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Les prémisses d’une remise en question du modèle familial traditionnel

II. Une ouverture progressive de la famille française

3) Les prémisses d’une remise en question du modèle familial traditionnel

18. Une révolution familiale latente – déjà à l’aube du XXème siècle, les mentalités connaissent un profond bouleversement. Commence alors ce que le Doyen Cornu nommait « la révolution tranquille »98 des familles. Les « baby-boomers », devenus de jeunes adultes, jouissent d’une plus grande liberté et ont à cœur de rompre avec le mode de vie de leurs parents et aînés. Ils éprouvent un certain désamour à l’endroit de l’institution du mariage et privilégient les unions libres moins solennelles – desquelles naîtront parfois des enfants. On parlera de « cohabitation juvénile »99 pensant qu’il s’agissait, alors, d’une situation transitoire. Le scepticisme social et scientifique face à la durabilité de ce phénomène était perceptible100. Cette pratique de l’instant se prorogeant, il fallut bien conclure à une certaine prégnance.

95 A. Sutherland Neil, Les libres enfants de Summerhill, Paris, Librairie François Maspero, 1970 (Réed. Paris, La Découverte, 2004), passim.

96 E. Sullerot, Le grand remue-ménage. La crise de la famille, Paris, Fayard, 1997, p. 31.

97 Jadis appliqué au sport, ce nouvel accompagnement personnalisé, assuré par des professionnels, doit permettre au sujet d’aboutir à certains résultats ou d’atteindre certaines performances quantifiables, tant dans sa vie professionnelle, familiale que personnelle.

98

G. Cornu, Droit civil. La Famille, 9e éd., Montchrestien, 2006, p. 34.

99 L. Roussel, « La cohabitation juvénile en France », Population, année 33, n°1, 1978, passim.

100 « Que des jeunes gens vivent maritalement a toujours existé. Mais cette situation, d’exceptionnelle ou rare,

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Par ailleurs, l’impact de la crise de Mai 1968 sur la révolution familiale en marche ne peut être négligé. Peu d’études, pourtant, ont pris en considération cette cause de mutation sociale et familiale. Initialement, un mouvement de protestation estudiantine, cette crise a rapidement pris des aspects culturels et politiques et s’est généralisée à la totalité de la société. La jeune génération ne se retrouve pas dans cette société capitaliste, consumériste, mais aux valeurs traditionalistes. La révolution de 1968 prend des allures de crise identitaire et marque le début d’une mutation sociale sans précédent. Hédonisme et carpe diem sont à l’honneur et nous assistons à une véritable libération de la parole sociale, syndicale, juvénile, politique et même sexuelle. Nombreux seront ceux qui quitteront leur famille afin de vivre au sein de groupes communautaires selon leurs propres normes. Nous pouvons parler d’une distension du lien familial. Et Evelyne Sullerot de dire que cette substitution des familles par les communautés trouve sa limite dans la naissance d’enfants au sein de ces dernières101.C’est dire que la famille s’impose telle une cellule résurgente ; et si la seule constance de l’humanité est le changement, son unique répétition semble être la famille.

19. Une répartition plus égalitaire des rôles féminins et masculins. – À compter de 1980, emplois masculins et féminins tendent à devenir plus égalitaires102. Les femmes arborent un comportement nouveau dans leur rapport au milieu professionnel. Le secteur tertiaire s’émancipe diversifiant les filières, soit dans le domaine de l’administration ou dans le privé. Ces années marquent ainsi la consolidation du mouvement féministe. Toutefois, la parité entre homme et femme reste imparfaite. Force est de constater que, même si une légère amélioration est à noter, les charges domestiques demeurent encore majoritairement assumées par les femmes103 qu’il s’agisse d’ailleurs d’un couple marié ou en union libre104.De même, à qualification égale la rémunération féminine est moins élevée que la masculine. De plus, en raison notamment des contraintes de garde des enfants, les femmes connaîtront davantage de difficulté à rebondir suite à une période de chômage, en témoigne le surendettement des familles monoparentales à la tête desquelles se trouve la plupart du temps une mère.

la société voici seulement dix ans [soit en 1968 au regard de la date de l’article], elle ne provoque désormais plus guère de surprise. Mais le phénomène, pour familier qu’il devienne, est si récent qu’il est encore mal connu

», L. Roussel, op. cit., 1978, p. 15.

101 E. Sullerot, op. cit., p. 72.

102

M.-A. Barrère-Maurisson, ibidem., p. 24.

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En 1986, les femmes consacraient 5h36 aux tâches domestiques (ménage, courses, entretien et soins des enfants) contre 4h01 en 2010. Les hommes y consacraient 2h07 en 1986 contre 2h13 en 2010. L’écart de situation reste donc encore fort important, V. L. Ricroch, « En 25 ans, moins de tâches domestiques pour les femmes. L’écart de situation avec les hommes se réduit », Regards sur la parité, INSEE Références, 2012, p. 69.

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20. La formation du couple : dissociation de la nuptialité et de la conjugalité. – Le mariage ne représente plus l’acte constitutif du couple, et par extension de la famille. Pour preuve, jusqu’en 1972, 400 000 mariages étaient célébrés. Dès 1980, ce nombre avoisinait les 300 000 et se solde à 275 000 mariages dans les années 90105. Aujourd’hui, on estime qu’un mariage sur deux se termine par un divorce106.

Par ailleurs, dès 1970 on observe une certaine inflexion dans la conception même de la sexualité. Alors que dans les années 1960, le premier partenaire devenait dans la majeure partie des cas le futur conjoint, par la suite une dissociation est opérée entre le premier partenaire sexuel et le premier conjoint, notamment chez la jeune génération. En effet, bénéficiant d’une indépendance vis-à-vis de leurs parents, les jeunes connaissent une sexualité plus précoce. Seuls 19% des femmes et 10% des hommes épousent la personne avec laquelle ils expérimentent leur premier échange sexuel107. Ainsi, les relations sexuelles précèdent, déterminent ou sont concomitantes à la formation du couple. Elles interviennent bien plus rapidement qu’auparavant, au cours des premières rencontres et ne conduisent pas nécessairement à une situation de cohabitation. C’est dire que la sexualité est détachée des préoccupations matrimoniales. Elles ont pour finalité première la simple recherche d’un plaisir charnel. Alors qu’auparavant, le mariage conférait à l’acte sexuel un cadre légitime, aujourd’hui l’acte sexuel conditionne souvent les chances de mutation d’une simple relation intime en une véritable vie de couple.

Enfin, la physionomie des lieux de rencontres du futur partenaire s’est modifiée. Alors que naguère l’influence parentale et collective sur l’élection du conjoint108 était patente, force est de constater que les nouveaux espaces de rencontre sont marqués par leur propriété d’emblée socialisatrice et fédératrice. Dès lors, le traditionnel bal est remplacé par les discothèques et

105 M. Segalen et F. Zonabend, « Familles en France », tome 3, in Histoire de la famille, Paris, Armand Colin, 1986 (édit. Paris, 9421, 3/1994), p. 646.

106

M. segalen, "Les nouvelles formes de conjugalité : du désordre dans l'institution ?", Comment va la famille ?, Paris, Cahiers français n°371, Documentation française, novembre-décembre 2012, p. 8.

107 W. Rault, « De la rencontre à la vie commune. Quelques changements et continuités dans la formation des couples », Comment va la famille ?, Paris, Cahiers français n°371, Documentation française, novembre-décembre 2012, p. 9.

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Sur le choix du conjoint et l’homogamie sociale, V. A. Girard, La formation des couples. Textes essentiels

pour la sociologie de la famille, 1ère éd. 1981, PUF, Paris, La Découverte, 2006 ; Michel Bozon et François Héran, "La découverte du conjoint. I. Evolution et morphologie des scènes de rencontres", Population, 42ème année, n°6, nov.-déc. 1987.

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« boîtes de nuit » dès 1970. De plus, l’allongement de la durée des études supérieures fait du milieu scolaire et universitaire un connecteur social important.

La grande particularité du XXIème siècle réside dans l’apparition d’une nouvelle dimension du lieu de rencontre, une dimension dématérialisée à travers l’essor considérable des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les années 2000. Ainsi, les rencontres via Internet se sont multipliées, débouchant sur la conception à profusion de sites de rencontres personnalisées.

21. Une montée de l’individualisme. – Le maître-mot de la fin du XXème siècle est l’individualisme. Il n’est pas un article de presse, une émission télévisée qui n’entonne ce discours, sur un ton souvent alarmiste. Et sur ce thème, les études scientifiques ne sont pas en reste. En effet, se spécialisant à la microsociologie dans les années 1980, les sociologues se sont détournés peu à peu des groupes sociaux pour s’intéresser à l’individu109.

L’individualisme qui gangrène la société est perçu comme la source d’une implosion de la cellule familiale parce que contraire à l’ « esprit de famille ». La famille aurait ainsi été pénétrée par un double individualisme110 ; d’une part, un individualisme conquérant caractérisé par un fort carriérisme, une recherche du profit, du pouvoir et de la reconnaissance, mais paradoxalement respectueux d’un conformisme accentué. D’autre part, d’un individualisme hédoniste qui lui est plus récent, à savoir une attitude fondée sur l’ego et dont la manifestation la plus exacerbée est le narcissisme. Monique Gomar dépeignait alors « une société [contemporaine] qui manque profondément d’ancrage, où la relation au passé,

mais aussi la constitution d’un avenir (…) tendent à disparaître au seul profit de la valorisation de l’instant présent sur lequel l’individu prétend régner solitaire. Le centre de gravité, désormais, de la vie morale s’est déplacé dans l’accomplissement égoïste du moi, le culte de la singularité à remplacer celui de la communauté familiale »111. Dès lors, chaque individu membre de la famille revendique des droits pour lui-même ; l’institution familiale était dorénavant au service des individus et non plus le contraire112.

109 M. Segalen, ibidem, p. 27 sq.

110

D. Bertaux, "Individualisme et modernité", Espaces Temps. Je et moi, les émois du je. Questions sur

l'individualisme, vol. 37, 1998, p.16.

111

M. Gomar, "Pourquoi du droit dans la famille ?", in La famille que je veux, quand je veux. Evolution du droit

de la famille, Toulouse, ERES, 2003, p. 17.

112 V. Cicchelli et C. Cicchelli-Pugeault, Les théories sociologiques de la famille, Paris, La Découverte, Repères, 1998, p. 101.

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