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Chapitre II : Organisation ordinaire d’un quotidien « déviant » : Le trafic des choses

I. Monographie des actions « déviantes »

2. Complicité et tolérance

Sur le terrain, la fluidité du trafic des choses interpelle l’observateur et l’amène à s’interroger sur sa raison. En fait, très rapidement, il est confronté à l’évidence d’une complicité des agents qui ont pour mission la surveillance des frontières et la répression de leur transgression. Cette complicité n’échappe d’ailleurs ni à la population frontalière ni au simple passager. Cette situation fait penser à ce qu’a écrit Judith Scheele à propos du trafic dans la région transfrontalière algéro-malienne : « Pourtant en réalité, tout le monde sait que le trafic transfrontalier ne peut fonctionner qu’avec la complicité d’agents des états

de la région. »71 La complicité des surveillants des frontières est facilitée par la complicité

entre les trafiquants des deux côtés de la frontière. En effet, ces derniers utilisent tous les

moyens pour rendre aisé leur trafic. Du côté algérien, Y.1 m’a appris que les transporteurs

de carburant de part et d’autre de la frontière communiquent entre eux à l’aide de

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Scheele Judith, « Tribus, Etats et fraude : la région transfrontalière algéro-malienne », Etudes rurales, 2009/2 n°184, p.79-94.

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téléphones mobiles. Ils possèdent chacun deux puces : une algérienne et une marocaine. Ce procédé, selon lui, facilite la communication avec les surveillants des frontières, permet d’économiser sur le prix des communications et surtout de tromper une éventuelle vigilance des institutionnels.

S’interroger sur les raisons de la complicité entre trafiquants et surveillants de frontières reviendrait à évoquer la notion de survie et celle de l’inadéquation des règles énoncées par un pouvoir centralisé, loin de la réalité des zones frontalières. La région frontalière est en effet pauvre en infrastructures pouvant répondre à la demande en travail des frontaliers. Ce qui réduit leur champ d’activités génératrices de revenus. La contrebande absorbe en quelque sorte le chômage de la région. Empêcher les frontaliers de gagner leur vie par le trafic illégal pourrait avoir des conséquences néfastes sur la cohésion sociale. Cependant, la survie n’est pas le seul justificatif du trafic des choses car la facilité du gain en est une autre. Le témoignage de l’épouse de mon accompagnateur algérien qui faisait partie du voyage m’a apporté cet élément. Elle m’a appris que ses deux frères gagnaient leur vie dans le trafic de carburant. A son avis, les gens de la région préfèrent ce trafic au travail avec l’Etat quand il existe. Elle a affirmé que même les fonctionnaires locaux s’activent dans le trafic de carburant à la sortie de leur travail. Ils gagnent plus d’argent qu’avec un quelconque travail légal. Par ce fait, interdire la circulation des biens et des personnes a installé les frontaliers dans une « déviance » souvent préférable à la légalité.

Cependant, à bien réfléchir, redresser les torts commis par les responsables politiques et tolérer la contrebande comme solution au chômage ne peuvent être les seules raisons de la complicité entre les surveillants des frontières et les trafiquants. Une corruption bien installée en est un élément fondamental. Je suis arrivée à cette conclusion lorsque j’ai été confrontée, sur le terrain, à la solide organisation des actions « déviantes » et à leur quotidienneté. Il est vrai que ce genre de corruption invoque pour Jean- François Médart la notion de survie lorsqu’il dit : « Dans le contexte africain, c’est aussi le registre de la survie qui est mis en avant explicitement ou implicitement. Explicitement pour la petite corruption… La justification par la survie est implicite dans le cas de la moyenne et grande

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corruption. »72 Toutefois, mon observation m’amène à dire que la survie ne peut être la

seule explication de la corruption. Car cette dernière peut phagocyter la première et devenir la raison prédominante de la contrebande. J’ai pu constater la réalité de la corruption lors de mon cheminement vers la frontière algérienne avec le Maroc, accompagnée de N. Ce dernier

m’a apprisque le trafic de carburant était sans risque et lucratif si on savait obéir aux règles

dont la principale est la corruption. Auquel cas, on pouvait travailler tranquillement. A leur tour, Y.1 et Y.2 les deux trafiquants algériens de carburants m’ont résumé les règles de leur trafic :

« Les transporteurs algériens paient les militaires algériens et les marocains paient les militaires marocains. Si les transporteurs algériens se font arrêter en terre algérienne, ils endossent la perte. Quand la sanction est appliquée en terre marocaine c’est le marocain qui subit les pertes et ne doit pas les répercuter sur son acolyte algérien. La protection du transporteur algérien qui rentre en terre marocaine (trab moghrib) contre toute agression ou vol est assurée par les Mokhaznis (militaires des forces auxiliaires marocaines) qui sont partie prenante du trafic. »

Sur le terrain, j’ai pu aussi faire cet autre constat : la tolérance des Etats marocain et algérien envers le trafic des choses dans la région frontalière. Ce trafic est soutenu et ne peut passer inaperçu. L’observateur est amené à s’interroger sur les soubassements de cette tolérance.

Est-elle due à ce qui est appelé un dysfonctionnement voulu qui n’est autre qu’un

ajustement aux règles d’un jeu particulier ayant pour but la régulation des relations

frontalières ? Ou est-ce la difficulté d’assurer l’étanchéité des frontières, vu les liens très forts qui unissent les frontaliers ? Ou est-ce les deux à la fois ? En fait, les deux Etats, malgré leurs différents géopolitiques, sont obligés de s’adapter à la manière de vivre des frontaliers. Le dysfonctionnement est ici considéré comme préférable à la stricte observation de la

fermeture des frontières dont pourraient résulter des mouvements de protestation. La

tolérance envers les différents trafics s’en trouve ainsi justifiée. A ce propos, Y1 et Y2 m’ont confirmé, lors de notre entretien, ce qu’a dit N. : que le trafic de carburant est fluide et sans encombre sauf pendant les quelques brèves périodes de stricte application de la fermeture

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Médart Jean- François, « Les paradoxes de la corruption institutionnalisée », Revue internationale de politique comparée, 2006/4 Vol.13, p.697-710.DOI : 10.3917/ripc.134.0697

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des frontières par l’un des deux états. Selon Y.1, pendant ces périodes les trafiquants sont à l’arrêt « pas un seul bidon de carburant ne passe. », au point qu’il leur arrive de se demander s’ils ont bien vécu des périodes faciles. Toutefois, ces périodes où les trafics sont entravés ne durent pas longtemps en raison de l’importance des liens qui existent de part et d’autre des frontières. A ce propos, le même témoin a déclaré :

« D’ailleurs, les fortes relations qui existent de part et d’autre des frontières ne se limitent pas au seul trafic. Entre trafiquants, nous nous rendons des services et nous nous faisons des cadeaux : l’algérien offre des dates, le marocain offre fruits et légumes. »

D’autre part, le dysfonctionnement voulu se trouve justifié par le fait que, généralement, les

frontières sont des sources de revenus de par leur situation même. Etre à la charnière de deux pays augmente leurs potentialités économiques et commerciales. Par ce fait, les

frontières génèrent ce que les économistes appellent des externalités positives et une

synergie économique dont n’est pas exclue la frontière algéro-marocaine. Autrement dit, les échanges commerciaux y sont permanents, importants pour ne pas dire vitaux pour la population frontalière. La fermeture des frontières n’a fait que rendre ces relations illégales, obligeant les deux Etats à la tolérance.

Cette tolérance trouve aussi sa raison dans les difficultés à assurer une fermeture hermétique des frontières au cas où cette hypothèse est du domaine du possible. La première difficulté réside comme déjà dit dans les liens très forts qui existent de part et d’autre de la frontière et qu’il est impossible d’éradiquer par une décision politique. L’autre difficulté résulte de la première et consiste en l’incapacité des deux pays à faire face au mode de vie des frontaliers et leur peine à pouvoir les empêcher de circuler. Pour cela, il aurait fallu de grands moyens humains et matériels qui ne sont pas forcément en leur possession. Sur ce dernier point, M.R, directeur d’un journal local dans la région frontalière marocaine m’a affirmé que les surveillants des frontières, même s’ils le voulaient, n’ont que

rarement les moyens nécessaires pour poursuivre et arrêter les moqatilat73 qui roulent à

tombeau ouvert :

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« Celles qui transportent le carburant sont de véritables bombes ambulantes car elles sont inflammables si elles venaient à être percutées. Dernièrement, dans un barrage de la douane, sachant qu’il allait être arrêté, le conducteur d’une moqatila est monté sur son capot et s’est aspergé de carburant qu’il transportait et a menacé de s’enflammer et de faire exploser la voiture. Les douaniers ont vite fait de le laisser partir. »

Comme les témoins du côté algérien, il a insisté sur le fait que tous ces trafics se font par moqatilat de différentes catégories.

« Le chauffeur d’une moqatila conduit très vite. Il ne s’arrête que pour livrer sa cargaison. Il est prêt à foncer dans tout barrage de gendarmerie ou de la douane. Ne peuvent l’arrêter que les herses qui crèvent les pneus de la voiture. En plus, les conducteurs des moqatilat consomment souvent, avant de prendre la route, des psychotropes, de l’alcool ou les deux à la fois, ce qui a pour faculté de leur faire perdre toute notion de danger. Par ailleurs, la vitesse est la base même de leur travail car tout trafic illégal se base sur la rapidité malgré les complicités de part et d’autre ou peut-être à cause d’elles ! Les grandes cargaisons de carburant sont souvent livrées par des processions de 40 à 50 moqatila.»

Reste cependant que la principale raison de la tolérance envers la « déviance » est la corruption des surveillants des frontières car elle leur permet d’engranger de gros gains. Selon les témoignages recueillis, les institutionnels qui surveillent les frontières comptabilisent chaque passage illégal et le monnayent. N. affirme que :

« Les trafiquants de carburant des deux côtés de la frontière sont connus des militaires. Le calcul du nombre d’ânes qui acheminent le carburant permet aux militaires algériens de faire le compte de ce qu’il leur reviendra comme bénéfices. Même scenario du côté marocain. »

Les ânes jouent, à leur tour, un rôle substantiel dans le cheminement des différents trafics et principalement dans celui du carburant. Leur saisie par les surveillants des frontières donne lieu à user de la corruption pour pouvoir les récupérer. M.R, après m’avoir dit que le prix

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d’un âne, du côté marocain, varie entre 500 et 1000 DH, m’a rapporté une scène à laquelle il a assisté:

« Un trafiquant, pour récupérer son âne saisi, a donné une corruption de 2000DH à ceux qui l’ont saisi et a payé 4000DH pour le sortir de la fourrière municipale. Etonné par tant de largesse, je lui ai demandé pourquoi il n’achetait pas tout simplement un autre âne. Sa réponse a été que l’âne confisqué était très précieux car dressé et qu’il connaissait très bien le chemin de livraison des cargaisons. »

Hajja, à son tour, a affirmé que la corruption est la raison de la tolérance. Elle a dit que la présence de barrages de gendarmerie n’empêche nullement toutes sortes de marchandises marocaines (djellabas, bedia, jackets…) de se retrouver au village Z. l, principal chef lieu du côté de la frontière algérienne :

« La raison est que la route est « achetée ». Au début de la fermeture des frontières les marchandises étaient exposées dans les souks mais vu la forte demande plusieurs magasins ont ouvert. »

Ceci dit et malgré la tolérance et le dysfonctionnement voulu, les deux Etats ont,

ponctuellement, besoin de prouver leur autorité en procédant à l’organisation de campagnes anti contrebande. Les trafics s’arrêtent lors de ces périodes pour reprendre de

plus belle.Voilà comment mon accompagnateur N. décrit ces périodes :

« En général, le trafic de carburant est fluide et sans problème sauf lors des rares périodes de « sévérité » décrétées par l’un des deux états ou les deux à la fois. Pendant celles-ci, les trafiquants de carburant sont à l’arrêt. Pas un seul bidon de carburant ne passe. Le laxisme permet aux frontaliers de contourner le chômage structurel de la région et évite une instabilité sociale aux frontières. Le jeune de la région, quand il sort de l’école ou de l’université, n’a pas d’autre choix que d’acquérir une voiture s’il en a les moyens ou acheter un âne pour s’investir dans le trafic de carburant. »

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Hajja a également évoqué les périodes de ziyar74 :

« Le dernier séjour du Président Bouteflika à Tlemcen, en avril 2011, a été une de ces occasions de sévérité. D’ailleurs, plusieurs militaires de la région ont été mutés. » Tout récemment, au début de l’été 2013, les journaux algériens et marocains ont véhiculé l’information selon laquelle les autorités algériennes creusaient des tranchées du côté Nord-Ouest de la frontière afin de mettre fin à la contrebande de carburant avec le Maroc. Cette décision a été prise suite à la pénurie que connaissaient plusieurs stations d’essence algériennes et qui a causé de sérieux problèmes dans les transports. Elle avait pour but d’éviter toute grogne sociale. Ces tranchées ont ralenti le cheminement du carburant vers la frontière marocaine causant une pénurie de carburant dans la région de l’Oriental du Maroc. Elles n’y ont cependant pas mis fin. Ce qui m’a amené à m’interroger sur leur efficacité et

m’a inspiré un article qui a été publié par un journal électronique marocain75.