussi parlé d’un

trafic d’un autre genre : celui d’oiseaux en cage principalement du chardonneret dont l’espèce est sensée être protégée au Maroc. La demande algérienne en est telle que son prix peut atteindre les 3000 DH. Il est probable que son hobby lui est venu à force de se trouver face des cages d’oiseaux saisies.

Comme le responsable douanier, le Directeur de la Fourrière municipale considère la contrebande comme une donnée avec laquelle il faut composer. Les deux responsables ne m’ont pas semblé indisposés par la quotidienneté des trafics ni pressés de voir les institutions redoubler d’efforts pour en venir à bout. La persistance de la transgression frontalière malgré les moyens de contrôle dont dispose l’Etat est-elle une parade à une décision unilatérale ? Olivier Babeau et de Jean-François Chanlat, en parlant de la transgression, disent : « La transgression réalisée par les acteurs peut être un moyen de défense adopté en réponse aux contraintes venues d’en haut, mais cette réaction peut, dans le même temps, présenter tous les caractères d’un effort pour dépasser l’imperfection et

l’inefficacité de ces mêmes contraintes venues d’en haut. »143

Cette conception veut que les pratiques transgressives soient des réponses à des règles qui se basent sur des intérêts opposés. Ainsi, la fermeture des frontières oppose la volonté de l’Etat à contrôler ses frontières au désir de proximité de la population frontalière. Les auteurs sus-cités estiment que la concertation des différents intéressés, lors de l’élaboration d’une règle, est le garant de la réussite de son application : « … L’idée fondamentale est que

les règles ne sont pas un donné de l’organisation, mais un construit collectif, le reflet des

oppositions de plusieurs régulations. »144 Dans ce construit, doivent être prise en

considération aussi bien les règles explicites que celles implicites comme celles qui établissent le genre de vie frontalier. En cas de forte opposition, la règle qui est

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Babeau Olivier, Chanlat Jean-François, « La transgression, une dimension oubliée de l'organisation », Revue française de gestion 3/ 2008 (n° 183), p. 201-219

URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2008-3-page-201.htm. DOI : 10.3166/rfg.183.201-219

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unilatéralement imposée porte en elle le germe de la transgression venant d’en bas. « Deux modes de formation des règles (« régulation ») peuvent être distingués (Reynaud, 1995, p. 157) : l’imposition de règles par le haut (type « top-down »). C’est la régulation de contrôle. La production par les acteurs puis leur remontée (type « bottomup »). C’est la régulation autonome…Ces deux types de régulations paraissent par nature opposés. Alors que l’un cherche à contrôler, l’autre tente d’échapper au contrôle et de restaurer la marge

de manœuvre de l’exécutant… »145 Dans ce sens, l’interdiction de traverser par voie terrestre

la frontière algéro-marocaine, qui est une décision venant d’en haut, porte en elle le germe de sa transgression et installe la corruption dans la région et par conséquent vide l’autorité

de l’Etat de son sens.146

La persistance de la transgression de la fermeture des frontières et son acceptation par les surveillants des frontières peuvent avoir pour raison, en plus de la contradiction des intérêts, l’inadaptation des moyens de contrôle de la transgression. Anne-Marie Geourjon et Bertrand Laporte décrivent l’inadaptation des systèmes informatiques douaniers dans les pays en développement : « L’information est organisée sous forme de listes de produits, origines, régimes, importateurs… Celles-ci sont, en principe, réétudiées périodiquement par le Comité de sélectivité. Ces méthodes traditionnelles de sélectivité intégrées dans les systèmes informatiques de dédouanement, restent très dépendantes de l’appréciation humaine, ce qui constitue un inconvénient majeur compte tenu du risque moral persistant. Elles sont également statiques et figées car les règles définies sont peu souvent actualisées laissant aux

fraudeurs la possibilité d’adapter leurs comportements en conséquence. »147 Dans le sens de

cette étude, l’efficacité du contrôle douanier repose sur la réduction au possible de l’intervention de l’élément humain dans la fonction de contrôleur et de surveillant qui est un

145 Ibidem

146

Ayimpam Sylvie, « Commerce et contrebande : les réseaux d'importation des textiles imprimés entre Brazzaville et Kinshasa », Espaces et sociétés 4/ 2013 (n° 155), p. 63-77

URL : www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2013-4-page-63.htm. DOI : 10.3917/esp.155.0063

147

Geourjon Anne-Marie, Laporte Bertrand, « La gestion du risque en douane : premières leçons tirées de l'expérience de quelques pays d'Afrique de l'Ouest », Revue d'économie du développement 3/ 2012 (Vol. 26), p. 67-82

URL : www.cairn.info/revue-d-economie-du-developpement-2012-3-page-67.htm. DOI : 10.3917/edd.263.0067

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facteur de collusion entre les intérêts publics et privés et donc de corruption.148Ce qui m’a

semblé ressortir de mon entretien avec le responsable douanier est que le Maroc, après sa signature du protocole de Kyoto, a opté pour la modernisation de son système informatique. La question de son impact sur la lutte contre la contrebande reste cependant posée.