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L’émergence jurisprudentielle du droit de mener une vie familiale normale

Titre I – L’IDENTIFICATION DE LA FAMILLE DYSFONCTIONNELLE

B. L’émergence jurisprudentielle du droit de mener une vie familiale normale

51. Le droit de mener une vie familiale normale, érigé en principe général du droit. – C’est le Conseil d’État, le premier, qui dégage le droit de mener une vie familiale normale – en tant que notion228. En effet, c’est à l’occasion de son arrêt notoire « Gisti » du 8 décembre 1978229 relatif au regroupement familial des travailleurs étrangers, qu’il érige ce droit en principe général du droit.

Dans les années 1977, la condition de l’emploi en France inquiète. Le gouvernement décide de suspendre par un décret du 10 novembre 1977, l’application d’un précédent décret du 29 avril 1976 – jugé trop libéral. Ce dernier facilitait le séjour régulier des travailleurs étrangers et de leurs familles en France. Le nouveau décret de 1977 tendait, par conséquent, à limiter les regroupements familiaux aux étrangers ; à moins que ceux-ci ne renoncent à l’obtention d’un emploi sur le territoire national. Le Conseil est saisi de la légalité du décret suspensif par plusieurs syndicats et le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI). Les juges de la Haute juridiction opèrent un contrôle de proportionnalité entre, d’un côté, les mesures nécessaires à la sauvegarde de l’ordre public et, de l’autre, le droit de toute personne à jouir d’une vie de famille. Aussi, se fondant sur « des principes généraux du droit,

et notamment du Préambule de la Constitution de 1946 […] », ils estiment que « les étrangers résidant en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie de famille

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Cons. const., décision n° 2001-451 DC du 27 novembre 2001, L. portant amélioration de la couverture des non salariés agricoles contre les accidents du travail et des maladies professionnelles, JO du 1er décembre 2001, p. 145, consid. 19.

228 Les fondements textuels indispensables à la création de ladite notion préexistait, nous l’avons vu, à l’intervention du juge administratif, V. supra, n°48 et s.

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normale ». Par cette décision inédite230, le Conseil d’État fait émerger une notion qui outrepasse largement le simple droit au regroupement familial des étrangers. À vrai dire, il reconnaît à la famille un droit général à l’existence et au développement, dans des conditions matérielles et sociales optimales.

Cependant, il a refusé pendant longtemps de fonder le droit de mener une vie familiale normale sur l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme231. Il se référait donc systématiquement au texte national du Préambule de la Constitution de 1946. Ainsi, le Conseil d’État faisait une stricte distinction entre la source internationale d’une part, et la source nationale d’autre part, du droit à la vie familiale normale. L’arrêt du 25 juillet 1980 du Conseil en fournit une parfaite illustration. Un étranger qui avait commis sur le territoire français des faits de viol, s’apprêtait à être libéré suite à l’exécution de sa peine. Or, il faisait prévaloir son droit à mener une vie familiale normale en France sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne. Le Ministère public estimait que la présence de celui-ci en France représentait toujours un danger pour l’ordre public. Convaincu de cet état de fait, le Conseil d’État a estimé que l’homme ne pouvait « utilement se prévaloir

ni des dispositions de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme […], ni du principe général du droit selon lequel les étrangers résidant en France ont le droit de mener une vie familiale normale » pour demander l’annulation de la mesure

d’expulsion à son endroit232.

Ce n’est qu’à partir de 1989233 que le Conseil du Palais-Royal admit la possibilité pour tout individu de faire prévaloir ses droits familiaux sur le fondement de l’article 8 de la

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Avant cette décision, le Conseil d’Etat avait l’habitude de reconnaître des principes généraux du droit sans forcément viser de texte écrit en guise de fondement. Par exemple, il avait déjà eu l’occasion d’affirmer, sans plus de formalisme, que la publicité des débats judiciaires était un principe général du droit, V. CE, 16 janvier 1976, Dreyfus, Lebon, p. 46 (« […] le principe de la publicité des débats judiciaires impose que ceux-ci se

déroulent dans un lieu ouvert au public »). Pour plus d’éléments V. M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé,

B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 20e éd., Dalloz, 2015, n° 83, p. 566.

231 En dépit de l’article 55 de la Constitution, le Conseil d’Etat s’est refusé - pendant longtemps, à faire application directe des conventions et traités nationaux, et en particulier des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Conseil d’Etat se retranchait derrière la théorie de la loi-écran pour ne pas avoir à écarter la loi dont l’entée en vigueur était postérieure à celle du traité, V. X. Vandendriessche, «Etrangers. Définitions, principes, orientation », J.-Cl. Adm. 2012, fasc. n°233-54, n° 60.

232 CE, 25 juillet 1980, Touami Ben Abdeslem, Lebon, p. 820 ; JCP éd. G 1981. II. 19613, note B. Pacteau.

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Convention européenne234. Désormais, le Conseil a abandonné toute référence au principe général du droit qu’il avait pourtant lui même créé.

52. L’anoblissement constitutionnel du droit de mener une vie familiale normale. – À l’occasion du contrôle de constitutionnalité de la loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, le Conseil constitutionnel s’est approprié la formulation administrative de « droit de mener une vie familiale normale ». Dès lors, il confère au principe général du droit délaissé par le Conseil d’État, une valeur constitutionnelle. En effet, selon le Conseil constitutionnel, « si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui

appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ». Or, « […] figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d’aller et venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie familiale normale »235.

53. Le droit de mener une vie familiale normale, un droit à portée générale. – Cette décision détient une symbolique forte, en ce qu’elle ne cantonne plus le droit de mener une vie familiale normale au seul droit des étrangers. En effet, ce droit est « reconnu à tous ceux

qui résident sur le territoire de la République »236. Ce faisant, le Conseil constitutionnel

consacre expressément le « droit de mener une vie familiale normale », comme un droit à portée générale s’appliquant à tout individu – ressortissant national ou non.

De plus ici, le Conseil ne se contente pas seulement de reprendre le droit standard à la vie familiale de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme. Il choisit de faire clairement référence à la notion de « normalité ». Cela dénote bien la spécificité du droit de mener une vie familiale normale. Aussi faut-il déterminer ce que recouvre cette idée de normalité.

234 En guise d’illustrations, V. CE Sect., 10 avril 1992, Marzini, req. n°120573, Lebon, p. 154 s’agissant d’un refus de séjour. Le Conseil d’Etat a estimé sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme que l’ingérence réalisée par l’autorité publique dans la vie privée de l’étranger n’était pas disproportionnée aux buts poursuivis par le refus de séjour ; CE Sect, 10 avril 1992, Aykan, req. n° 76945 , Lebon, p. 152 s’agissant d’un refus de visa.

235 Cons. Const. Décision n°93-325 DC du 13 août 1993, L. relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, consid. 3.

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§2 - L’avènement du concept de normalité familiale

54. Il convient de rappeler que le droit de mener une vie familiale normale n’est pas un droit intangible ou sacralisé : il est susceptible d’ingérence de la part des autorités publiques (A). D’ailleurs, ce sont précisément les ingérences et contradictions à son encontre qui ont permis de dessiner les contours de la notion de normalité familiale, telle que perçue en droit (B).

A. La liberté de mener une vie familiale normale, un droit susceptible d’ingérence