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Chapitre III : Organisation ordinaire d’un quotidien « déviant » : Le trafic des personnes

III. Niveaux de « déviance » des traversées

1. La « déviance » du passeur

Il est évident que l’organisation de la transgression de la fermeture des frontières requiert un agencement. Il est le fait de passeurs qui sont la plupart du temps des frontaliers, connaissant bien la région et ayant des relations de parenté de part et d’autre de la frontière. Ils se recrutent entre eux. François Constantin qualifie ce recrutement d’endogamique: « Il est vrai que dans certains cas, le recrutement est strictement endogamique, en raison notamment de la rigidité des structures de caste, de clan ou de manière déjà plus floue, en raison de la sublimation d'un référentiel comme l'origine

régionale. »135 J’ai pu constater cette endogamie lors de ma deuxième traversée clandestine.

Le passeur marocain et le passeur algérien sont cousins et leurs habitations sont séparées d’à peine 500 mètres de part et d’autre de la frontière. Il n’est en effet pas rare, selon les témoignages, d’avoir affaire à des passeurs qui appartiennent à la même famille tout en se trouvant des deux côtés de la frontière. Leur parenté est soit la conséquence de liens de sang ou d’alliances par le mariage. Cela tient au fait que les frontaliers, avant la concrétisation des frontières et même après, circulaient de part et d’autre, commerçaient et se mariaient entre eux. Ainsi, la mère du passeur algérien qui m’a fait traverser la deuxième fois est marocaine. F. m’a dit aussi avoir souvent traversé avec deux passeurs dont les fermes se trouvent de part et d’autre de la frontière et qui sont cousins par leur mère. Même dans le cas où les passeurs n’ont pas de liens de parenté entre eux, ils se connaissent à force de se fréquenter.

En général, les recrutements endogamiques ont pour finalité d’endiguer les risques pris lors des traversées clandestines. En effet, se connaitre permet de se signaler les gros d’entre eux. De même, le fait que les passeurs aient des relations familiales facilite l’agencement de la situation d’illégalité aux frontières des deux pays par l’entremise d’arrangements avec les surveillants des frontières. C’est dans ce sens que la frontière algéro-marocaine est une source de revenus illégaux pour les passeurs et pour les surveillants. Concernant ces derniers, la femme de mon accompagnateur algérien m’a appris que la surveillance de la région frontalière faisait l’objet d’une forte demande car les militaires et les gendarmes qui y

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travaillent en repartent riches grâce à la bezra, expression locale pour désigner les pots de vin.

Sur place, je me suis aperçue que la négociation entre passeurs et surveillants malgré le fait qu’elle ne soit pas passée sous silence, ne donne pas lieu à des descriptions détaillées. Quant aux surveillants, étant donné la situation d’illégalité et de corruption, il est impossible de les approcher. Ce genre de jeu transfrontalier est incontestablement basé sur l’appât du gain

même s‘il pourrait s’assimiler à de la compromission envers la vie sociale frontalière.136 Les

passeurs avec qui j’ai traversé étaient tous deux conscients que la corruption était le moyen de s’assurer la complicité de part et d’autre de la frontière. Leur qualité de corrupteur ne leur posait pas de problème de conscience particulier. Corrompre leur permettait de gagner leur vie et celle de leur famille.

F., J. et Hajja m’ont appris que la complicité des surveillants lors des traversées se concrétisait aussi dans le signal de passage qu’ils donnent aux passeurs des deux côtés. Son attente peut être de courte durée en cas de fluidité de la circulation comme elle peut durer des heures en cas de sévérité. Ces témoins, étant donné la fréquence de leurs traversées, ont vécu les deux sortes d’attente. F. a même une fois attendu toute une journée pour ensuite rebrousser chemin sans pouvoir traverser. Lors de mes deux expériences, la durée de l’attente a été courte avec un maximum de trois quarts d’heure. Lors de la première, je n’ai pas eu à patienter du tout. J’ai même eu à vivre, à l’aller, une situation cocasse: mon passeur algérien a eu droit à un salut militaire lors de notre passage.

Malgré toute cette situation d’illégalité et même d’immoralité, l’organisation des traversées clandestines comporte une dimension humanitaire. C’est grâce à elle que les familles frontalières assistent plus rapidement et à moindres frais aux derniers moments de leurs proches, à leurs enterrements ou alors aux circonstances plus gaies : mariages, fiançailles ou circoncisions. Dans ce sens, les passeurs sont des facilitateurs des relations familiales. J. dit à ce propos :

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« Remarquez que cette activité illégale est une solution humanitaire pour nous. Le passage clandestin est plus commode que d’aller à Casablanca pour revenir sur Oujda alors que, nous frontaliers, nous sommes à quelques kilomètres les uns des autres. » L’évocation de cette dimension humanitaire n’est cependant possible que lorsqu’il s’agit de visites familiales. Le trafic des migrants subsahariens en semble dénué à première vue même si au-delà de toute morale, il permet à des désespérés de pouvoir exister ailleurs malgré les postes de surveillance des frontières. N. mon accompagnateur du côté algérien m’a fait passer devant quelques uns. Ils ont pour but de stopper, pour le compte de l’Union Européenne, l’émigration clandestine entre l’Algérie le Maroc. Ce sont de grands bâtiments construits récemment grâce à l’aide financière européenne. Ils sont éloignés les uns des autres par une distance d’à peu près 5 km. Leur architecture obéit aux normes modernes de confort. Les climatiseurs apparents n’en sont pas le moindre. Certains étaient occupés mais la plupart étaient encore vides. Mon accompagnateur a ironisé en disant que des postes frontières de cette envergure ne doivent même pas exister entre les USA et le Mexique.

Nous sommes passés devant un qui se situe non loin de la ville d’Oujda.137

Ma deuxième traversée clandestine a été l’occasion pour moi d’approfondir la « déviance » du passeur. En effet, je me suis entretenue longuement avec N.E, le passeur marocain. Le passeur de la première traversée était plus réservé sauf à dire que la fermeture des frontières compliquait la vie des frontaliers même si elle lui permettait de gagner leur vie. N.E n’est pas spécialisé dans la traversée clandestine des personnes. Il le fait occasionnellement pour ses connaissances. Au quotidien, il fait de la contrebande d’huile, d’olives, de produits alimentaires et de carburant. Il m’a fait comprendre que le trafic des choses est plus rémunérant que les traversées pour visites familiales puis s’est montré réservé quand j’ai voulu savoir plus sur la différence de gain. Il a la trentaine et est soucieux de son apparence. Il est marié et père de deux enfants. Il m’a dit qu’à 18 ans, il était déjà chef de famille et devait gagner sa vie.

« Je ne suis pas un passeur de personnes. Ce n’est pas ma spécialité. Je ne fais traverser que les personnes de ma famille ou celles qui me sont recommandées

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http://www.yabiladi.com/articles/details/21214/frontiere-barbeles-marocains-anti-immigration-reponse.html

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comme vous. A mon avis, 4000 à 5000 personnes traversent clandestinement la frontière par semaine. J’ai fréquenté l’école à peu près cinq ans et je ne regrette pas de l’avoir quittée car je n’aurais jamais gagné avec un diplôme autant que je gagne avec la contrebande. Il n’y a qu’à voir ceux qui ont fait des études et qui peinent à boucler leur fin de mois alors que moi, au bout de trois ans, je suis arrivé à construire ma maison. »

Quand j’ai voulu avoir une idée de son gain journalier ou mensuel là aussi son refus a été net. Il m’a toutefois donné son avis sur ce que j’ai appelé la « déviance » de la région.

« J’estime que faire de la contrebande « vivrière » n’est pas une « déviance ». C’est maintenant du même ordre que d’emmener des sacs de blé pour les vendre au souk hebdomadaire. L’Etat marocain est tolérant et des consignes de laxisme sont données aux militaires et aux douaniers. Il est évident que ce laxisme a un prix de deux côtés de la frontière. »

Il m’a affirmé qu’en raison des revenus qu’elle assure, les habitants de sa région préfèrent faire de la contrebande et des traversées clandestines que d’être salariés même si cette opportunité est rare localement. Il m’a expliqué que ces trafics assurent un revenu meilleur qu’un salaire. Ironique, il m’a donné l’exemple de l’actuel Chef du gouvernement marocain qui a déclaré à la presse habiter la maison de sa femme alors que la plupart des contrebandiers arrivent rapidement à posséder leur habitation. Cette possession est, dans la région, le signe de réussite sociale. Pour lui, l’argent gagné dans le trafic « vivrier » est halal (licite selon les préceptes de l’islam) contrairement à celui gagné dans le trafic de drogue et de psychotropes. Par conséquent, selon lui, la notion de « déviance » n’a pas sa place dans ce cadre. En disant cela, il a insisté sur les besoins de proximité de la population frontalière comme justificatif de la transgression. Il a été le seul témoin à évoquer la nécessité d’un statut particulier pour la population frontalière.

« Nous aimerons que les frontières ouvrent ou alors que les autorités des deux pays se mettent d’accord pour nous octroyer une carte de frontaliers qui nous permettra de circuler de part et d’autre des frontières parce que nos besoins sont différents de ceux des autres habitants des deux pays. Les dirigeants pourraient dupliquer le statut

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privilégié que les espagnols accordent aux habitants de Nador et qui leur permet de rentrer dans la ville frontière de Melilla à la simple présentation de leur carte nationale.»