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FRAY JUAN AGUSTÍN MORFI AU CŒUR DE NOMBREUX RÉSEAUX

LA VIE SOCIALE ET LES AMITIÉS DE MORFI

1.2. PRATIQUES DE LA SOCIABILITÉ ET DE L’AMITIÉ

Tout d’abord, soulignons le phénomène d’« homophilie » qui se met en place à l’heure où Morfi constitue son réseau personnel. L’« homophilie » est définie par Claire Bidart comme « la tendance à préférer entretenir des relations avec des personnes qui nous ressemblent »41. Si ce phénomène ne s’applique par pour les personnes avec lesquelles Morfi entre en contact pour des besoins matériels ou professionnels (dans le cadre de ses missions au sein de l’expédition ou de l’exercice de ses fonctions dans le système ecclésiastique et dans l’Ordre Franciscain), cette homophilie semble pertinente dans la constitution du cœur du réseau égocentré de Morfi. De plus, elle peut nous en apprendre beaucoup en ce qui concerne la personnalité de Morfi. En effet, l’idéologie adoptée par ses plus proches contacts peut être un bon indicateur du fonctionnement de pensée de Morfi et venir compléter nos considérations sur sa personnalité42, dans une sorte de co-construction perpétuelle, elle-même également soulignée par Bidart :

39

Cf. Infra, Partie 2, Chapitre 2, p. 185-186.

40

Cf. Infra, Partie 2, Chapitre 2, p. 186.

41 BIDART, Claire, « Étudier les réseaux », p. 41.

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Les structurations des réseaux n’agissent pas de manière déterministe unilatérale mais dans une co-construction perpétuelle avec les relations, elles-mêmes issues des interactions individuelles.43

Ainsi, par exemple, nous constatons qu’un grand nombre de contacts de fray Juan Agustín Morfi sont membres de la Real Sociedad Bascongada de los Amigos del País. Si ces personnes ne sont pas toujours au cœur de son réseau personnel, exception faite de José Aldasoro et de Manuel Merino, certaines d’entre elles, comme Borica44, Gassiot45, José de Ayarzagoitia46 ou Guizarnotegui47, figurent tout de même parmi ses interlocuteurs privilégiés48. Par ailleurs, d’autres ont des connexions indirectes avec cette Société en ce sens que certains de leurs parents en sont membres. Si Morfi les inscrit volontairement dans son cercle personnel, peut-être initialement pour d’autres raisons que pour leurs inclinations intellectuelles ou idéologiques, l’hypothèse selon laquelle ils en deviennent, pour cette raison précise, des membres pérennes n’est pas négligeable. En retour, dans cette co-construction perpétuelle, ces relations forgent la pensée du franciscain pour l’amener à adopter pleinement la manière de penser et de fonctionner des hommes des Lumières (rappelons que Morfi intègre lui aussi la Real Sociedad Bascongada en 1779, lorsqu’il se trouve déjà à Chihuahua). De même, ses contacts au sein de la Confrérie d’Aránzazu, de laquelle il devient membre en 1774, ont pu avoir une incidence sur sa façon d’appréhender le monde. L’une des missions premières de cette Confrérie était l’aide sociale ; il est donc probable qu’elle ait influencé le franciscain dans sa démarche d’aide aux plus démuni, ainsi que dans toutes ses suggestions d’amélioration des dysfonctionnements sociaux qu’il a pu observer.

Outre la question de la mise en place du réseau égocentré du franciscain, nous pouvons nous interroger sur son fonctionnement, en particulier dans la manière dont Morfi pérennise les liens avec certains de ses interlocuteurs. En effet, celle-ci acquiert différentes modalités. Il peut

43 BIDART, Claire, « Étudier les réseaux », p. 44.

44

« BORICA (D. Diego de) Capitán de caballería. B[enemérito]. en Chiguagua, 1779-1788 ; el Teniente coronel : Capitán de caballería, B. en Chiguagua, 1789-1792 ; el Teniente coronel : Gobernador de las Californias, B. 1793. » MARTÍNEZ RUIZ, Julián, Catálogo de individuos, p. 36.

45 « GASSIOT (D. Juan) B. en Chiguagua, 1779-1793. » MARTÍNEZ RUIZ, Julián, Catálogo de individuos, p. 56.

46 « AYARZAGOITIA Y MEABE (D. Joseph de) B. en México, 1773-1785 ; B. en Durango, 1786-1793. » MARTÍNEZ RUIZ, Julián, Op. cit., p. 31.

47 « GUIZARNOTEGUI (D. Francisco de) B. en Chiguagua, 1773-1792 ; B. en México ; 1793. » MARTÍNEZ RUIZ, Julián, Catálogo de individuos, p. 61.

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Pour la liste complète des membres de la RSBAP figurant dans le Diario, voir TELLECHEA IDÍGORAS, José Ignacio, « Vascos y Socios de la Real Sociedad Bascongada en el Diario y derrotero de fray Agustín Morfi », in Real Sociedad Bascongada de Amigos del País, La RSBAP y Méjico. IV Seminario de Historia de la Real Sociedad

Bascongada de Amigos del País, Donostia – San Sebastián, Real Sociedad Bascongada de Amigos del País, 1993,

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s’agir de simples discussions49, plus ou moins régulières (certaines peuvent même être quotidiennes), de repas ou de goûters50, ou encore d’activités d’extérieur (promenades51, parties de pêche52 ou rencontres dans un verger53). Ces activités qui peuvent relever de l’anecdote prennent une dimension toute particulière si nous les mettons en relation avec les pratiques de sociabilité qui apportent une nouvelle dynamique aux liens entre les hommes de la société de la fin du XVIIIe siècle. En effet, la sociabilité recouvre à cette période une dimension toute particulière, en lien avec une redéfinition de la place qu’occupe l’autre dans l’espace d’une personne, ainsi qu’avec une requalification des espaces privés et publics :

Privacité, sociabilité : ces deux aspirations confuses des hommes des Lumières, ces deux manifestations de leur quête du bonheur, dessinent en même temps un espace réservé à l’épanouissement de soi et un espace où la présence, non seulement de l’autre mais des autres, devient indispensable. Or, ce besoin d’un espace sociable part de l’espace domestique, qui est autant un lieu que l’on partage avec les autres. L’espace de la privacité est le lieu narcissique où s’épanouit l’art nouveau de la toilette ou de la table, mais aussi le lieu plus intime où cet autre art du siècle, la correspondance, se développe. Or, le partage de l’espace domestique avec les autres, incarné par ces deux pratiques du siècle que sont les visitas et les tertulias, révèle vite ses limites dès lors que le regard, autant universel qu’appliqué, dépasse l’enceinte domestique. La sociabilité en tant qu’incarnation de l’une des manifestations les plus spécifiques de la sensibilité des Lumières a alors besoin de nouveaux espaces. Le trato devient aussi important que la casa, et ces deux espaces – l’espace mental de l’échange et l’espace physique de la rencontre – entretiennent des relations complexes autour desquelles s’articulent les exercices de l’amitié et de la sociabilité.

Le mot de sociabilité est utilisé ici en privilégiant la vision qu’en avaient alors les contemporains, afin de mieux comprendre l’idée de Cadalso lorsqu’il parlait de l’amitié en tant que « bien sociable » et la pratique des ilustrados lorsqu’elle devenait mise en œuvre de cette même idée.54

Au XVIIIe siècle, la sociabilité dépasse alors la simple définition donnée par Claire Bidart de création et de pérennisation de relations avec autrui, pour avoir ses codes propres et ses pratiques spécifiques. Ainsi, les éléments que nous avions repérés en première partie de notre travail, en lien avec les promenades, les lectures, les visites qui donnent lieu à de nombreuses discussions, accompagnées ou non de consommation de boissons (telles que le chocolat) ou de

49 « Vino don Salvador Uranga, hablamos un rato y se fue. » 22 juin 1778, Chihuahua. MORFI, Fr. Juan Agustín,

Diario…, p. 158.

50 « Por la tarde fui con Trespalacios a merendar a la huerta del Valenciano, y su familia y la de Borbolla. » 25 octobre 1778, Chihuahua. Ibid., p. 178.

51 « fuimos a pasear el Secretario, su esposa y yo. » 27 août 1777, Querétaro. Ibid., p. 8.

52 « fui con Augier al río con una caña que me dio el alférez y el viejito. Fue su Señoría y nos halló en esta faena, nada pescamos, aunque picó mucho » 2 janvier 1778, San Antonio de Béjar (Texas). Ibid., p. 100.

53

« Por la tarde fui a la huerta del Catalán con Borbolla y Trespalacios. » 8 novembre 1778, Chihuahua. Ibid., p. 180.

54 MARY TROJANI, Cécile, L’Écriture de l’amitié dans l’Espagne des Lumières, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2004, p. XIII.

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nourriture (fruits ou autres meriendas plus élaborées)55, participent de la mise en place de cette sociabilité. Soulignons par ailleurs que si Morfi consigne dans son journal les nombreuses visites qu’il effectue ou qu’il reçoit, il ne mentionne que très rarement leurs raisons, ce qui tend à démontrer que ce qui importe n’est pas tant le but de la rencontre que la rencontre en elle-même. Cette sociabilité amène certaines relations de Morfi à acquérir le statut d’ami. Ici encore, cette amitié connaît des degrés différents, mis en relief sur le plan théorique par Maurice Aymard :

On distinguera avec soin « l’ami avec qui on n’aura d’autre engagement que de simples amusements de littérature » ou celui « que l’on aura cultivé pour la douceur et l’agrément de son entretien » de « l’ami homme de bon conseil » qui ne peut lui-même prétendre à cette « confidence qui ne se fait qu’à des amis de famille et de parenté ».56

Nous retrouvons toutes les modalités de l’amitié exposées par Aymard dans les relations entretenues par Morfi, qu’il s’agisse de relations strictement épistolaires ou d’interlocuteurs privilégiés que Morfi rencontre également en personne. Par ailleurs, bien que très peu nombreuses, certaines de ces amitiés acquièrent un degré supérieur, celui de cette amitié décrite par Aymard comme « exceptionnelle et singulière, engageant des personnes qui se sont choisies librement et sans autre but qu’elles-mêmes, et les isolant du reste des hommes ».57 Cette évolution se manifeste dans le journal notamment par le passage de l’emploi des prénoms au lieu des patronymes, mais aussi parfois par l’utilisation de diminutifs, de suffixes ou d’expressions révélant l’affection que Morfi peut porter à ses amis. Ainsi, par exemple, fray Juan Díaz n’est mentionné, la plupart du temps, que comme « fray Juan »58. De même, l’épouse d’Antonio Bonilla est souvent désignée comme « mi señora doña Manuela »59.

Néanmoins, l’amitié acquiert un sens nouveau, ainsi qu’une codification renouvelée, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, en particulier avec le développement des Sociétés d’Amis du Pays :

Par ailleurs, dans la notion même d’amitié se mêlent, au XVIIIe siècle, une dimension nouvelle qui engage l’individu en tant que membre d’un groupe et la dimension universelle qui ne relève que de l’individu et se réfère à l’expression du sentiment.60

55 Cf. Supra, Partie 1, Chapitre 3, p. 96-116.

56 AYMARD, Maurice, « Amitié et convivialité », in ARIÈS, Philippe et Georges DUBY, Histoire de la vie privée.

Tome 3 : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 457. 57

Ibid., p. 461.

58

MORFI, Fr. Juan Agustín, Diario…, p. 257.

59 Ibid., p. 7.

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L’entrée de Morfi en 1779 dans la Bascongada n’est donc pas anecdotique, en cela qu’elle vient conditionner ses pratiques de l’amitié, le faisant passer d’ami à Ami, au sens précis défini par les lois qui régissent les Amis du Pays en tant que communauté. Ces lois de l’amitié sont mentionnées par Cécile Mary Trojani lorsqu’elle évoque le texte Leyes de la amistad. Máximas

de los Amigos del País61. Ainsi, tous les membres de la Société doivent connaître le lieu de résidence des autres membres, dans le but de leur rendre de nombreuses visites s’ils vivent dans la même ville (la vie en commun étant un élément fondamental entre Amis de la Société62), où de se loger chez eux s’ils sont de passage, même s’ils ont également de la famille dans cette ville (l’Amitié primant sur la famille, hormis s’il s’agit de parenté proche). Cet élément explique le nombre élevé de membres de la RSBAP que côtoie Morfi63, même lorsqu’il est sur le chemin du retour à Mexico (entre février et juin 1781)64. Par ailleurs, les Amis doivent se porter secours, en cas de maladie ou de mort d’un proche65. C’est ainsi, par exemple, que Morfi visite fréquemment Martín de Mariñalarena (Chihuahua) après la mort en couches de sa femme survenue le 28 juin 177866. Les Amis doivent également s’assurer une protection mutuelle dans le sens où chacun doit « être attentif à ce que l’on ne médise pas des autres Amis par des paroles capables de ruiner sa réputation et d’offenser la Société tout entière »67. Si l’Ami doit être un modèle de vertu et de charité chrétienne au quotidien, il doit aussi, dans un contexte plus large, accomplir un devoir civique, en cela qu’il doit œuvrer en permanence pour le bien de la nation :

L’Ami doit assumer mieux que quiconque les charges publiques qui lui seraient confiées, et s’employer, dans l’exercice de ses fonctions, à résoudre les conflits entre les habitants de son territoire, afin d’empêcher les éventuels désordres, préjudiciables pour la nation.68

Cette attitude est celle que nous retrouvons chez Juan Agustín Morfi, ce qui démontre une fois de plus son caractère exemplaire69. En effet, les contenus de son journal, en particulier lorsqu’il

61

Ibid., p. 133-141. Id., « Dos textos sobre la amistad », Boletín de la Real Sociedad Bascongada de los Amigos

del País, 1999, p. 247-267.

62 « Les membres de la Société, c’est-à-dire les Amis, forment leur propre groupe à l’intérieur d’une communauté plus large. » Ibid., p. 137.

63

Cf. Annexe 4.

64 Durant cette période, Morfi rencontre 11 membres de la Bascongada (sur un total de 149 personnes rencontrées, soit 7,4%). (Informations tirées du Diario et de MARTÍNEZ RUIZ, Julián, Catálogo de individuos)

65

MARY TROJANI, Cécile, L’Écriture de l’amitié, p. 133-141.

66

MORFI, Fr. Juan Agustín, Diario…, p. 162.

67

MARY TROJANI, Cécile, L’Écriture de l’amitié, p. 139.

68 Ibid., p. 140.

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évoque certaines discordes, ainsi que l’orientation de ses autres écrits, correspondent à cette volonté de toujours œuvrer pour le bien commun et pour la nation.

En somme, à propos de cette amitié et de cette sociabilité particulières au XVIIIe siècle, Mary Trojani affirme :

Dans les représentations que les Lumières en donnent, le parfait ami est un être social et sociable. Aussi prend-il part à la vie sociale, sans néanmoins se laisser griser par une existence faite de plaisirs. Voilà pourquoi l’espace domestique ouvert à la sociabilité – une sociabilité contrôlée –, devient le lieu de cet idéal qui combine vie sociale, sincérité, franchise et confiance. L’espace domestique – considéré ici dans sa double dimension physique et mentale – abrite en même temps la privacité que l’on vit comme une manifestation de l’aspiration au bonheur et la sociabilité contrôlée qui restreint l’opacité d’un espace naguère plus fermé.70

Ce phénomène, observé dans la société péninsulaire, trouve son parallèle dans les relations mises en texte par Morfi. Ainsi, dans le Diario, nous découvrons en Morfi cet « être social et sociable » qui met en place de nombreuses relations sociales, mais qui participe également à des fêtes et à des jeux, sans pour autant tomber dans l’oisiveté, qu’il condamne comme tous les hommes des Lumières71. Cela se retrouve également dans les visites qu’il reçoit. Il s’agit là aussi d’une sociabilité contrôlée, en cela que son travail prend toujours le pas sur les visites (si les visites le dérangent, il le dit), pour être toujours disponible pour Théodore de Croix et accomplir au mieux les missions qui lui ont été confiées, se mettant toujours au service de l’Ordre Franciscain et de la Couronne.

Néanmoins, le phénomène de co-construction perpétuelle que nous observions dans la constitution du réseau morfien s’applique également dans l’évolution des pratiques d’amitié du franciscain. En effet, même si le cercle des membres de la RSBAP semble être un microcosme relativement fermé, Morfi met aussi en pratique ce type d’amitié avec des personnes qui ne font pas partie de la Bascongada. Par exemple, il se lie d’amitié avec doña Manuela, épouse du Secrétaire Antonio Bonilla, pour qui il éprouve beaucoup d’affection et de respect72. Par ailleurs, les deux personnes s’écrivent régulièrement et se font parfois des cadeaux quand doña Manuela est éloignée de l’expédition, qu’elle n’accompagne pas toujours. Morfi s’inquiète aussi fréquemment de son état de santé. Par exemple, le 15 mai 1778, il consigne dans son journal : « había de salir a misa doña Manuela y no salió por enferma »73. Un peu plus tard, le

70

MARY TROJANI, Cécile, L’Écriture de l’amitié, p. 273.

71

Cf. Supra, Partie 1, Chapitre 2, p. 109.

72

Étant donné la manière dont Morfi l’évoque dans son journal, il s’agit bien là d’une amitié sincère plutôt que d’une simple distraction qui relèverait d’un quotidien morne à Chihuahua.

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27 juin, il écrit: « por la noche, vino Pedro a sangrar a doña Manuela »74. Le 13 avril 1778, il fait également référence à l’accouchement de doña Manuela : « A las tres empezaron los dolores a doña Manuela y a las diez parió una niña felizmente »75. Morfi et doña Manuela se rendent également visite à plusieurs reprises ou se retrouvent pour effectuer des promenades. Néanmoins, bien que l’épouse de Bonilla ne fasse pas partie de la Bascongada, elle appartient à l’élite novo-hispanique et Morfi ne fait état d’aucune éventuelle amitié avec des personnes n’y appartenant pas. Nous pouvons donc nous demander dans quelle mesure son réseau d’amitiés recoupe les réseaux de l’élite novo-hispanique de l’époque.

1.3. LE RÉSEAU MORFIEN : UN REFLET DE L’ÉLITE NOVO-HISPANIQUE DE LA