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D’entrée de jeu, il est impératif d’orienter la démarche interprétative sur la nature

esthétique des expériences relatées au chapitre précédent. Plus spécifiquement, les expériences des espaces intérieurs du Musée d’art de Bregenz, du Musée Kolumba et du Musée de la mine de zinc d’Allmannajuvet se vivent-elles en régime esthétique? Ces vécus montrent-ils des affinités avec la structure de l’expérience esthétique établie à travers le modèle attentionnel, émotionnel et

hédonique de Schaeffer? D’autre part, les réflexions de Böhme quant au phénomène

environnemental des atmosphères apportent-elles un regard éclairant sur le rôle des différents générateurs d’expérience identifiés au chapitre 3? Eu égard à l’examen minutieux des récits rassemblés, le premier axe de discussion entreprend la circonscription des modalités propres à l’« expérience Zumthor », soit ses conditions d’entrée et de sortie, ainsi que le rôle de l’enclave pragmatique et de la vocation du lieu investi au sein du vécu expérientiel.

4.1.1 Les conditions d’entrée et de sortie

Il est significatif de s’attarder aux conditions d’entrée des expériences étudiées, soit dans quelle disposition ou état d’esprit le visiteur se trouve lorsqu’il entreprend la visite d’un musée. Premièrement, il vit dans une période où la communication, les objets et les distances prennent un

caractère de plus en plus abstrait, une époque désincarnée. (Eriksen, 2007b)Le temps est

comprimé ; la rapidité et l’interchangeabilité y étant des atouts. (Eriksen, 2007a)Le quotidien est

aussi hautement stylisé. (Lipovetsky et Serroy, 2013) Le visiteur a, le plus souvent, grandi dans un mode séculier (Pérez-Gómez, 2016), selon l’influence d’un système de pensée occidental et il appartient à la génération baby-boomers, à la génération X ou à celle des milléniaux. Au-delà de son profil culturel, le visiteur se rend au musée, s’expose directement aux phénomènes

atmosphériques présents dans un espace prévu pour qu’un dialogue perceptuel s’établisse. Il engage tout son être dans l’expérience. (Böhme, 2017) Conséquemment, le visiteur se rend aux musées de Bregenz, Cologne ou Allmannajuvet avec l’intention de vivre une expérience muséale. Il pénètre le lieu en quête de beauté, de connaissances, de sens ou d’expériences. Le dessein projeté ne vise pas à nourrir un objectif pratique aussi défini et impératif que lorsqu’il se rend au travail ou au supermarché pour faire des courses, par exemple.

Les conditions de sortie de l’expérience muséale des trois lieux étudiés présentent des contours moins définis ; elles sont toutefois caractérisées par une temporalité close liée aux heures de fermeture des musées. Selon les récits étudiés et les données d’observation directe, le visiteur déambule lentement, sans grand souci pour les heures qui défilent. Toutefois, interrompre une expérience esthétique significative entraîne souvent un sentiment de perte ou de déchirure, un deuil est à faire. L’examen des environnements physiques qui constituent les entrées et sorties des trois musées révèle leur rôle particulier. Au musée d’art de Bregenz, deux prismes rectangulaires noirs et parallèles font office d’accueil, de billetterie et de vestiaire. Les fonctions sont réduites au minimum afin de laisser place à des aires d’exposition et d’activités diverses (conférences,

concert, ateliers). Au Musée Kolumba, le hall d’entrée est un espace relativement anonyme, dépouillé et sombre. Le vestiaire adjacent consiste en un mur de casiers qui rappelle une consigne de gare.

Figure 20. Vue de l’aire d’accueil du Musée Kolumba, Veit Landwehr pour leMusée Kolumba, 2017

Au Musée de la mine de zinc d’Allmannajuvet, le premier pavillon dont le visiteur fait

l’expérience est tout simplement celui des sanitaires, adjacent au stationnement. Dans les trois cas, l’entrée est également la sortie. Ainsi, de manière consensuelle, il semble que l’expérience qui accueille et accompagne le visiteur à la fin de son parcours muséal joue un rôle discret qui favorise un dévoilement graduel des effets esthétiques. Le visiteur transite paisiblement de l’extérieur vers l’intérieur, ou inversement, en traversant des espaces aux effets atténués, plus près du banal que du saisissant.

4.1.2 L’enclave pragmatique et la vocation-phare

Au sein des cas considérés, le désir de découverte du visiteur constitue une condition d’entrée particulièrement favorable à la mise en place d’une relation d’ordre esthétique avec le cadre bâti car elle facilite le découplage du vécu et de la volonté d’agir. L’enclave pragmatique semble agir comme pierre angulaire au sein des expériences étudiées. Le détachement par rapport à la nécessité d’agir, d’arriver à une conclusion ou d’évaluer le contenu de l’expérience apparaît comme une condition sine qua non au caractère esthétique des vécus relevés aux musées de

Bregenz, Kolumba et Allmannajuvet. En ce sens, le constat fait à l’aide du tableau comparatif des générateurs d’expérience selon leur puissance (Tableau III), selon lequel les réalités fonctionnelles au sein des environnements étudiés sont de manière consensuelle marginalisées, considérées comme n’ayant peu ou pas d’impact sur le vécu des visiteurs, est probant. Les liens ténus observés dans les schémas de mise en relation des thèmes (Figures 17, 18 et 19) entre la fonctionnalité et les autres générateurs d’expérience témoignent du fait que celle-ci n’est pas mise à profit de manière manifeste au sein du vécu expérientiel. Les récits ne révèlent pourtant pas de dysfonctionnements apparents. Si l’on envisage les fonctions comme signes au sein de l’environnement des musées étudiés selon les réflexions du philosophe Charles Sanders Pierce, elles semblent jouer un rôle de « représentamen » second (selon l’idée de firstness, secondness, thirdness) au sein du vécu. La « secondéité » correspondrait à la vie pratique, au fait, à l’action-réaction et serait la conception de l'être relatif à quelque chose d'autre. La « priméité » serait une conception de l'être

indépendamment de toute autre chose alors que la « tiercité » serait la catégorie de la pensée, de la représentation, du processus sémiotique qui correspond à la vie intellectuelle. Elle serait la

médiation par laquelle un « premier » et un « second » sont mis en relation. (Everaert-Desmedt, 2011) Tel que souligné plus tôt, la fonctionnalité n’apparaît pas comme un thème médiateur au sein des expériences relevées.

Toutefois, il est incontournable de penser que la fonctionnalité, regroupant les systèmes constructifs, la mécanique du bâtiment, les impératifs programmatiques (superficies, proximités, circulations, etc.), technologiques et de sécurité est prise en considération avec le plus grand souci, à travers un amalgame sophistiqué avec la vocation fondatrice du projet : dans le cas du Musée d’art de Bregenz, la vocation muséale, dans le cas de Kolumba et d’Allmannajuvet, la vocation muséale et commémorative. Friedrich Achleitner appuie cette conjecture en concluant son récit de visite au Musée d’art de Bregenz par cette expression : « And the Bregenz Kunsthaus is a building which takes art seriously in the most radical form – by subjecting itself to the principles of art. » (1998, p. 55)

Les nombreux récits d’expérience étudiés permettent d’affirmer que la fonctionnalité est scrupuleusement réfléchie et minutieusement intégrée, à tel point qu’elle semble absorbée par le cadre bâti et ne s’affirme que par nécessité conceptuelle (stratégies d’éclairage artificiel à Bregenz

ou bois de charpente à Allmannajuvet). Puisque chaque geste de l’architecte semble appuyer la vocation du lieu, les générateurs sont instrumentalisés, alliés et superposés de manière à mettre en place un vécu phénoménal qui transcende l’expérience perceptuelle ou cognitive. L’enclave pragmatique, établie d’une part par l’aspect fonctionnel effacé et d’autre part par un lacis de générateurs différenciés et simultanés, semble permettre au visiteur de se tourner vers lui-même et de vivre des expériences auxquelles il réfère comme des expériences de communion,

d’introspection, de réminiscence. En l’absence d’action à poser ou de tâche à accomplir, la composition des espaces intérieurs semble guider le visiteur vers une plus grande conscience de soi.