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La limite objective à la fiabilité du critère de normalité

Titre I – L’IDENTIFICATION DE LA FAMILLE DYSFONCTIONNELLE

B. La limite objective à la fiabilité du critère de normalité

80. Les mutations sociétales. – La définition de la normalité familiale dépend de la société dans laquelle elle est étudiée. La vision positive et négative de la normalité familiale variera en fonction des dimensions conjoncturelle et temporelle de la société ; ces deux dimensions étant souvent concomitantes. Ainsi, la conception de la « famille traditionnelle normale » française, des années 1945 – alors fortement imprégnée par la religion catholique – ne correspond plus à la « famille contemporaine normale », largement affranchie de la morale religieuse ou spirituelle. De la même manière, la famille normale n’est pas définie pareillement dans toutes les sociétés, même démocratiques. Ainsi dans beaucoup de pays européens et démocratiques, tels que l’Italie ou la Pologne, la famille homoparentale est encore considérée comme anormale. En somme, le critère de la normalité est profondément versatile.

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Chapitre II. Un critère de définition, la « dysfonctionnalité familiale »

81. Les fonctions traditionnelles de la famille. – Les auteurs distinguent généralement deux catégories de fonctions familiales : les « fonctions instrumentales » et les « fonctions

symboliques »309. Les fonctions instrumentales ou matérielles de la famille ont une dimension économique, éducative et sanitaire. Les fonctions symboliques, elles, désignent la socialisation initiale des enfants au sein de leur cellule familiale, la stabilisation et le développement des personnalités adultes310. Elles ont donc essentiellement pour objectif d’assurer une certaine reproduction sociale, une transmission de valeurs et de principes. Selon la théorie structuro-fonctionnelle de la famille développée par Parsons311, ses fonctions matérielles en déclin, ont été progressivement remplacées par ses fonctions symboliques. En effet, les premières fonctions – autrefois familiales – ont été confiées à de nouvelles instances créées par un État protecteur, dès la période d’après-guerre. Auparavant, les familles étaient considérées comme des « unités de production »312, voire même des unités politiques, par lesquelles passait la circulation des biens et des services et les décisions y afférant. Aujourd’hui, cette fonction familiale s’est considérablement délitée. La compétence économique des familles s’est essentiellement déplacée d’une production par les ménages, à une consommation des ménages. Cependant, ce constat doit être nuancé. En effet, sur un plan micro-économique, il est possible d’affirmer que la famille continue de tenir un rôle actif dans l’économie. Cela passe par exemple, dans les milieux ruraux, par la perpétuation d’exploitations familiales – agricoles et artisanales – de génération en génération. Mais également, selon une forme réinventée de la fonction économique des familles, on observe aujourd’hui, l’existence de véritables solidarités intergénérationnelles (flux de capitaux ou de services divers)313. Il en va encore de même pour l’éducation. Ainsi, bien que l’école, les médias de masse et autres nouvelles technologies aient pris une place prépondérante dans l’enseignement des enfants, la famille continue d’imprégner profondément l’éducation de l’enfant. C’est son premier lieu de sollicitation intellectuelle et culturelle. De plus, s’agissant du domaine de la santé, il incombe aux parents de l’enfant de lui apporter les premiers soins,

309 C. Escoffier Gialdini, La vision pénale de la famille, Thèse de doctorat, Université Aix Marseille 3, 1994, p. 253.

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C. Escoffier Gialdini, op. cit.

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Pour une synthèse de sa pensée, V. B. Bawin Legros, Familles, mariage, divorce. Une sociologie des

comportements familiaux contemporains, Bruxelles, Éditions Mardaga, 1988, p. 27- 38.

312 J.-J. Lemouland, « Famille », Rép. civ. Dalloz, 2015, n° 5.

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en veillant à lui fournir les médications, aliments et entretiens nécessaires et adéquats. Ainsi, en tant que personnes responsables du mineur, c’est d’abord à eux que s’adressent les recommandations du personnel de santé (pédiatre et autres médecins généraliste, puéricultrice et sage-femme, infirmier(e)s en milieu scolaire ou hospitalier) 314 . Par ailleurs, traditionnellement, la famille se voyait affublée d’une fonction reproductive. En effet, la procréation constituait la finalité même du mariage – anciennement vu comme acte fondateur de la famille. Or, l’avènement de la contraception, l’avortement et la libération sexuelle ont contribué à donner au couple la pleine maîtrise de sa progéniture. Ainsi, conception et naissance de l’enfant sont aujourd’hui choisies et planifiées. Et, bien que le projet parental demeure une étape importante de la vie du couple, marié ou non – il semble que cette fonction ne soit plus essentielle pour concevoir une famille de nos jours. Aussi, ce paramètre de la procréation ne sera-t-il pas pris en compte pour définir le dysfonctionnement familial. Enfin, la famille est dotée d’une fonction protectrice vis-à-vis de l’individu. Ainsi, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme assure à l’individu, comme nous l’avons largement vu précédemment, un droit à la vie privée et familiale315. Ce droit se trouve encore renforcé par celui de mener une vie familiale normale, véritable liberté fondamentale protégeant le sujet des ingérences excessives des autorités publiques. La fonction protectrice de la famille se dégage encore de la répression de certains comportements intrusifs. C’est le cas, par exemple, de l’incrimination du délit d’atteinte à l’intimité de la vie privée prévue à l’article 226-1 du Code pénal316. Certes, cette infraction sauvegarde des garanties que l’individu possède en propre ; à savoir notamment son droit à l’image et à la vie privée317. Toutefois, on ne saurait ignorer que la vie de famille fait partie intégrante de l’intimité de la vie privée de la personne. De la même manière, parce que cette protection de l’intimité de la

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D’ailleurs, le Code pénal fait de la sauvegarde de la santé de l’enfant, un véritable devoir parental. Tout manquement à ce devoir tombe sur le coup de la loi pénale, s’agissant de la mise en péril des mineurs, V. art. 227-15 C. pén. (privation d’aliments et de soins) et art. 227-17 C. pén. (soustraction du parent à ses obligations légales).

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V. supra, n° 48 et s.

316 Art. 226-1 C. pén. : «Est puni d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d'un

procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui : 1° En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; 2° En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé ».

317 Ainsi, par exemple, le fait pour un employé de mettre en place une technique d’enregistrement dans des locaux professionnels, afin d’écouter ses salariés est une atteinte à l’intimité de leur vie privée, au sens de l’article 226-1 du C. pén. , Cass. crim., 24 janvier 1995, Dr. pén. 1995, comm. 118, obs. M. Véron.

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vie privée subsiste à la mort de la personne318, les héritiers du défunt pourront valablement agir au pénal, soit en qualité de victimes par ricochet, soit au nom et place du défunt.

82. Les fonctions nouvelles de la famille. – La famille contemporaine a changé de visage ; ses fonctions aussi. Au-delà des fonctions symboliques étudiées précédemment, la famille a également une dimension affective et relationnelle. En effet, bien plus que la socialisation de l’individu319, il est demandé à la famille de garantir aujourd’hui à chacun de ses membres, un accès au bonheur. La famille est devenue un espace d’épanouissement personnel et interpersonnel. Elle ne vise plus à fondre les individualités dans la communauté familiale, mais bien au contraire à les révéler en les faisant cohabiter. De même, les relations parents-enfants sont aujourd’hui, plus qu’hier, basées sur la compréhension et la communication320. Le lien familial repose moins sur une vérité biologique que sur la capacité des parents (et grands-parents) ou substituts à apporter du réconfort, de l’amour et une stabilité à l’enfant. Cela s’observe d’ailleurs largement s’agissant des familles accueillant en leur sein un nouveau « parent social » ou un beau-parent (familles recomposées hétérosexuelles et/ou homosexuelles)321.

Mais cette nouvelle fonction ne se substitue pas aux fonctions traditionnelles de la famille. En effet, ses compétences demeurent toujours matérielles, symboliques et protectrices ; mais se doublent simplement d’une fonction affective.

83. L’appréhension de la famille dysfonctionnelle. – Il n’est pas question ici de savoir si la famille est normale, mais d’observer si elle remplit vis-à-vis de ses membres, un certain nombre de fonctions essentielles. Ainsi, la famille dysfonctionnelle est celle qui n’est pas en capacité d’accomplir les fonctions matérielles symboliques et affectives, qui lui sont assignées. Cette approche fonctionnaliste de la famille saine participe – il est certain – du maintien d’un ordre social établi. Toutefois, à la différence du critère de normalité étudié

318 Cass. crim., 21 octobre 1998, Bull. crim. n° 264, Dr. pén. 1999, comm. 18, obs. M. Véron.

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Les fonctions symboliques de la famille sont davantage révélatrices du caractère conventionnel du cocon familial. En effet, la famille prépare l’adulte de demain à intérioriser les règles et normes de la vie en société, afin qu’il s’y intègre pleinement.

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Cela comprend les relations sur trois générations (grands-parents, parents et enfant).

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La théorie de l’attachement développée en 1970 par John Bowlby, mais largement utilisée encore aujourd’hui, précisait que ce qui importe pour le développement d’un enfant, c’est l’existence d’un référent principal d’attachement à même de lui apporter réconfort et une sécurité intérieure. Ce référent sera principalement le parent de l’enfant mais, ce pourra être une autre personne tenant ce rôle auprès de lui. Pour une synthèse de cette théorie, V. A. Pontarollo, op. cit., p. 29-30.

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précédemment, le constat d’une dysfonctionnalité familiale repose moins sur un jugement de valeur que sur une analyse empirique et objective.

84. La dysfonctionnalité familiale, éléments de pluralité et d’unité. – En réalité, il conviendrait de parler des « dysfonctionnalités familiales » au pluriel. En effet, d’une part, chaque famille dysfonctionnelle présente sa particularité, en fonction d’une histoire propre – construite à partir de passés psycho-affectifs, souvent troublés, des acteurs qui composent le groupe. Ainsi, chaque famille dysfonctionnelle est authentique.

D’autre part, une même famille peut dysfonctionner de bien des manières. Il pourra donc exister au sein d’une même famille dysfonctionnelle, plusieurs types de dysfonctionnalités. C’est le cas par exemple, de couples de parents – engagés dans une relation conjugale marquée par des épisodes violents réguliers – et qui dans le même temps, manifestent un certain désintérêt vis-à-vis de l’enfant.

Cependant, un élément de synthèse entre les différentes dysfonctionnalités familiales semble se dégager en droit pénal. En effet, celles-ci constituent ni plus, ni moins que des contrariétés au « vivre ensemble ». Finalement, le « vivre ensemble » ou le « vivre en famille » constitue la signification première et la plus probante du droit de mener une vie familiale normale. Avoir le droit de mener une vie familiale normale implique de pouvoir vivre en famille, c’est-à-dire de ne pas être séparé de ses proches. Or, le droit pénal est protecteur de ce droit, en ce qu’il veille à la paix et à la cohésion des familles.

Le « vivre ensemble » comprend deux réalités. La première est celle du « bon vivre ensemble », à savoir que la famille doit demeurer le lieu où sont respectés les droits intrinsèques de tout membre, à son intégrité physique et psychique.

La deuxième est celle du « bien vivre ensemble », c’est-à-dire que la famille doit être capable de garantir à ses membres, un cadre et des conditions de vie matériellement favorables à leur existence (entretien, éducation, sécurité et santé).

Aussi, d’une manière générale, la famille dysfonctionnelle apparaît-elle comme celle qui est inapte à assurer – alternativement ou cumulativement – un « bon vivre-ensemble » (Section 1) et un « bien vivre-ensemble » (Section 2) à ses membres. Il convient, bien sûr, de bien garder présent à l’esprit que ces deux séries de déviances ou d’inaptitudes sociales chez les familles dysfonctionnelles, ne sont pas toujours exclusives les unes des autres.

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Section I. Les contrariétés au « bon vivre ensemble »

85. Les contrariétés au bon vivre ensemble s’observent dans la famille violente (§1) et dans la famille homicide (§2), celles-ci participant souvent d’un certain continuum de la violence.

§1 - La famille violente

86. La dynamique de la famille violente. – La violence se définit comme « l’utilisation abusive de la force, le fait de se servir de celle-ci pour forcer quelqu’un à agir contre sa volonté à travers l’action physique, l’intimidation ou la menace »322. Qu’elle relève de simples pulsions et frustrations ou d’une élaboration plus sophistiquée, la violence – telle que conçue aujourd’hui –a toujours fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité. Elle permettait l’assise d’un pouvoir duquel dépendait l’instauration de l’ordre et de hiérarchies entre dominants et dominés323 , que ce soit à une échelle macroéconomique ou microéconomique. L’encadrement de cette violence par un pouvoir étatique et légal, la socialisation et l’intériorisation de valeurs essentielles par l’individu, ont permis de refouler son agressivité. Toutefois, elle s’exprime sous d’autres formes et impacte profondément les modes de fonctionnement et de communication du sujet.

Selon Perrone et Nannini, cette communication s’organise, soit de manière symétrique, lorsque les interlocuteurs sont placés sur un même pied d’égalité, voire rivaux, soit de manière complémentaire, lorsque les interlocuteurs ont des statuts inégaux, l’un acceptant pour vraies les valeurs définies par l’autre324. Dès lors l’individu, dans ses relations sociales et professionnelles normales, sera amené à alterner régulièrement ces deux modes de communication, faisant ainsi preuve de mesure et d’adaptation. Mais, une fois investi le lieu d’intimité, c’est son mode de fonctionnement privilégié qui prédominera alors. C’est, dès lors, son « moi » véritable qui s’imposera. Cela explique d’ailleurs, que certains individus ne se montrent violents qu’à l’intérieur de leur sphère familiale. Or, la relation familiale abusive se

322 R. Perrone et M. Nannini, Violences et abus sexuels dans la famille. Une vision systématique de conduites

sociales violentes, 5e éd., Paris, ESF, 2012, p. 21.

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R. Perrone et M. Nannini, op. cit., p. 23.

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Mais la violence peut surgir dans ces deux modes de communication. En effet, la rivalité existant entre les deux interlocuteurs dans la relation symétrique, peut conduire l’un des protagonistes à imposer son opinion par la force. De plus, l’inégalité de statut existant dans la relation complémentaire peut déboucher sur une communication « dominant »/ « dominé », V. R. Perrone et M. Nannini, ibidem., p. 39 sq.

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crée avant tout sur un dysfonctionnement de la communication – soit par son insuffisante, soit par son aspect peu qualitatif.

Ainsi, la violence est en rapport avec « le danger pour un être humain de perdre son identité

auprès d’un autre, en devenant semblable à cet autre »325. En effet, le déclenchement de la violence survient au moment même où celui qui agresse s’estime lui-même agressé par l’autre. Cette sensation d’agression peut découler d’éléments perçus rationnellement comme inoffensifs. Aussi, une mère peut se sentir agressée ou acculée par les pleurs de son bébé, son refus de s’alimenter, ou la désobéissance de l’enfant ; ces gestes lui renvoyant une image peu vertueuse d’elle-même326 (impression d’être une mauvaise mère, sentiment d’incompétence, résurgences de carences affectives personnelles, sentiment d’exaspération et fatigue intense). Cette violence par réaction peut atteindre son paroxysme lorsqu’elle se mêle à des névroses traumatiques profondes chez l’agresseur. De ce fait, il n’est pas rare de rencontrer chez ces agresseurs des problèmes de dépendances (alcool, stupéfiants).

Par ailleurs, qu’elle soit intraconjugale (A) ou exercée à l’encontre d’autres membres de la famille, à savoir l’enfant ou les grands-parents (B), nous constaterons que cette violence est marquée par son polymorphisme.