• Aucun résultat trouvé

Chapitre II.1 LES RESPONSABLES SYNDICAUX : TRAJECTOIRES,

II.1.5 Pratiques et stratégies syndicales

Compte tenu de la méthodologie de notre recherche, qui nous a permis de combiner la méthode de l'entretien avec celle de l'observation participante au sein des deux syndicats, nous allons procéder dans les pages suivantes à l'analyse des pratiques des responsables syndicaux nettoyage de nos deux cas. Si dans les chapitres suivants, nous traiterons plus en détail des pratiques à partir d'une analyse des interactions, il nous paraît toutefois fondamental de présenter, déjà dans ce contexte, les traits fondamentaux des pratiques qui caractérisent ces deux figures-clé.

II.1.5.1 Établir et maintenir le rapport de force

Nous avons connu Säd à une permanence du syndicat du nettoyage, lors de notre deuxième visite à l'UD nettoyage CGT. Rachida lui avait déjà parlé de nous et elle nous le présente. Depuis cette première rencontre, sans jamais nous poser de questions précises au sujet de notre travail et de notre intérêt pour la CGT, il s'est toujours montré très disponible. Pendant toute la période d'observation, il sera dans une position d'explication et à d'éclaircissement en prenant appui sur les situations concrètes des salariés qui s'adressent à l'UD pour nous expliquer tel ou tel aspect de la convention collective ou l'énième abus commis par un patron. L'objectif étant de démontrer, à une personne externe au syndicat, les problèmes qui touchent les salariés du secteur et, surtout, les aspects qui font la force et le caractère unique du syndicalisme CGT. En d'autres termes, il a toujours visé par son attitude à visibiliser devant nous les aspects marquants du « monde du nettoyage ». Cet engagement à notre égard nous a donc permis d'être acceptées par les autres militants CGT comme une présence régulière au sein de la Bourse du Travail.114

Rendre compte du comportement et de l'attitude de Säd à notre égard nous permet de contextualiser l'analyse des pratiques et des comportements syndicaux que nous aborderons plus dans les détails lorsque nous traiterons de son rôle dans les permanences, les mobilisations et les assemblées. De manière succincte, nous pouvons décrire la pratique de Säd comme un mélange de plusieurs attitudes capables de s'adapter aux différentes situations qui se présentent dans la pratique syndicale. Ainsi, il 114 Cf. pag 59 pour la méthodologie.

est important de souligner à quel point il prend du temps avec les salariés pour leur expliquer les articles de la convention collective relatifs à leur situation particulière. Cette attitude de pédagogue le caractérise, que ce soit lorsqu'il est confronté aux autres délégués ou aux simples adhérents ou salariés qui s’adressent à l'UD115. Enfin, et il s'agit du point que nous souhaitons mettre en avant dans ces lignes, son attitude vis-à-vis des employeurs vise la construction d'un rapport de force.

Le rapport de force demeure l'objectif principal de ce syndicaliste et à ce propos, nous souhaitons procéder à l'analyse d'une réunion de CE116 à laquelle nous avons participé.

Säd me propose de l'accompagner à une réunion du CE de son entreprise. C'est ainsi que nous nous donnons rendez-vous devant la bourse du travail pour rejoindre le Pôle d'activité d'Aix en Provence. Pendant le trajet, je lui demande de quelle façon je dois me présenter, étant donné mon statut d'étudiante n'ayant aucune responsabilité au sein du syndicat. “Tu te présentes pour ce que tu es et pour ce que tu fais, il est hors de question que je fasse la leçon aux autres sur comment ça se fait le syndicat et qu'après j'ai peur de mon patron !”. [Note du 25/01/2011]

Nous amener au CE sans prévenir le patron est une manière de montrer à l'employeur que la CGT fait ce qu'elle veut, en d'autres termes, cela devient un instrument qui participe à l'établissement d'un rapport de force favorable au syndicat.

Lorsque nous arrivons au siège de l'entreprise, Säd me montre toutes les autres salles. Il est à l'aise dans ces bureaux où tout les personnes présentes lui disent bonjour très cordialement. Il me présente à tout le monde. Au début, j'ai du mal à distinguer, parmi les autres participants à la réunion, l'employeur qui se montre très timide et lorsqu'il me serre la main, il ne manque pas de m’offrir son aide avec courtoisie, au cas où j'en aurais besoin. Il ne pose aucune question sur les raisons de ma présence qu'il semble trouver normale du moment que c'est Säd qui l'a décidée et permise. Tout au long de la journée, il prendra garde à entretenir avec Säd des rapports cordiaux. [Note du 25/01/2011]

Säd, de son côté, ne perd jamais l'occasion de montrer qu'il maîtrise chaque aspect de la situation. Toujours attentif et prêt à contester calmement et poliment son 115 Cf. pag 185.

116 « Dans les entreprises d’au moins 50 salariés, l’employeur est tenu de mettre en place un comité d’entreprise (CE) composé de représentants élus du personnel et éventuellement de représentants syndicaux désignés par les organisations syndicales. Ce comité assume d’une part les attributions économiques et d’autre part, les attributions sociales et culturelles et dispose pour ce faire, des moyens matériels et financiers nécessaires. L’employeur (ou son représentant) assure les fonctions de président du CE. » (Ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation Professionnelle et du Dialogue Social 2013).

employeur, il est tenu en compte par ce dernier qui cherche très souvent l'approbation de son regard.

L'employeur communique au CE que dans les prochains mois, un nouveau logiciel sera utilisé pour le paiement des salaires. Des erreurs pourraient donc se présenter. Dans ce cas, il faudra signaler le problème pour que l’erreur soit corrigée.

À ce propos, Säd, de manière à la fois sérieuse et provocatrice, propose à son employeur d'embaucher une personne dont le rôle serait de contrôler et vérifier le fonctionnement du logiciel afin de parer aux erreurs. Il affirme : " Il ne faut pas que je vous le rappelle, je connais des gens qui restent sans manger à la fin du mois. La paye c'est primordiale pour le salarié ". Et il continue en disant qu'il ne peut pas être sûr et certain qu'en cas d'erreur, les salariés n'auront aucune réaction : " Les travailleurs ont déjà dû subir le changement des délais de paiement qui est passé du premier au dix du mois, du coup on ne sait pas comme ils pourraient réagir face à des erreurs. » [Note du 25/01/2011]

La menace de la grève est toujours présente dans le discours de Säd. Le délégué est probablement conscient de l'impossibilité de créer une mobilisation à partir d'une telle revendication, cependant il veut montrer au patron que ce dernier a affaire à des travailleurs susceptibles de réagir à tout moment, avec ou sans le soutien du syndicat. Un autre élément que nous pouvons qualifier de révélateur de la pratique de Säd face à son employeur tient à son attitude à notre égard lors de cette réunion. Nous sommes assises à côté de lui et dès qu'un document circule parmi les personnes présentes, Säd le partage avec nous en prenant le temps de nous expliquer chaque détail. Par ce comportement il est évident qu'il soustrait en partie le contrôle du temps de la réunion à son patron, en contribuant ainsi à lui montrer qui est le maître de la durée de cette rencontre.

De même, ce délégué tient beaucoup à montrer qu'il n'est pas la seule personne capable d'établir et maintenir le rapport de force. En effet, quand les autres délégués interviennent, Säd les laisse s'exprimer sans jamais intervenir et en les écoutant très attentivement. Toutefois, ses silences sont très éloquents car ils visent à mettre en avant le fait que tous les délégués sont d'accord entre eux et qu'ils ont des positions communes. Par exemple, lorsque la seule déléguée d'un autre syndicat (FO) intervient, elle cherche constamment le regard de Säd pour avoir son accord et, dans certaines situations, elle lui demande d'intervenir directement. Parmi ces délégués ne semble pas exister de décalage en terme de référent idéologique dû à la différence d'appartenance

syndicale. Säd est reconnu par tous comme le leader117.

Montrer sa connaissance du texte de la convention collective, du droit du Travail, des problèmes qui touchent aussi bien les salariés que l'entreprise dans son ensemble en font la personne la plus informée et, par là, celle qui a le plus de légitimité à représenter les autres. Säd qui en revanche est conscient de son rôle tient beaucoup à souligner, par son discours, que ce n'est pas lui à gérer les travailleurs et que si ces derniers décident de se mettre en grève ou de se mobiliser, il n'y sera pour rien.

L'un des points à l'ordre du jour concerne la fusion de deux autres entreprises de nettoyage avec celle de Säd. L'employeur nous explique qu'il est certain qu'une entreprise rentrera dans cette procédure de fusion dans de brefs délais, mais pour ce qui est de la deuxième entreprise, l'employeur affirme qu'il n'est pas possible que cette dernière parvienne à effectuer la fusion rapidement. La justification adoptée est d'ordre pratique. Étant donné que dans l’établissement les locaux n'offrent que deux portes d'entrée – et donc deux adresses – il ne serait pas possible, pour la troisième entreprise, de fusionner tout de suite avec les deux premières.

Säd laisse parler son employeur sans jamais l'interrompre. Il attend que le silence s'instaure pour intervenir : “Je suis curieux de nature et je veux savoir...”. Il est très provocateur dans son intervention, où il demande quelles sont les véritables raisons pour lesquelles la troisième entreprise ne semble pas pouvoir participer à la fusion. L'employeur est de plus en plus stressé, ce qui se révèle dans sa manière de s'exprimer. Il ne remet cependant pas en question la pertinence de la question de Säd.

Säd laisse l'employeur s'empêtrer dans des justifications confuses sur les difficultés liées aux portes d'entrée et aux adresses. Les autres délégués écoutent et observent la situation. Après quelques minutes, Säd décide d'intervenir et, très calmement, il affirme : " je voudrais savoir si la question des adresses se pose aussi à Paris. ".

C'est seulement à ce moment qu'il explique avoir récemment rencontré le directeur général des ressources humaines de Paris qui lui aurait parlé de la difficulté à réunir les trois entreprises dans des brefs délais. La raison serait liée aux oppositions des syndicats de la troisième entreprise qui sont contraires à cette fusion.

Lors du trajet de retour, dans la voiture, je demande explicitement à Säd pour quelle raison il a décidé de consacrer autant de temps à cette question. Il me répond : "Tu dois toujours faire entendre la pression sur ton patron, tu dois toujours lui faire comprendre que tu es vigilant, que tu sais et vois plus loin que lui ". [Note du 25/01/2011]

Ce militant syndical s'est formé sur le terrain des luttes et de l'action syndicale, ce qui s’exprime dans sa pratique et dans les stratégies qu'il emploie, ici, vis-à-vis de son employeur. L'établissement du rapport de force distingue le sens des pratiques de ce militant qui, en même temps, apporte beaucoup d'attention à la question de la formation.

117 Ce CE (comité d'entreprise) se compose d'un délégué de FO et de cinq délégués CGT (dont Säd, trois femmes et un homme).

Le devoir principal d'un militant peut être résumé dans le fait de parvenir à « connaître le plus de choses possibles ». Des connaissances qui se déclinent à plusieurs niveaux. Par exemple, connaître ce qui se passe dans l'entreprise permet à ce syndicaliste, en ce montrant plus informé que son employeur sur les dynamiques qui concernent la direction, de se positionner à un niveau plus élevé que celui de son patron. Un autre élément fondamental concerne la connaissance fine des réglementations et des lois concernant la convention collective et le code du travail. Savoir maîtriser les textes de lois permet à la fois de répondre promptement à tout employeur et de fournir aux salariés les réponses adéquates à leur situation.

L'attention particulière que ce délégué porte à l'étude et à la compréhension des textes d'accords et des nouveaux éléments du code du travail, qu'il transmet aux autres par une attitude que l'on peut qualifier de pédagogique, conduit à analyser plus largement ces dispositions à la lumière de la trajectoire de ce militant.

Comme D. Gaxie l'explique :

Certains [militants] développent des dispositions à l'autodidactie et acquièrent des instruments de compréhension du monde et divers savoir-faire, par exemple des aptitudes à accumuler les informations, à organiser un raisonnement et à prendre la parole en public. Ils trouvent ainsi l'occasion de compenser, ne serait-ce que partiellement, leurs handicaps scolaires et culturels, de combattre leur sentiment d'ignorance, d'indignité sociale ou d'incompétence politique, leur mésestime d'eux-mêmes ou les stigmatisations dont ils souffrent. (Gaxie 2005, 162)

Le capital militant (Matonti et Poupeau 2004) de Säd est le résultat de son expérience au sein du syndicat du nettoyage CGT, expérience qui lui a permis d'acquérir des dispositions à l'autodidactie.

Nous pouvons reprendre l'analyse de J. Mischi qui décrit de la manière suivante les connaissances acquise par l'expérience militante :

Ces activités militantes mettent en œuvre des connaissances (sur l’entreprise, le droit, la comptabilité, etc.) et des compétences (pédagogiques, rédactionnelles, d’encadrement, etc.) dont l’acquisition paraissait improbable au regard de la faiblesse du capital scolaire détenu et du rôle subalterne occupé dans l’espace usinier. (Mischi 2013b, 133)

Par son expérience militante, Säd a donc pu s'approprier des connaissances pratiques et intellectuelles qui lui ont permis de s'affirmer, de se valoriser, de se sentir

utile et de trouver un rôle social gratifiant (ce qui est confirmé par l'admiration que nombre de délégués lui portent).

II.1.5.2 Représenter les salariés

Fabio nous a été présenté par un chercheur de l'Université de Reggio Emilia connu pendant notre première année de thèse. Intéressé par l'idée de nous avoir, en tant que présence fixe, au sein du syndicat, il se montre tout de suite très favorable à l'échange avec le monde de la recherche. De même, il est très sensible aux dynamiques du syndicalisme CGT et est intéressé par les grèves des travailleurs sans-papiers de la région parisienne118. Parfois critique à l'égard de la confédération, son discours nous est apparu, dès les premiers moments, très riche en termes d'argumentaire et d'analyse des problèmes concrets rencontrés lors de son activité syndicale. L'activité de ce responsable est très variée en comparaison à celle des autres permanents de la Filcams qui s'occupent presque exclusivement du suivi individuel. En effet, comme on verra dans les prochains chapitres, nombreuses sont les AG qu'il organise en se déplaçant directement sur les chantiers, lesquels sont dans bon nombre de cas de véritables déserts syndicaux. L'AG demeure la pratique privilégié de ce syndicaliste et c'est à partir de ces moments qu'il arrive à établir un rapport de confiance avec les salariés. Ainsi, lorsqu'il est à la Bourse du Travail, il n'est pas rare qu'il se retrouve à traiter de cas de salariés qui s'adressent à la CGIL pour parler directement et exclusivement avec lui.

En ce qui concerne la relation qu'il instaure avec les salariés, il faut rendre compte de son travail attentif et méticuleux d'étude de leurs conditions de travail. En effet, étant donné qu'il n'a jamais travaillé dans ce secteur, l'une des activités les plus importantes de ce syndicaliste, au début de sa carrière syndicale, a consisté dans l'étude des dynamiques qui façonnent le secteur, ainsi que des problématiques propres au statut d'agent de nettoyage.

Lors de l'AG, Fabio prend soigneusement note de tous les problèmes soulevés par les salariés. Ainsi son savoir-faire et ses stratégies syndicales peuvent être saisis comme le résultat d'un engagement important sur le terrain, et, même si dans une moindre mesure, comme le résultat d'une stratégie syndicale partagée par l'ensemble de la fédération (si ce n'est par un accord personnel avec la secrétaire). Globalement, son attitude vis-à-vis des salariés peut être appréhendée comme une activité de cadrage

118 Cf. Nizzoli, Cristina. 2011. « Le syndicalisme à l’épreuve du mouvement des travailleurs sans-papiers ». L’année sociale 2011: 159-173.

(Benford et Snow 2012) visant à la construction de liens solides pour la constitution d'un collectif de travailleurs. Pour ce qui est de sa relation avec les délégués, qui pour le cas marseillais a été analysée à partir des interactions qui ont lieu lors des permanences, le responsable CGIL n'a pas la même marge de manœuvreque le délégué CGT. En effet, on ne peut pas retracer dans les pratiques de Fabio une stratégie ou une attitude particulière à l'égard des délégués, lesquels, sur ce plan de l'analyse, ne peuvent pas être distingués des simples salariés.

Néanmoins, un élément fondamental tient au fait que le permanent syndical est le seul à pouvoir représenter les travailleurs lors des négociations avec l'employeur, même quand son avis ne cöncide pas totalement avec ceux des délégués de l'entreprise. Cette attitude qui peut susciter l'étonnement du lecteur au fait du contexte français, est pour ce qui est de l'Italie tout à fait habituelle pour un tel secteur d'activité où les délégués ont une très faible autonomie d'action.

Pour terminer, la stratégie syndicale de Fabio se caractérise, pour ce qui est de la pratique de l'action collective, par l'appel récurrent à la médiatisation des conflits et à la prise en compte du donneur d'ordre comme un interlocuteur fondamental pour aboutir à l'ouverture d'une table de négociation.

Éléments issus de la comparaison entre les profils, le discours et les stratégies du secrétaire du syndicat de nettoyage CGT et du responsable du syndicat de nettoyage CGIL

Profil Säd : Immigré, Arabe, faible capital

scolaire, travaille dans le secteur.

Fabio : Italien, Blanc, titulaire d'une maîtrise, n'a jamais travaillé dans le secteur.

Vision du syndicat (affichée) Säd : Être auprès des salariés, aider les gens.

Fabio : Construction d'une conscience partagée.

Rôle concret du syndicat tel qu'il apparaît dans leur discours

Säd : Faire respecter le droit existant (CCN).

Fabio : Faire respecter le droit existant (CCNL).

Stratégies Säd : Formateur/pédagogue. Établir le rapport de force par un conflit avec l'employeur.

Fabio :/construction d'un rapport de confiance par le biais des AG. Créer des mobilisations pour ouvrir la négociation en faisant levier sur le donneur d'ordre et la médiatisation du conflit.

Pour faire face aux difficultés qui découlent des caractéristiques du secteur (travailleurs éparpillés).

Säd : Être présent lorsque les salariés

l'appellent / permanences

hebdomadaires à l'UD.

Fabio : Fondamental de se rendre directement sur les chantiers, surtout les déserts syndicaux.

Discours sur les immigrés Säd : Ils sont les plus exploités et les plus démunis notamment à cause de leur faible capital scolaire.

Fabio : Approche culturaliste qui explique une prédisposition différente à la mobilisation.