• Aucun résultat trouvé

1.1 Le projet d’aménagement d’intérieur comme scène de l’expérience

1.1.3 L’historique du rapport à la matière en aménagement

En introduction d’Architecture et matière, le critique et historien de l’art français Paul

Ardenne présente une synthèse des mouvements de la deuxième moitié du 20e siècleen

architecture et du rôle qu’ils ont respectivement attribué à la matière. Il définit le modernisme comme un mouvement austère et utilitaire, animé par une obsession normative et par la

systématisation du trio béton, acier et verre. Il décrit le postmodernisme comme un mouvement où tous les vocabulaires formels deviennent disponibles simultanément pour la première fois, l’effet des juxtapositions hors normes l’emporte, témoignage du retour en force d’un patchwork de matériaux. Puis, il parle d’une architecture de pertinence, telle qu’il l’a baptisée, qui répugne pour sa part à la défiguration du paysage et qui est portée par la green attitude. Elle propose le respect des contextes, rejetant tout exotisme gratuit et serait donc le courant de pensée actuel au sein des disciplines de l’environnement bâti. (Ardenne, 2010) L’expression « architecture de pertinence » proposée ici par Ardenne s’adjoint à l’« architecture de présence », formule proposée par le

professeur Paul Emmons pour décrire les préoccupations actuelles quant au rapport matière-idée en architecture.

1.1.3.1 Le matériau des possibles

Pour illustrer ce propos plus concrètement, il est révélateur d’observer l’évolution de l’utilisation du béton, par exemple, depuis la fin du 19e siècle jusqu’à ses manifestations

architecturales les plus actuelles. Le béton moderne est le fruit d’un effort technologique international mené tout au long du 19e siècle et inspiré de l’utilisation qu’en faisaient jadis les

Romains. L’architecte Auguste Perret inaugure l’utilisation du béton armé avec la réalisation d’un

immeuble sur la rue Franklin à Paris en 1903. (Genestier et Gras, 2015)Au cours de ce siècle, le

béton s’adjoint au métal pour devenir un moyen d’expression inédit qui fait reculer les limites imposées jusque-là par la maçonnerie. N’étant plus restreint au travail décoratif comme principal moyen d’expression, l’architecte modifie désormais la forme et la structure du bâtiment

traditionnel. D’abord populaire auprès des industriels, l’usage du béton armé s’étend bientôt aux autres usages, des magasins aux bâtiments religieux. (Ibid.) C’est la typologie de l’objet technique du réservoir ou silo à grains qui marque l’imaginaire des Modernes tels que Gropius et Le

Corbusier, ce dernier en reprenant la symbolique dans la Cité Radieuse de Marseille. Le Corbusier applaudit l’authenticité formelle et la potentielle géométrisation de l’usage du matériau que le béton semble permettre. Le rigorisme moral des Modernes, victime de sa systématisation, donnera cependant une image sociale négative au béton. À la fin des années 1960, les praticiens de

l’aménagement cherchent à retrouver une dimension plastique, une portée esthétique autonome. Le brutalisme explore ainsi le poids des masses, les jeux de lumière et les textures de la matière dans un effort de sincérité. Ce langage matériel sera néanmoins employé à outrance et parfois

maladroitement pour construire vite et ainsi témoigner d’un vif essor économique. Un virage s’amorce au même moment vers un nouveau paradigme sensualiste. Au cours des années 1960 et 1970, l’architecte italien Carlo Scarpa brouille les limites entre architecture et sculpture. Les architectes contemporains adeptes du déconstructivisme (Zaha Hadid, Rem Koolhaas, Coop Himmelblau) délaisseront majoritairement le béton pour se tourner vers le métal qui permet la réalisation de formes complexes ou improbables que l’on pourra taxer, a posteriori, de

sensationnalistes. La percée du CAO fera également tomber plusieurs obstacles formels en

Aujourd’hui, les préoccupations en architecture seraient davantage tournées vers « la Terre » et ancrées dans le rapport entre esthétique et éthique. (Genestier et Gras, 2015) Le béton occupe toujours une place de choix comme matériau innovant dont les composants sont de plus en plus performants sur les plans techniques et environnementaux. Dans ses expressions contemporaines les plus saluées, le béton s’allie à la lumière pour, à travers une expression minimaliste, exprimer une richesse émotionnelle. Un exemple puissant est le Musée d’art de Chichu par l’architecte Tadao Ando. On peut aussi penser au Musée historique de Ningbo par l’architecte chinois Wang Shu où le béton se fond avec les matériaux chargés d’histoire dans un assemblage intemporel. Vraisemblablement, le béton serait encore aujourd’hui le matériau des possibles. (Ibid.)

Figure 4. Tadao Ando, une salle du Musée d’art Chichu, 2004

Figure 5. Wang Shu, une des façades extérieures du Musée d’histoire de Ningbo, 2008

Qu’elle soit appelée architecture de pertinence ou de présence, c’est l’emploi significatif de la matière au sein du projet d’aménagement qui présente un intérêt ici. L’expérience que le

designer œuvre à mettre en scène pour l’individu qui habitera momentanément, ou de manière plus permanente, l’espace aménagé est une notion qui mérite des réflexions appuyées. Le caractère esthétique de l’expérience semble constituer la dimension du vécu qui fonde la pertinence de cette étude et permet l’examen approfondi du ressenti de la matière au sein du cadre bâti. Boradkar explore le facteur esthétique dans la pratique du design et affirme que le sujet de l’expérience, à l’instar de l’art ou de la propriété esthétique, est le discours le plus prégnant quant au design des objets du quotidien. Il explique que l’expérience esthétique renvoie à une condition ou à un état d’esprit, souvent décrit en art comme une communion totale avec la forme, de contemplation de la

beauté et de détachement complet du désir/vouloir. Il renvoie à un article paru dans The Journal of

Aesthetics and Art Criticism en 1997 sous le titre « The End of Aesthetic Experience », rédigé par

le philosophe Richard Shusterman :

First, aesthetic experience is essentially valuable and enjoyable; call this its evaluative dimension. Second, it is something vividly felt and subjectively savored, affectively absorbing us and focusing our attention on its immediate presence and thus standing out of the ordinary flow of routine experience; call this its phenomenological dimension. Third, it is meaningful experience, not mere sensation; call this its semantic dimension… Fourth, it is a distinctive experience closely identified with the distinction of fine art and representing art’s essential aim; call this demarcational-definitional dimension. (1997, p. 30)

Shusterman décrit l’expérience esthétique comme une expérience phénoménologique significative qui permet de réhabiliter notre inclination pour les expériences vives, émouvantes et partagées recherchées dans l’art. Le but de l’expérience esthétique serait selon lui de nous rappeler ce que l’on doit tenter d’atteindre à travers l’art et d’autre part dans notre vie.

Pour étoffer davantage le rapport matière-expérience au sein du projet d’aménagement d’intérieur, la matière et les conceptions qui s’y rapportent doivent être exposées préalablement. Un regard pointu sur la circonstance esthétique de l’expérience sera bâti à travers la revue des écrits du philosophe John Dewey, du théoricien des arts Jean-Marie Schaeffer et du philosophe Gernot Böhme consacrés à la question esthétique un peu plus tard dans ce chapitre.