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Dans le système verbal de la langue serbe, le potentiel est considéré comme un mode verbal (Stanojčić et Popović 1994 ; Piper et al. 2005). Il se construit sur l’aoriste du verbe biti (‘être’)et le participe passé du verbe conjugué :

1. ja bih čitao 1. mi bismo čitali

je fus lu nous fûmes lu

je lirais nous lirions

2. ti bi čitao 2. vi biste čitali

tu fus lu vous fûtes lu

tu lirais vous liriez

3. on bi čitao 3. oni bi čitali

il fut lu ils furent lu

il lirait ils liraient

Ici, on remarque la première différence entre le potentiel serbe et le conditionnel français, c’est

-à-dire, il s’agit d’une structure morphologique complètement différente de celle du conditionnel

français.

2.1. Le potentiel composé

Toutes les grammaires serbes mentionnent la forme composée du potentiel. Il se construit sur le

potentiel simple du verbe biti(‘être’) et le participe passé du verbe conjugué :

1. ja bih bio čitao 1. mi bismo bili čitali

je fus été lu nous fûmes été lu

j’aurais lu nous aurions lu

2. ti bi bio čitao 2. vi biste bili čitali

tu fus été lu vous fûtes été lu

3. on bi bio čitao 3. oni bi bili čitali

il fut été lu ils furent été lu

il aurait lu ils auraient lu

Stevanović (1969 : 692) le nomme aussi potentiel du passé parce qu’il exprime les usages

modaux appartenant au passé, mais l’auteur souligne que ce potentiel ne peut pas marquer la

répétition régulière d’une action dans le passé. Maretić (1931 : 548) affirme ce fait littéralement :

« Si l’on veut exprimer les actions qui se sont souvent répétées dans le passé, on peut utiliser le

potentiel, mais seulement le potentiel ‘simple’ ». Alors, on pourrait constater que le potentiel

composé ne marque que la valeur modale exprimée dans le passé.

Mentionnons aussi que cette forme verbale ne se rencontre que dans de très rares occurrences, ce

que l’on essayera d’expliciter infra. On peut la rencontrer dans la langue de Vuk Karadžić, de Đura Daničić et de ses contemporains du XIXe siècle, mais là aussi il s’agit de cas singuliers :

(1) Može biti da bi bolje bio učinio da je izostavio. (V. Karadžić, Laži i opadanja)

Peut être qu’il fut mieux été fait s’il a oublié. (1’) Peut-être il aurait fait mieux s’il l’avait oublié.

(2) Bio bi ga sasvim pustio da mu je htio dati novaca. (Đ.Daničić, Pripovijetke iz Starog zavjeta)

Été futle tout à fait laissé si lui a voulu donner l’argent.

(2’) Il l’aurait laissé en paix tout à fait s’il avait voulu lui donner de l’argent.

(3) Ni rođena majka, da ga je uzela u krilo, ne bi ga bila više prepoznala. (M.Crnjanski, Seobe)

Ni sa mère, si l’a pris sur ses genoux, ne fut le été plus reconnu. (3’) Ni sa mère, si elle l’avait pris sur ses genoux, ne l’aurait reconnu plus.

Si on met en comparaison les exemples en serbe et ses équivalents français, on peut inférer les remarques suivantes concernant le potentiel composé et le conditionnel passé :

i) les deux figurent dans la structure si P,Q

ii) le potentiel composé figure dans l’apodose tandis que la protase est introduite par la

conjonction da en combinaison avec le passé composé

iii) dans la traduction française, l’équivalent du potentiel composé est le conditionnel passé,

figurant aussi dans l’apodose tandis que le plus-que-parfait se trouve dans la protase

iv) les deux produisent l’effet de sens d’irréel dans le passé

En considérant tous ces faits, on peut conclure que le serbe a trouvé la solution d’exprimer la

signification du conditionnel passé dans les si-clauses moyennant le potentiel composé.

Cependant, la fonction de cette forme du potentiel peut être exercée par le potentiel simple

(Maretić 1931, Stevanović 1969, Piper et al. 2005, Klajn et Piper 2013).

Stevanović (1969 : 693) insiste que la forme composée du potentiel n’est pas justifiée parce que le potentiel simple peut être employé pour marquer une action dans le passé. Dans la littérature, ce fait représente simplement la raison suffisante de la disparition du potentiel composé de la langue contemporaine.

Regardons l’exemple suivant où le potentiel simple peut être employé dans les contextes où figure le potentiel composé sans aucun changement de sens :

(1) Može biti da bi bolje bio učinio da je izostavio.

(1’) Peut-être il aurait fait mieux s’il l’avait oublié. (1’’) Može biti da bi bolje učinio da je izostavio.

(1’’) Peut-être il aurait fait mieux s’il l’avait oublié.

Soulignons que l’attitude de ces grammariens n’offre pas d’arguments forts expliquant la nécessité préalable du potentiel composé dans la langue serbe et surtout la désuétude de cette forme du potentiel. Un développement de la problématique en question fait défaut dans la littérature.

Notre objectif n’est pas d’étudier cette problématique de façon exhaustive. Rappelons pourtant

que nous avons posé quelques traces à suivre dans nos futures recherches, aux fins d’essayer

d’expliquer la situation actuelle du potentiel composé en serbe (cf. le chapitre 2 au point 5.1). Nous trouvons, en fait, que les facteurs explicatifs de la disparition de la forme composée du

potentiel composé peuvent relever de la domination de l’aspect morphologique en serbe sur

l’aspect grammatical, le principe de l’économie langagière1 et le processus de

grammaticalisation.

Rappelons que l’aspect grammatical n’est plus en vigueur en serbe, i.e. l’opposition imparfait /

passé simple n’existe plus. Cependant, cette distinction, ainsi que celle entre forme simple et

forme composée2 des formes verbales (entre autres du potentiel) était actuelle en serbe à

l’époque (XVIIIe siècle). Quand même, le fait que l’aspect du verbe serbe est prototypiquement

marqué morphologiquement, i.e. pour déterminer l’aspect d’un lexème verbal il n’est pas

nécessaire de le réaliser dans un temps verbal, car c’est déjà l’infinitif qui est doté du sens

aspectuel (imperfectif ou perfectif), a entraîné naturellement l’affaiblissement et finalement la

perte des distinctions en question. Ainsi, certaines formes verbales, à savoir le potentiel composé

et l’imparfait, sont tombées en désuétude et leurs pendants, respectivement le potentiel simple et

le passé simple / composé, ont hérité de leurs fonctions. Concluons qu’en serbe contemporain la

distinction aspect tensif / extensif n’est pas pertinente (cf. le chapitre 2 au point 5). Ainsi, nous

allons utiliser simplement le terme potentiel dans ce travail.

2.2. Le potentiel abrégé

On peut rencontrer dans la littérature serbe le potentiel employé sous la forme du verbe auxiliaire

biti (‘être’) au passé simple SANS le participe passé du verbe conjugué ; la forme que nous

allons nommer le potentiel abrégé. Cette apparition du potentiel a été remarquée par M.

Stevanović. En effet, Stevanović (1969) mentionne que dans le registre familier, la valeur

modale de souhait du potentiel peut être désignée seulement par le verbe auxiliaire biti au passé

simple dont le complément est un nom (souligné) :

(4) Bih, ćerko, vode iz gore! (corpus M. Stevanović 1969 : 712)

fus, fille, eau de montagne.

(4’) Je voudrais de l’eau ma fille !

(5) I mi bismo teletinu (ibid.)

Et nous fûmes veau.

(5’) Nous mêmes voudrions du veau.

1 Nous prenons en considération la définition de G. Mounin et al. (2004 : 119) : « l’économie d’une langue est le

résultat de l’application, à la fonction de communication, du principe du moindre effort. »

Cependant, le potentiel abrégé peut marquer d’autres sens modaux contextuellement inférés, comme la condition. Les deux valeurs, à savoir le souhait et la condition, nous allons les présenter et les expliciter dans le sous-chapitre dédié aux usages modaux du potentiel.

Ici, nous aimerions discuter du statut du verbe biti (‘être’) en serbe afin d’expliquer le

fonctionnement de la forme du potentiel abrégé.

Dans la littérature linguistique serbe ce verbe a été le sujet de nombreux travaux et d’études,

mais aucune étude ne différencie clairement ni n’explique selon des critères bien déterminés les

deux emplois de biti, à savoir biti comme un verbe copulatif et biti comme un verbe à sens plein.

Sur le plan syntaxique on distingue ces emplois selon que biti, seul, effectue la fonction de

prédicat ou qu’il y participe seulement. Autrement dit, « full verb » bitiest toujours l’expression

du prédicat entier, tandis que « non full verb » bitin’est que la partie de l’expression du prédicat.

Traditionnellement, on rencontre dans la littérature deux fonctions du « non full verb » biti :

a) la fonction de la copule :

Jovan je/je bio/bi bio student.

Jovan est/a été/fut été un étudiant.

b) la fonction de l’auxiliaire :

Jovan je/je bio/bi trčao maraton.

Jovan a/a été/fut couru le marathon.

tandis que l’emploi de « full verb » biti est principalement lié au sens de la (non) existence :

Bio jednom jedan car. été

Il était une fois un roi.

Na kongresu je mnogo učesnika.

est

Un grand nombre de participants est au congrès.

C’est Kovačević (2005) qui centre sa reflexion sur le développement de la problématique du

verbe biti en serbe. L’auteur offre une analyse syntaxico-sémantique liée à la distribution

fonctionnelle, sémantique et constructionnelle du verbe biti, en s’appuyant sur les critères

suivants : le sens et la fonction de « (non) full verb » biti, le type de construction syntaxique où

les deux biti se réalisent.

Ainsi, le verbe biti a la fonction de prédicat :

i) dans les propositions existentielles (impersonnelles et personnelles) où il représente

l’équivalent des verbes à sens plein comme egzistirati (‘exister’), postojati (‘être’), imati

(‘avoir’), dešavati se (‘se passer’), c’est-à-dire qu’il reprend leur sémantisme ;

ii) dans les constructions modales où il exprime la modalité épistémique (la certitude ou la

probabilité à l’égard de la vérité du contenu de l’énoncé).

D’autre part, le verbe biti n’a pas la fonction de prédicat quand il entre comme auxiliaire en composition des formes verbales complexes et comme copule dans la formation des prédicats non-verbaux, à savoir nominaux, adverbiaux et propositionnels.

Notre objectif ici étant d’expliciter le potentiel abrégé, c’est-à-dire la forme de biti au passé

simple, nous allons nous focaliser uniquement sur les exemples du corpus de M. Kovačević où

cette forme note ses occurrences, afin de déterminer le statut du verbe biti au potentiel abrégé.

Le verbe biti au passé simple peut figurer dans les propositions existentielles personnelles

comme le verbe à sens plein de type postojati ‘exister’, proći ‘passer’, dogoditi se ‘se passer’ (Kovačević 2005 : 216) :

Tu bi i fontana. Là fut et fontaine

Il y était la fontaine aussi.

I bi salon.

Et fut salon

Et le salon a eu lieu.

Šta to bi?

Quoi cela fut

Qu’est-ce qui se passa ?

Le verbe biti au passé simple peut se rencontrer dans les contextes où il effectue la fonction d’un

auxiliaire. Selon Kovačević (2005 : 224) il ne représente pas le « full verb » dans les cas

suivants, parce qu’il sous-entend toujours la présence implicite du verbe à sens plein qui est

réduit de la composition de la forme verbale complexe :

Svi bi [želeli] u glumce.

Tous furent [voulu]

Tout le monde voudrait devenir acteurs.

Ostali su još neki detalji, ali ne bih [govorio] o tome. Reste des détails, mais non fut [parlé]

Il y a encore quelques détails, mais je n’en parlerais pas.

Le fait que biti peut se comporter comme un verbe complet ou non, nous fait penser

inévitablement à la théorie de la grammaticalisation. Le verbe biti se trouve-il dans un des procès

de la grammaticalisation ? Nous essaierons de répondre à cette question dans nos futures recherches qui exigent la consultation de tous les travaux diachroniques du verbe en question en

serbe et dans les autres langues slaves. Pour l’instant, on pourrait dire qu’en termes de

grammaticalisation il peut appartenir à la catégorie de « vector verb » (Hopper et Traugott 1993 :

109), parce qu’il peut fonctionner comme un auxiliaire à un autre verbe et aussi comme un « full verb » ayant le sens lexical complet et le statut grammatical.

Nous aimerions également expliciter le fonctionnement du potentiel abrégé en nous appuyant sur la théorie de J. Pustejovsky.

Consultons encore les exemples empruntés à M. Stevanović :

(4)Bih, ćerko, vode iz gore!

fus, fille, eau de montagne.

(4’) Je voudrais de l’eau ma fille !

(5) I mi bismo teletinu (ibid.)

(5’) Nous mêmes voudrions du veau.

C’est le nom (eau, veau) reconnu comme le complément du verbe par les participants de la conversation, qui porte le sens modal. Le verbe est sous-entendu dans ces cas-là (ce qui est plus

perceptible dans la traduction française) d’après les instructions des qualia téliques du nom et du contexte. Selon J. Pustejovsky et sa théorie de Lexique Génératif la structure des qualia décrit les caractéristiques sémantiques du mot, en indiquant comment les événements et les arguments sont

sémantiquement liés. Dans ce but, elle utilise quatre rôles définis comme suit : constitutif,

formel, télique et agentif. Les qualia téliques donnent l’information concernant la fonction / le

but d’une entité. Ainsi on infère des exemples serbes cités supraque le locuteur boirait de l’eau, parce qu’on boit de l’eau, le veau se mange etc. Ensuite, dans l’interprétation de nos exemples

participe aussi le mécanisme de coercion ou le changement du type syntaxique d’une unité

linguistique en fonction du contexte. En fait, le syntagme nominal de l’eau est élevé au statut de

phrase prédicative boire de l’eau (SN→SV), c’est-à-dire l’auxiliaire biti (‘être’) au passé simple

fonctionne comme le verbe qui sous-catégorise un SV comme son argument mais dans le cadre du phénomène de la coercion il change le type de son argument et accepte un SN comme son argument.

Mentionnons que le potentiel abrégé peut marquer d’autres sens modaux, ce que l’on démontrera

infra.