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Chapitre II.1 LES RESPONSABLES SYNDICAUX : TRAJECTOIRES,

II.1.2 L'entrée dans le syndicat

II.1.2.1 Par un conflit

Säd était en France depuis un an et demi quand il s'engagea dans sa première grève. C'était à la fin de l'été, entre le mois d’août et de septembre 1992, il travaillait en tant qu'agent de propreté (AS1) de 20h à 3h du matin au dépôt des bus RTM de Saint-Pierre, à Marseille. L'entreprise pour laquelle il travaillait à l'époque commettait constamment des irrégularités dans les paiements : « Il y avait souvent du retard, il manquait toujours les heures ». De plus, les salariés avaient commencé à recevoir des lettres d'avertissement, des mises à pied disciplinaires et des lettres de licenciement. L'employeur pouvait justifier ses actions grâce aux caractéristiques propres au système de sous-traitance qui, étant triangulaire, admet que suite à une pénalité adressée par le donneur d'ordre à l'entreprise prestataire de services, cette dernière peut faire retomber 92 Il n'y a pas d'équivalent du terme bidello-a dans le contexte français ; il s'agit d'un statut dans lequel

on est à la fois surveillant et attaché à des tâches de ménage dans une école.

93 Par Garzone on entend une ancienne signification du mot « garçon » en français. D'après le dictionnaire Larousse : « Garçon :Vieilli. Employé subalterne affecté à certains travaux ».

sur ses salariés les coûts de telles pénalités (Nizzoli 2012).

« Je savais qu'il fallait se battre, mais comment et avec quels moyens, ça je ne savais pas. ». L'intervention des salariés du donneur d'ordre – les chauffeurs de bus – se révèle fondamentale pour que Säd et ses collègues prennent connaissance de l'existence du syndicat et décident de se rendre à l'UL CGT Timone Capelette. C'est dans les locaux de cet UL qu'ils adhèrent pour la première fois à la CGT.

« Il faut savoir que pour moi c'était tout nouveau parce que..., je venais aussi de débarquer d'Algérie – je suis pas né ici moi – donc... je venais d'arriver, ça faisait un an et demi et tout ça bon... . En tant que travailleur immigré, je comprenais pas comment ça se fait, ... on est en France et tout mais je m’aperçois que c'est le contraire... . Donc... fallait tout de suite réagir ! » [Säd]

Dans l'imaginaire de ce travailleur algérien immigré, la France représente le pays du droit. Cette image de la France est contredite par son expérience de travail qui lui à démontré que « c'est le contraire » et que, finalement, elle n'est pas le pays du respect du droit qu'il croyait. C'est la surprise qu'il éprouve à cette découverte qui le pousse, après avoir rencontré les salariés du donneur d'ordre, à « réagir ».

C'est de cette manière qu'aura lieu sa première grève qui, organisée avec le soutien des militants syndicaux de l'UL CGT, durera dix-sept jours. Les grévistes obtiennent alors l'ouverture de la négociation avec l'employeur.

« Et disons, on a fait une grève gentille, je veux dire, on reste là on travaille pas, en attendant... .[…] alors qu'il y avait des personnes qui travaillaient, donc c'était plus dur... ». L'analyse de cet extrait est intéressante car elle permet de voir comment, pour ce syndicaliste, une grève se définit comme étant « gentille » lorsqu'on n'empêche pas les non-grévistes de travailler dans le chantier. On peut d'ores et déjà relever dans ce rapport à la grève et dans la manière dont Säd présente les mobilisations, un marqueur important de l'identité CGT de Marseille95.

De par cette lutte, les grévistes obtiennent des acquis importants en termes de primes de qualité et de salissure, mais le résultat le plus important réside dans le fait d'avoir rendu possible une grève dans un chantier où le syndicat n'était jamais rentré.

« Tout le monde s'est relevé et c'était une fierté, pour nous, de se battre ! Pas pour l'argent, mais plus pour... disons-le, stopper cet employeur qui respecte rien ! ». 95 Cf. chapitre II.3 « L'action collective », pag 281.

[Säd]

L'enjeu de cette première mobilisation se résume dans la construction d'un rapport de force favorable aux grévistes et donc au syndicat qui, seulement après cette lutte, arrivera à créer une section syndicale dans le chantier. C'est pourquoi, cette lutte (gagnante) est un moment fondamental pour comprendre la trajectoire militante et syndicale du futur secrétaire de l'UD nettoyage CGT. Comme il nous l'explique, c'est par la création du rapport de force que ces grévistes parviendront par la suite à « imposer » le choix du nouveau chef d'équipe à leur employeur. C'est ainsi que Säd est mandaté pour devenir délégué syndical et qu'il s'engage dans la constitution de la première section syndicale. Dans le même temps, sur le plan de l'emploi, il est promu chef d'équipe au sein de son chantier.

Il est évident que pour un travailleur immigré employé dans un secteur qui connaît une très faible implantation syndicale, une telle lutte, loin de représenter un simple moment d'action revendicative, constitue l'étape qui marque l'entrée dans le syndicat. C’est un véritable événement initiatique. Pour cette raison, nous pouvons qualifier la trajectoire militante de Säd sur les bases d'une insertion dans le syndicat qui se fait « par l'action ».

J- M Denis explique à ce propos :

Il existe plusieurs modes d’insertion au syndicalisme : par héritage, par l’apprentissage par la pratique et par réaction à un événement individuel ou collectif, qu’il s’agisse d’une injustice ou d’une grève. Dans le nettoyage, où les salariés sont en grande partie composés de primo-arrivants et où le renouvellement générationnel peine à s’effectuer, la transmission par héritage est rare. En revanche, les traits qui spécifient le secteur et ses salariés pèsent fortement sur les deux modes restants. (Denis 2009c)

La trajectoire de Säd peut également être interprétée par le prisme des rétributions du militantisme qui met en valeur le rôle social gratifiant (en termes de visibilité et de position qui découlent par ailleurs du fait de se sentir utiles) de l'expérience du militantisme (Gaxie 2005). Ainsi, le militantisme peut devenir une occasion pour s'affirmer et se valoriser dans un contexte social déterminé. Ce processus conduit à un apprentissage qui, par le biais d'un investissement syndical, lui permet de se forger progressivement un capital culturel (Mischi 2013b). La participation à la grève a ainsi

constitué un moment-clé, qui a cöncidé avec une étape importante de la sortie de l'invisibilité qui caractérisait son statut d'immigré et de travailleur du nettoyage, en lui permettant par ailleurs une ascension en termes de carrière professionnelle.

II.1.2.2 Une bifurcation importante

Fabio a été recruté par la CGIL pour travailler au sein du NIdiL96.

« On me l'a proposé car pendant toute ma formation universitaire, ... en 2000, 2001, 2002, 2003, j'avais fait de la politique plus ou moins à temps plein, au niveau de la fac. Avec le collettivo97 j'avais déjà eu des rapports étroits avec la Bourse du Travail. Donc ils me connaissaient. Et sur la base d'un tel type de connaissance et de rapport, il y a eu une forme de cooptation politique. » [Fabio]

C'est en 2006 que Fabio commence son engagement au NidiL où il s'occupe principalement des vertenze98 individuelles. Cette fédération s'occupe de contrôler les

fiches de paye des travailleurs en intérim pour vérifier la régularité de l'application des contrats et leur légitimité du point de vue du droit du travail.

« Moi, pendant les deux ans où j'assurais les permanences au NidiL, j'ai tout vu. J'ai vu […] … les derniers de la terre disons, presque, qui sont les travailleurs de la logistique ou du transport de marchandises dans la sous-sous-sous-traitance et qui ont des " contrats de collaboration sur projet "99 en travaillant pour des entreprises qui, à leur tour, sont dans un rapport de sous-traitance […]. Au bout de la chaîne de la sous-traitance on retrouve les micro-entreprises qui utilisent des " contrats de collaboration sur projet " où le projet peut être le " déplacement de marchandise ". Payés 700 euros par mois pour 55 heures de travail par semaine. »

Le NIdiL est une fédération qui regroupe les salariés non pas sur des bases d'une appartenance commune à un secteur d'activité donné, mais sur la base de leur statut d'emploi. Les travailleurs qui s'y adressent appartiennent à des branches d'activité différentes, mais ils ont tous en commun le fait d'avoir des situations d'emploi « atypiques » et précaires.

96 La « Nouvelle Identité du Travail » est la structure syndicale CGIL qui, depuis 1998, représente les salariés ayant des formes contractuelles atypiques.

97 Il s'agit du collectif universitaire, le mouvement étudiant de la ville de Bologne.

98 Nous avons choisi de ne pas proposer une traduction de vertenza dans le texte en raison de sa signification propre au contexte syndical italien. Avec le terme vertenza on désigne la procédure que le travailleur engage contre son employeur pour contester une décision prise à son égard. Cf. « Glossaire des sigles et des cohérences sociétales » pag 405.

Toutefois, en choisissant Fabio, l'organisation syndicale a recours à une personne extérieure à ce secteur de l'emploi et très éloignée socialement et culturellement de ce dernier. Les raisons de cette décision ont probablement leur origine dans l'appartenance générationnelle de ce syndicaliste qui, du fait de son jeune âge, de ses nombreux diplômes et de son expérience de militant politique, a le profil idéal pour suivre ce genre de questions. Le fait qu'il n'ait jamais été confronté personnellement à ces formes d'emploi et, de manière générale, au monde du travail, importait alors peu.

L'année 2008 représente un tournant important dans la trajectoire syndicale de ce syndicaliste. À l'époque, la NIdiL et la Filcams décident de mettre en œuvre un projet commun en vue d'une campagne de syndicalisation conjointe ayant pour cible les travailleurs des magasins des grandes chaînes d'habillement du centre ville de Bologne. À cette occasion, Fabio est muté d'une fédération à l'autre.

« Après quelques mois, en fréquentant une autre fédération [la Filcams] il y a eu un échange, comme il peut arriver à l'intérieur de l'Organisation [CGIL], et dans ce cas c'est moi qui suis rentré. » [Fabio]

L'analyse des raisons que Fabio apporte pour expliquer cette première mutation expriment bien le sens qu'il attribue au métier de syndicaliste.

« J'ai volontiers intégré cette fédération, parce que cela me paraissait intéressant de par les caractéristiques du secteur qui a..., je veux dire que le secteur tertiaire est en explosion depuis vingt ans et il n'y a aucun doute que du point de vue de la syndicalisation, c'est une branche dans laquelle il y a beaucoup à faire. Donc, si quelqu'un a envie de faire, ….il trouve de quoi faire. » [Fabio]

Par ailleurs, l'expérience au sein du NidiL – jugé trop axé sur le suivi individuel – ne semblait pas correspondre à l'idée qu'il a du rôle de l'organisation syndicale.

« Moi je suis entré à la CGIL pour faire du syndicalisme et d'une certaine manière, en laissant derrière moi ma formation universitaire...[...] . C'était une décision assez difficile et après... quand je me suis retrouvé à faire une activité de suivi personnel pendant deux ans... » [Fabio]

L'insatisfaction qu'il exprime vise premièrement la pratique d'un syndicalisme qui se borne au seul suivi individuel des salariés. Cette pratique, majoritaire au sein du NidiL, ne semble pas correspondre à celle qui l'a poussé à s'engager à la CGIL lorsqu'il a pris la décision difficile d'interrompre sa carrière universitaire. Choisir de rentrer dans le

syndicat « pour faire le syndicaliste » signifie pour lui de mener une action syndicale moins liée au type de syndicat de service que sur l'action collective. La Filcams lui apparaît alors comme le terrain optimal pour commencer une nouvelle activité syndicale qui s'annonce très difficile en raison des difficultés que traverse le syndicalisme du secteur qu'il s'apprête à suivre : le nettoyage industriel. Dans ce sens, le profil de ce syndicaliste ressemble à ceux des militants que l'on retrouve impliqués pour des causes des « sans », donc des groupes sociaux les plus précaires dans la société contemporaine.