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Nous avons répértorié un usage du potentiel serbe que l’on pourrait considérer comme

intrinsèquement temporel. Comme on verra infra, il s’agit du cas où le potentiel actualise un

procès non comme simplement envisagé, mais comme réalisé : un procès auquel on peut

attribuer un point de référence sur l’axe du temps. On le trouve dans un type particulier de

propositions subordonnées, que nous avons nommées non téléonomiques12 serbes (désormais

NTS). Soulignons que nous avons affaire à un emploi nouveau du potentiel, qui n’a pas jusqu’à

présent attiré beaucoup d’attention des linguistes : il ne figure pas dans les grammaires et il ne

fait l’objet que de trois articles (Popović 1977 ; Ašić et Dodig 2015 ; Ašić, Bres, Dodig et Torterat, 2017).

La langue française connait un phénomène similaire. Il s’agit des propositions infinitives,

introduites par pour, dans son emploi non téléonomique (NTF) aussi bien que d’un emploi

nouveau du conditionnel temporel objectif, dont il sera question au chapitre 5. Mentionnons seulement que la mise en comparaison du potentiel dans les NTS et du conditionnel nous a fait découvrir un champ de nouveautés linguistiques concernant ces deux formes verbales. Pour les

besoins de cette recherche (Ašić, Bres, Dodig et Torterat, 2017), nous avons constitué un corpus de 100 occurrences de NTS, de 100 occurrences de NTF et de 100 occurrences de conditionnel

objectif en indépendante, relevées dans la presse, la littérature, sur le net (et l’oral

conversationnel lorsque le tour s’y voit réalisé), sur lequel nous allons nous appuyer pour décrire

le fonctionnement du potentiel temporel dans les NTS.

4.1. Le potentiel et les non téléonomiques serbes

Il est à noter que les non téléonomiques représentent un phénomène en serbe. Comme on ne trouve aucune mention relative à ce type de propositions subordonnées dans les grammaires

serbes, nous allons les introduire en nous appuyant sur le travail de Popović (1977 : 154-163),

que nous allons étendre par notre contribution au sujet en question.

Les NTS sont des propositions qui ont la forme syntaxique des propositions finales (désormais

téléonomiques), mais dont la fonctionest différente :

12 La téléonomie (du grec telos, but et nomos, loi) est un terme forgé par C. S. Pittendrigh en 1958, et développé par

un autre biologiste, J. Monod dans les années 1970. Il désigne grossièrement un concept scientifique de finalité. Le terme de téléonomie est repris également en linguistique. Il présente des avantages pour une analyse à la fois des

langues romanes et des langues slaves, en ceci qu’il s’applique tant à la description du procès verbal qu’à celle de la

sémantique des opérateurs (cf. parmi d’autres Divjak 2001 ; Araújo 2009 ; Costa, 2010). Cette terminologie reste en

revanche peu sollicitée, à notre connaissance, pour une sémantique de l’aspect des langues germaniques (voir

(44) Prvo su putevi bili osposobljeni za saobraćaj da bi potom

krenula i temeljna rekonstrukcija. (Politika, 18 août 2000)

D’abord ont routes été remises pour trafic que fut ensuite

mise en œuvre substantielle reconstruction.

pour mettre

(44’) Les routes ont d’abord été remises en état de service et ensuite une reconstruction substantielle fut

mise en œuvre.

Rappelons que dans les téléonomiques la fonction de la subordonnée consiste à dénoter le but qui

motive l’activité de l’agent dans la principale. Comme le prédicat de la proposition dépendante est considéré comme non-actualisé, il est au potentiel, dont la fonction primaire est, selon notre hypothèse, de dénoter un procès comme seulement envisagé. Cela est évident dans la grande majorité de ses emplois (hypothétiques, atténuation, souhait, téléonomiques etc.) :

(45) Upisao se u školu plesa da binaučio da igra tango.

S’est inscrit dans école de danse que futappris que danse tango.

(45’) Il s’est inscrit à l’école de danse pour apprendre à danser le tango.

Cependant, Popović (1977) souligne qu’il est essentiel de comprendre que dans le cas des non

téléonomiques, l’action n’est pas modale mais réelle, et qu’elle peut être marquée soit par le potentiel soit par le présent perfectif. L’auteur offre aussi un inventaire des diverses

significations que l’on peut attribuer aux non téléonomiques :

- déclenchement plus ou moins soudain d’un procès ;

- progression et développement d’un procès ;

- succession des procès ;

- renversement soudain ou graduel ; - caractère définitif d’un procès.

Lj. Popović est le premier à traiter les non téléonomiques en nous fournissant des informations

pertinentes. Cependant, on ne trouve pas dans son article d’explications précises concernant leurs

descriptions sémantique et syntaxique, le lien sémantique entre les téléonomiques et les non

téléonomiques, les conditions bloquant l’interprétation téléonomique en faveur de celle non

téléonomique, les facteurs conditionnant l’emploi du potentiel ou celui du présent perfectif. Nous allons essayer d’élaborer et d’approfondir son travail dans les pages suivantes.

4.1.1. Traits formels des NTS

a) lien entre les tours téléonomiques et non téléonomiques

Le potentiel dans les NTS marque la progression temporelle, dans l’époque passée, entre un

événement e1 et un événement e2 ; e2 s’étant produit dans le passé, ultérieurement à e1.

S’agissant de la relation entre les téléonomiques et les non téléonomiques, nous proposons

l’hypothèse selon laquelle les non téléonomiques sont dérivées des téléonomiques : en effet, e2

est toujours ultérieur à e1, comme le but est toujours ultérieur à sa conception.

En plus, dans les non téléonomiques, e1 peut être vu comme une préparation pour ou une introduction à e2, ce qui peut être également vu comme une idée de la relation finale.

Nous avons formulé deux tests linguistiques qui servent à distinguer ces deux tours :

(i) dans le cas des non téléonomiques il est possible de remplacer la proposition da (‘que’) +

potentiel par une proposition temporelle introduite par la conjonction pre nego (‘avant de’). À titre d’exemple, on peut paraphraser le cas de (44) avec la forme suivante :

Putevi su bili osposobljeni za saobraćaj pre nego što je krenula

temeljna rekonstrukcija.

Routes ont été remises pour trafic avant que est mise en œuvre

substantielle reconstruction.

Les routes ont été remises en état de service avant qu’une reconstruction substantielle ne fût mise en

œuvre.

La glose mentionnée supra n’est pas possible dans le cas des téléonomiques, parce qu’elle

entraîne un fort changement de sens :

Upisao se u školu plesa pre nego što je naučio da igra tango.

S’est inscrit dans école de danse avant que aappris que danse tango.

Il s’est inscrit à l’école de danse avant d’apprendre à danser le tango.

(ii) dans les non téléonomiques, à la différence des téléonomiques, la subordonnée ne peut pas être antéposée :

*da bi potom krenula i temeljna rekonstrukcija Prvo su putevi bili

osposobljeni za saobraćaj

que fut ensuite mise en œuvre substantielle reconstruction D’abord ont routes été

remises pour trafic

da bi naučio da igra tango Upisao se u školu plesa

que fut appris que danse tango S’est inscrit dans école de danse

b) interprétation non téléonomique

Il n’y a quasiment pas de critère formel qui signalerait qu’il s’agit de la non téléonomique et non

de la vraie finale. Cela dit, l’annulation du sens final et sa transformation en « progression

temporelle » est manifestement le résultat d’un mécanisme inférentiel. C’est pourquoi on trouve

des phrases ambigües où l’interprétation doit être contextuellement calculée :

Kupio je stan dabiga jednog dana prodao po dvostruko višoj ceni.

Acheté a appartement quefut un jour vendu deux fois plus cher.

Il a acheté l’appartement pourle vendreun jour deux fois plus cher.

L’interprétation préférentielle de cet exemple est, quant à elle, téléonomique : l’actant semble bien avoir acheté un appartement dans l’intention de doubler son prix à la revente,

principalement du fait du circonstant temporel indéfini un jour ; mais une interprétation non

téléonomique n’est cependant pas totalement écartée.

Plus précisément, le type d’interprétation dépend de la relation conceptuelle entre le prédicat de

la première et celui de la deuxième phrase. En effet, lorsqu’il n’est pas cognitivement plausible

de considérer e2 comme un but motivant l’existence de e1, et lorsqu’on ne peut pas reconnaitre

une finalité subjective, l’interprétation par défaut (la finalité) est annulée. On doit donc accommoder cognitivement la relation entre les deux propositions. Ainsi e2 est représenté comme

une suite naturelle et plausible de e1. Autrement dit, la suite des deux prédicats représente l’ordre

typique selon lequel les choses se passent dans notre monde.

Par exemple il est normal et courant (selon nos connaissances du monde) de remettre les routes en état de service et ensuite vient la phase de reconstruction.

c) compatibilité avec les différents circonstants

L’analyse de notre corpus nous a permis d’observer que la plupart de nos exemples, où figurent

les NTS, possède un circonstant (90% avec circonstant et seulement 10% sans). Présentons aussi

le pourcentage, i.e. la fréquence d’apparition de ces circonstants : posle (‘après’) 5,5 %, kasnije

(‘plus tard’) 40%, potom (‘ensuite’) 30 %, na kraju / naposletku (‘finalement’) 6,5%, ubrzo (‘bientôt’) 3%, odmah (‘immédiatement’) 6%, iznenada (‘soudainement’) 2,5%, ipak (‘pourtant’) 3%, uprkos (‘malgré’) 1%, samo da (‘seulement que’) 2,5%.

Comme nous l’avons déjà mentionné, dans les propositions non téléonomiques le potentiel dénote un événement actualisé auquel on attribue une nouvelle référence temporelle par rapport au prédicat de la première phrase : cette référence est souvent explicitée par un complément

adverbial de temps (un jour, deux semaines plus tard, etc., voir l’exemple 46) ou impliqué grâce

à l’existence d’un connecteur donnant l’instruction de la progression temporelle (ensuite, puis,

après, etc., voir l’exemple 47).

(46) Ciceron iz Rima odlazi u Brindizi, a potom boravi sedam meseci u Solunu, da bi u

jesen stigao u Drač. (Mostovi, broj 103)

Cicéron de Rome part à Brindisi, et puis passe sept mois à Thessalonique, que fut à

l’automne, arrivé à Durres.

(46’) Cicéron part de Rome à Brindisi, et puis passe sept mois à Thessalonique. Plus tard, à

l’automne, il arriverait à Durres.

(47) Putin je reagovao munjevito, od momka je zatražio jedan od pamfleta, da bi potom i njemu

i prisutnima mirno održao lekciju o prošlosti, sadašnjosti i budućnosti Rusije i

demokratije. (Politika, 13 juin 2007)

Poutine a réagi aussitôt, de garçon a demandé un des pamphlets, que fut ensuite à lui

et aux autres calmement donné leçon sur le passé, le présent et l’avenir de la Russie et sur la

démocratie.

(47’) Poutine a réagi aussitôt, a demandé au garçon un des pamphlets, pour donner ensuite calmement à

Soulignons que la présence du circonstant temporel13 est habituelle (90% d’exemples du notre

corpus le possèdent) mais pas obligatoire : il peut être omis lorsque les marqueurs discursifs

(comme pourtant, malgré etc.), désignant l’opposition, sont présents dans la phrase :

(48) Boža Ilić je stvorio monumentalno delo, da bi uprkos tome bio gotovo

sklonjeniz umetničkog života. (Politika, 25 août 2000)

Boža Ilić a créé monumentale œuvre, quefut pourtant été pratiquement éliminé de artistique vie.

pour serait éliminé

(48’) Boža Ilić a créé une œuvre monumentale, pour être pourtant pratiquement éliminé de la vie artistique.

À notre avis la possibilité de se passer de connecteur temporel, comme dans l’exemple supra, est

due au fait que l’idée d’opposition (explicitée par le marqueur) est incompatible avec l’idée de

finalité et donc, la seule lecture qui reste est la suite de deux événements.

Il n’est pas étonnant que les NTS, à la différence des téléonomiques, ne tolèrent pas une

modalisation épistémique, car elles ne désignent pas une possibilité, mais un fait déjà inscrit dans la réalité (de la vie ou de la fiction). Elles ne sont pas compatibles avec les adverbes

épistémiques de type probablement, peut-être, etc. :

Prvo su putevi bili osposobljeni za saobraćaj da bipotom *verovatno krenula i temeljna rekonstrukcija.

Les routes ont d’abord été remises en état de service et ensuite une reconstruction substantielle fut mise

*probablement en œuvre.

De même, les NTS (du fait de désigner un événement qui a eu lieu dans le passé) ne peuvent pas

être suivies d’une négation du même procès :

Prvo su putevi bili osposobljeni za saobraćaj da bipotom krenula i temeljna rekonstrukcija. *Ali

rekonstrukcija nikada nije urađena.

Les routes ont d’abord été remises en état de service et ensuite une reconstruction substantielle fut mise en

œuvre. *Mais la reconstruction n’a jamais eu lieu.

Ces deux faits sont pertinents parce qu’ils représentent les critères jouant pour le conditionnel

temporel objectif aussi, dont il sera question au chapitre 5.

d) facteurs syntaxiques

Quelles sont les caractéristiques syntaxiques des NTS ? Les prédicats dans les tournures non téléonomiques, à la différence des téléonomiques, peuvent être impersonnels. En effet, dans les

vraies finales, on exprime ou sous-entend toujours l’intention du sujet conscient d’atteindre son

but (donc, on a une intentionnalité implicite ou explicite). Or les verbes impersonnels marquent

13Ajoutons qu’il est également possible d’avoir un complément temporel dans une vraie finale :

Kupio je stan da biga jednog dana prodao po dvostruko višoj ceni.

Acheté a appartement quefut un jour vendu deux fois plus cher.

les événements indépendants d’une volonté quelconque et privés de sujets capables d’avoir une

intention. Ce fait explique leur présence uniquement dans les non téléonomiques (voir l’exemple

49).

(49) Ceo dan je grmelo da bi tek uveče počelada pada kiša.

Toute la journée il tonnait que fut le soir commencé tomber pluie.

(49’) Il tonnait toute la journée et la pluie ne commença que le soir.

Il convient de signaler que le passif est possible dans les téléonomiques et les non téléonomiques (dans la proposition principale, comme dans la subordonnée), quoique plus fréquent dans les deuxièmes.

Encore un point doit être mentionné : dans les NTS le premier prédicat est toujours au passé : on ne peut pas avoir une non téléonomique portant sur le futur. Cependant, la non téléonomique en français (qui est une construction infinitive) est compatible avec un e1 exprimé au futur. Par

contre en serbe, on a deux verbes à la forme personnelle et il serait difficile d’avoir un prédicat

au potentiel après un prédicat au futur.

Soulignons ici que le potentiel dans d’autres occurrences ne peut pas actualiser un procès dans le

futur relatif par rapport à un point de référence situé dans le passé (on se sert en serbe du futur

simple dans les deux cas14).

e) les significations et les fonctions pragmatiques des NTS

Dans les tours non téléonomiques, une sorte d’opposition ou même de concession peut s’établir

entre e1 et e2. En fait, e2 peut être un événement inattendu (à savoir, non prévu ni préconçu) comme le montrent les exemples 50 et 51 :

(50) Japan je, pošto se predao, okupiran od strane američkih snaga, da bi potom

postao jedan od najvažnijih američkih saveznika. (Politika, 7 août 2008)

Japon est, après reddition, occupé par américaines forces, que fut ensuite

devenu un des plus importants américains alliés.

pour deviendrait

(50’) Après la reddition, le Japon a été occupé par les forces américaines, pour devenirensuite l’un des

plus importants alliés américains.

(51) Uložio je tri miliona evra u fabriku i prijavio zaradu od osam miliona da bi

potom, u junu, ugasio proizvodnju. (Politika, 14 mars 2008)

Investi a trois million eurosdans usine et déclaré bénéfice de huit million que fut

ensuite en juin, mis fin à la production.

14 En serbe, du fait qu’il n’y a pas de concordance des temps, la différence entre l’actualisationd’un procès dans le

futur relatif par rapport au moment de la parole et par rapport à un point de référence situé dans le passé, n’est pas

linguistiquement marquée :

Kažem da ću ići u pozorište.

Je dis que j’irai au théâtre.

Rekla sam joj da ću ići u pozorište.