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4.4 Générateurs d’influence

4.4.2 La matière comme générateur d’expérience

4.4.4.4 Passé, présent, futur

À la lumière des récits analysés, la catégorisation temporelle des éléments constitutifs de l’expérience comme appartenant au passé ou au présent apparaît soumise à la coexistence de références d’époques différentes. De manière plus prévisible à Kolumba et Allmannajuvet en raison de leur vocation commémorative, l’actuel côtoie l’ancien. « Peter Zumthor managed to realize a space here that is at once ancient and contemporary. » (Kraus et Schmidt, 2011, p. 38), « Thus, the atmosphere of the pulsating, everyday life going on around this ancient, sacred area is also present in the interior. » (Mennekes, 2011, p. 68) Le cadre bâti et les générateurs d’expérience qui y sont minutieusement instrumentalisés paraissent même agir comme un dispositif pour

circuler à travers le temps. En parlant des circulations verticales du Musée Kolumba, Kraus (2011, p. 39) illustre adroitement cette idée: « The architecture introduces a moment of excitement in the museum visit, in that the stairs are not made to a trivial stairwell, but to a vertical connection of time, space, impressions and thoughts. »

Les méthodes « artisanales » de mise en œuvre de la matière (maçonnerie, ébénisterie, enduits cimentaires, etc.) mentionnées au point 4.4.2 participent également à brouiller les appartenances temporelles. Les traces du travail manuel contribuent à insuffler un caractère intemporel au cadre bâti. Parallèlement, les dispositifs technologiques (éclairage, système informatique, régulation des fonctions mécaniques, etc.) sont soit effacés et sobres, soit complètement dissimulés.

De manière plus inédite à Bregenz, cette mixité des perceptions temporelles est finement tangible. Il semble difficile pour le visiteur de caractériser précisément l’appartenance temporelle des atmosphères dont il a fait l’expérience. « And inside, it is the equally subtle presence of natural light in an archaic, purist, at the same time contemporary ambiance, in which no detail deviates from the intellectual rigor of the overriding conception. » (Kapfinger, 1999, p. 4)

Les musées sélectionnés comme cas d’étude sont réalisés durant trois décennies successives. Cet étalement est-il significatif quant au vécu de la dimension temporelle de l’expérience des espaces? Le camouflage des systèmes techniques et technologiques, doublé du

choix de matières nobles et d’un langage formel simplifié semblent conférer à ces lieux une facture « moderne-sensible ». Le visiteur est situé : il ne se trouve pas dans une architecture d’époque, mais bien dans des espaces contemporains. Cependant, les atmosphères insufflent une identité exceptionnelle à chacun des musées, uniques par la manière dont Zumthor a choisi d’instrumentaliser les stratégies de design afin de servir les vocations muséales et quasi-

universelles dans leur aptitude à toucher le visiteur. La qualité des ambiances permet de croire au caractère durable de l’expérience procurée par les trois établissements. Le Musée d’art de Bregenz, qui a déjà plus de 20 ans, témoigne de la pérennité des stratégies atmosphériques mises en place par l’architecte.

En plus d’être attentionnelle, il semble que la nature polyphonique de l’expérience esthétique telle que présentée par Schaeffer s’étende également à la dimension temporelle de l’expérience. Les références relatives au temps coexistent et dialoguent au sein du vécu du visiteur, ce qui semble orienter celui-ci vers l’expérience d’un moment, d’un « présent » n’existant qu’entre lui et le lieu qu’il perçoit. « The temporal dimension of the place, which goes back to the Late Neolithic period, lies spread out at its feet. Something new in architecture, religion and art arises from it before his eyes. » (Mennekes, 2011, p. 69)

Dans l’essai « Mind, Mood and Architectural Meaning » du recueil de textes Timely

Meditations: Selected Essays on Architecture, Alberto Perez-Gomez, à travers le concept de

« phenomenal temporality », apporte une formulation captivante du rôle du temps au sein de l’expérience de l’architecture:

In other words, architecture’s gift is to reveal the true temporality of the space of human experience, one indeed open to spirituality: the experience of a present moment that while it can be conceptualized by science (and our clocks) as a quasi-inexistent point between past and future, is experienced by us as thick and endowed with dimensions and – in a sense – eternal. (Pérez-Gómez, 2016, p. 252)

Qu’en est-il de la projection de l’expérience dans l’avenir? Au cœur des vécus relevés, est-il possible de déceler la perspective future? Bien que subrepticement, un avenir semble se dessiner au-delà du moment présent ; il se manifeste à travers des allusions aux souvenirs emportés par le visiteur au-delà de l’expérience ponctuelle. « In certain specific cases, architecture and art use a common vocabulary, each intensifying the other. They are then united in an experience that the

visitor will find unforgettable. » (Moldoveanu, 2000, p. 60) Ce prolongement de l’expérience au- delà du vécu momentané est habilement mis en relief par Dewey alors qu’il emprunte les propos du psychologue William James.

James disait que c’est en été qu’on apprend à patiner, après avoir fait nos premiers pas sur la glace en hiver. […] Comme le sol, l’esprit est fertilisé alors même qu’il est en jachère, jusqu’à ce que s’en suive une nouvelle floraison. (Dewey, 2010, p. 61)

Le ressenti ainsi que son interprétation se poursuivent au-delà de l’interruption du contact direct avec l’espace visité. En conclusion à ses impressions sur le Musée Kolumba, Hasler (2008, p. 11) écrit: « La dramaturgie multiforme des espaces se superpose aux traces de l’histoire et en poursuit l’écriture pour le présent et l’avenir. » Dans ces conditions, la juxtaposition des références

temporelles semble permettre d’entrevoir une continuité, un rôle à jouer pour ce lieu au sein de l’enchaînement des événements à venir et une pertinence renouvelée auprès de l’éventuel visiteur.

Figure 31. Interfécondité des registres (physiques, fonctionnels, perceptuels, émotionnels et temporels) au sein de l’expérience esthétique du Musée d’art de Bregenz,

du Musée Kolumba et du Musée de la mine de zinc d’Allmannajuvet