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1.2 La question esthétique en philosophie et en théorie des arts

1.2.2 L’expérience esthétique selon Jean-Marie Schaeffer

1.2.2.3 L’attention en régime esthétique

Le caractère distinct de l’attention en régime esthétique n’est guère contesté. Schaeffer s’applique dans ce volet à démontrer que lorsque nous sommes engagés dans une expérience esthétique, notre attention emprunterait des voies tout à fait singulières. En premier lieu, il propose de cerner les pratiques attentionnelles concernées en tentant d’identifier les « symptômes » de l’esthétique. Pour ce faire, il fait appel aux idées avancées par le philosophe de l’esthétique analytique Nelson Goodman dans Langages de l’art de Jacqueline Chambon paru en 1976. Ce dernier, apporte une réponse éclairante à cette question dans le cadre d’une sémiotique des arts. Il propose de regrouper le fruit de sa réflexion en trois classes de symptômes. La première serait la densification attentionnelle. Lors de l’expérience esthétique d’une résidence conçue par

l’architecte Luis Barragán, par exemple, « […] les couleurs et leurs nuances font l’objet d’une discrimination plus fine et plus soutenue que dans le cas de l’attention courante : le grain de l’attention est plus fin. » (Schaeffer, 2015, p. 56) Dans le cas de l’attention esthétique, on peut affirmer qu’on s’approche de la limite de résolution de l’attention. Le second symptôme serait la saturation attentionnelle. En guise d’explication, Schaeffer reprend un exemple fourni par Goodman :

[…] imaginons que le tracé d’un diagramme de la Bourse […] coïncide en tout point avec le tracé de la ligne de crête du mont Fuji dans une estampe de Hokusai. Malgré cette identité perceptuelle, nous traiterons les tracés différemment dans les deux cas. Dans le diagramme boursier […], seul un nombre restreint de caractéristiques du tracé seront pertinentes. En fait, seul comptera le positionnement relatif de la ligne par rapport aux coordonnées cartésiennes. Toutes les autres propriétés, par exemple, l’épaisseur du trait ou sa couleur, seront « neutralisés ». (Id., p. 57)

En revanche, dans la ligne de crête du Fujisan, toute différence perceptible sera potentiellement pertinente.

En résumé, le phénomène de la saturation se manifesterait lorsque nous considérons un plus grand nombre de types de propriétés différentes que dans l’attention courante. Le troisième symptôme serait l’exemplification. Ce phénomène résiderait dans le fait qu’un objet réfère aux propriétés qui lui sont propres (autoréférentialité). On peut penser à la capacité d’un objet ou phénomène à devenir vecteur d’émotions, d’affects et de valeurs, ce qu’on pourrait désigner de manière plus traditionnelle comme de l’expressivité. Considérons, par exemple, une tonalité musicale qui exprime la mélancolie, la nostalgie. En situation d’attention esthétique,

l’investissement affectif joue un rôle crucial puisqu’il intensifie notre implication psychique dans le processus attentionnel. La même chose vaut notamment pour les valeurs éthiques au sein de l’expérience esthétique. La caractéristique partagée par ces trois symptômes de l’esthétique est le surinvestissement de l’attention. Ce serait en fait certaines formes spécifiques de ce

surinvestissement attentionnel qui caractérisent l’expérience esthétique et qui la distinguent des autres modes d’attention.

D’un monde régi par les stimuli à un monde construit par l’attention

Schaeffer s’applique également à enrichir la compréhension du comportement de l’attention et de ses routines lors d’une expérience. Il introduit la méthode de traitement de l’information dite ascendante qu’il définit comme suit : Les traitements ascendants (bottom-up) constituent la stratégie de traitement de l’information utilisée par défaut, majoritairement automatisée et préattentionnelle (par exemple, face à une exploration visuelle familière). L’attention est activée de manière exogène et non-volontaire, dépendamment du stimulus. L’information traitée n’accède pas toujours à l’attention explicite, parfois seulement à l’attention implicite.

Il présente l’hypothèse avancée par les psychologues Merav Ahissar et Shaul Hochstein (Ahissar et Hochstein, 2004) qu’il considère fascinante et selon laquelle, à l’issue de l’échec du processus ascendant, un second processus se met en place, celui-ci descendant et volontaire, et prend la relève. Les traitements descendants (reverse hierarchy theory) eux, sont volontaires et initiés par l’attention, selon un mécanisme endogène. À la suite d’un échec du traitement ascendant, ils s’enclenchent à partir du sommet de la hiérarchie des niveaux de traitement et

produisent une cascade descendante qui renforce l’information pertinente et affaiblit l’information non pertinente. Employés de manière répétée, ils améliorent la performance cognitive, et plus particulièrement perceptive. Pour Schaeffer, cette découverte est très éclairante et ce dernier affirme même que les traitements descendants guidés par l’attention jouent un rôle central dans l’expérience esthétique. Il avance que le secret de l’expérience esthétique satisfaisante résiderait dans sa capacité à piéger l’attention, à engager celle-ci dans une dynamique d’auto reconduction qui resterait ouverte.

Un univers polyphonique

Lors de la présentation des symptômes esthétiques de Goodman, Schaeffer introduit l’idée que l’attention en régime esthétique implique la minorisation de la sélectivité. Autrement dit, l’expérience esthétique puise davantage dans la richesse potentielle des différents niveaux d’ancrage attentionnel qu’en contexte attentionnel pragmatique ou standard. Elle vise d’abord et avant tout sa propre reconduction. Pour ce faire, on remarque l’augmentation du nombre de traits pris en considération « attentionnellement », une relance permanente de l’attention descendante et l’instauration d’une boucle de feedback ouverte entre traitement ascendant et traitement

attentionnel.

Peu importe l’ontologie des objets sur lesquels notre attention porte, nous les traitons cognitivement en élaborant une distinction de niveaux, traitement hiérarchique et sélectif de l’information. Lorsqu’il est question de polyphonie au sein de l’attention esthétique, il serait préférable de la concevoir comme une manière particulière de faire entrer en relation les différents niveaux fixés « attentionnellement », par opposition au traitement ascendant et largement

automatisé. La polyphonie, telle que désignée par Schaeffer selon un raisonnement métaphorique associant la cooccurrence des niveaux attentionnels aux compositions musicales à plusieurs instruments ou voix, reposerait sur l’idée même que selon les cas, la prégnance ou le poids

respectif des différents niveaux peut varier. L’expression « polyphonie » sera d’ailleurs reprise par la chercheuse lors des discussions au chapitre 4.

L’attention esthétique comme style cognitif

En psychologie cognitive, le terme « style cognitif » est employé pour désigner le biais de nos stratégies cognitives. Chacun d’entre nous disposerait d’un certain nombre de stratégies alternatives parmi lesquelles nous pouvons choisir, selon le mandat. Ces styles cognitifs ont été orientés vers deux pôles, le style convergent et le style divergent7. Il a été montré que le style

divergent est positivement corrélé avec l’autisme. Les autistes sont désavantagés dans les tests où les compétences cognitives prenant appui sur le contexte sont mesurées. Cependant, ils excellent lorsque les compétences requises demandent de faire abstraction du contexte global (par exemple, l’identification d’une figure cachée dans un réseau compliqué de formes). Et on obtient les mêmes résultats lorsqu’on teste des individus dits « créatifs ». Un lien positif a même pu être établi entre les tests de divergence et les tests de créativité. Il est en outre possible de conclure que l’attention esthétique définie en termes de style attentionnel divergent permet de rassembler en une seule notion l’ensemble des qualités attentionnelles de l’expérience esthétique.