• Aucun résultat trouvé

Le portrait des familles par le regard du père

7. Analyse

7.1. Les familles québécoises du 21 e siècle

7.1.1. Le portrait des familles par le regard du père

Les pères interrogés dans le cadre de cette enquête sur les congés parentaux ont dressé un portrait de la manière dont ils envisageaient leur paternité, c’est-à-dire de leur place en tant que conjoint dans un ménage qui ne se limite plus au couple, mais aussi en tant que parent, et donc responsable d’un enfant. Les réponses qu’ils ont données à propos de la négociation avec la mère des parts des congés parentaux utilisés par chacun, de la négociation avec l’entreprise pour leur absence, ainsi que les ajustements qu’ils ont faits pendant le congé ou à leur retour au travail, donnent une idée de ce que sont les pères du début du 21e siècle. Si les statistiques à propos de l’utilisation des congés parentaux des mères et des pères québécois permettent de comprendre le temps que chacun des parents a passé à la maison, une enquête qualitative peut aller au-delà pour explorer ce que les pères voulaient, mais n’ont pas pu réaliser pour diverses raisons. Les témoignages des pères permettent de comprendre depuis leur point de vue ce qui se passe lors de l’utilisation d’un congé de paternité, à tout le moins pour les pères en TI qui ont participé à cette enquête. Le travail à distance, la consultation des courriels, le temps partiel, les différents arrangements pour les dates d’absence par exemple restent invisibles dans les portraits statistiques, mais ils sont pourtant des réalités vécues de l’utilisation des congés parentaux.

La moyenne des semaines utilisées (de paternité et parentales) par les pères au Québec est de sept, excédant le nombre maximal de semaines du congé de paternité (cinq). Statistiquement, plusieurs pères s’absentent donc plus longtemps que les cinq semaines qui leur sont réservées. Pourtant, les entrevues avec les pères ont permis de nuancer le fait que les pères québécois, même s’ils utilisent

139

plusieurs semaines, sont rarement les bénéficiaires des semaines parentales, ce qui persiste au fil des années. Et les témoignages tracent peut-être le début d’une explication sur cette statistique d’utilisation des semaines parentales par les pères qui reste basse, malgré le fait qu’ils y ont droit au même titre que les mères.

Si la multiplication des types de familles québécoises est réelle au début du 21e siècle, il ne semble pas si évident que les parents soient interchangeables. En effet, les résultats du chapitre 6 de cette thèse vont dans ce sens : les pères considèrent qu’ils ne sont pas les principaux bénéficiaires du congé parental. Les semaines au choix sont assignées d’office aux mères, souvent après un minimum de discussion dans le couple, parfois à la suite d’une négociation plus houleuse. En effet, certains pères veulent prendre davantage que les cinq semaines qui leur sont réservées par le régime soit parce que c’est leur premier enfant et qu’ils souhaitent s’adapter à ce changement; soit parce qu’ils n’ont pas pu être aussi présents qu’ils le désiraient dans la première année de vie d’un premier bébé.

Le père est un bon deuxième, un assistant, une aide plus ou moins essentielle à la famille. C’est dans ce « plus ou moins » que la nuance est intéressante à creuser. En effet, deux types de pères semblaient se dégager lors des entrevues : les pères « inutiles » et les pères « partenaires ». Les premiers font partie de ces pères qu’une étude australienne qualifie de « physiologiquement orientés » (Brady et al., 2016 :13). C’est-à-dire que leur implication est plus associée à une définition genrée de leur rôle, le père servant davantage à aider la mère qui vient d’accoucher qu’à prendre soin lui-même du bébé. L’allaitement est alors vu comme une étape de rapprochement entre la mère et le bébé qui sera difficile à égaler pour le père qui pourrait le percevoir comme un obstacle. Dans le discours, les références à l’instinct maternel et au fait que l’enfant a davantage besoin de sa mère au début étaient alors plus courantes chez ces pères. Ils furent présents au début de la vie de l’enfant, mais ils ont profité de ces semaines pour faire à manger, prendre soin de la mère, accomplir diverses tâches domestiques, certains mentionnant aussi la rénovation de la maison.

Les pères « partenaires » sont « axés sur le temps » selon Brady et al. (2016 :15). L’allaitement ne retarde pas leur implication et n’est pas vu comme un obstacle au rapprochement : le père forme avec la mère une équipe pour que tout fonctionne bien (Rempel et Rempel, 2011 :117). L’allaitement n’est plus vu comme un obstacle, mais comme un soin particulier, permettant de prendre contact avec

140

l’enfant, mais qui n’empêche pas le père de trouver d’autres moments pour nouer des habitudes de soin et renforcer son lien. Ces pères décrivent une plus large diversité de tâches, parlant des couches, des soins pendant la nuit, etc. Ce ne semble plus seulement être un sentiment « paternel », mais au contraire une expérience parentale partagée.

Comme les premiers pères toutefois, ils mentionnent aussi la difficulté des premières semaines, l’ennui aussi qui peut ponctuer les soins à l’enfant. Il est intéressant de constater que ces sentiments d’inutilité avec le bébé naissant sont associés par les pères à quelque chose de propre à leur situation paternelle. Aucun n’a proposé que leur conjointe ait pu trouver ennuyantes elle aussi les premières semaines avec un nouveau-né, malgré son « utilité » nourricière si elle allaitait.

Cette question de la légitimité du père, peu questionnée et qui peut amener des points de friction, explique peut-être pourquoi les couples discutent peu de la division des semaines parentales. La mère restant longtemps seule avec le bébé, elle développe alors une « spécialisation » quant à la gestion des tâches domestiques et familiales, qu’elle conservera souvent par la suite, même après avoir réintégré le marché du travail : « […] depuis une dizaine d’années, c’est le statu quo autour du partage des tâches domestiques, les mères consacrant 50 % de plus de temps que les pères à cette activité […] » (Pronovost, 2015 :49). Sans compter que les tâches domestiques par l’un et par l’autre semblent encore être genrées : les femmes ont la responsabilité du quotidien à la maison, les hommes les tâches occasionnelles à l’extérieur (Lamalice et Charron, 2015 :13). Elles sont aussi les responsables de la « charge mentale », c’est-à-dire la planification des activités de la famille et des différents préparatifs afin de réaliser les tâches elles-mêmes (Tahon, 2003 :40). Ainsi, l’inégalité des tâches domestiques se poursuit, même si les soins aux enfants semblent être beaucoup mieux partagés entre les parents. La quasi-absence de négociation autour des semaines parentales limite la possibilité de gagner une confiance suffisante pour en arriver à prendre soin seul du bébé par la suite. Les pères se sentent moins légitimes d’y avoir droit pour diverses raisons : d’abord, les implications économiques qui pèsent lourd étant donné que la majorité des semaines parentales ne remplacent que 55 % du revenu admissible. Sur les 22 pères rencontrés qui ont indiqué leur revenu annuel, 16 d’entre eux avaient le revenu le plus élevé de la famille, leur absence du travail représentait alors un plus grand montant à perdre, justification relevée dans Almqvist (2008). Ensuite, il y a cette envie de la mère d’être présente

141

auprès de son enfant pour une année complète. Si le père ressent le désir de partager les semaines parentales, il n’osera peut-être pas en parler ou négocier avec la mère, étant donné que la mère semble avoir une légitimité sociale à le faire. Les données de Duvander (2014) tendent à démontrer que les pères qui déclarent avoir une vision plus « égalitaire » de leur rôle dans la famille auront tendance à prendre davantage de congés parentaux, mais même ce désir n’est pas suffisant pour contester le droit de la mère d’être la donneuse principale de soins (mother-care culture) (Lammi-Taskula 2007 :9). Les mots des pères rencontrés qui ont pris un congé plus long sont évocateurs : ils ont pu le faire parce que la mère « a été gentille », leur a « offert » ou leur a « permis ». Mais ils ne sentaient pas nécessairement « égaux » devant ce « choix » des semaines parentales. Une étude canadienne basée sur des entrevues avec des couples en arrive au même résultat : le choix des congés des parents est encore fortement genré : « Examining actual parenting practices reveals that men’s involvement in care giving is not independently determined – decisions were jointly made from within highly gendered social and cultural locations » (Beglaubter, 2017 :490). Les deux déterminants ayant pu contrer ces prescriptions sociales furent, selon la chercheure, l’attachement de la mère à sa carrière ou un désir mutuel d’égalité (Beglaubter, 2017 :491).

Dans les entrevues de ma recherche, c’est parce que la mère était moins intéressée ou qu’elle était dans une situation qui ne permettait pas d’utiliser complètement ces semaines (les études, le travail autonome) ou qu’elle avait des aspirations différentes du modèle traditionnel, par exemple, de continuer de travailler, mais sans sacrifier la maternité, que les pères ont pu profiter d’un plus long congé.

L’inversion de la norme reste donc une rareté. Les pères en général sont beaucoup moins nombreux que les mères à prendre des semaines parentales. Cette rareté a un effet : les activités offertes aux nouveaux parents pendant la première année de l’enfant sont presque toutes organisées et/ou fréquentées par des mères et leur nourrisson. Le père en congé parental peut donc en arriver à se sentir isolé, sans la possibilité de faire appel à un réseau d’entraide où il fait figure d’oiseau rare. Si les parents ne sont pas encore interchangeables, comme les statistiques et cette recherche le démontrent, certains des pères rencontrés ont mentionné le désir que cela soit un fait. Les pères qui

142

ne prennent pas ou peu de semaines parentales, et qui l’auraient désiré, peuvent vivre un sentiment de frustration de manquer les premiers moments importants de leur bébé (les premiers pas, sourires et rires, etc.) Ils tentent de pallier par des moyens technologiques : « Elle m’envoie des vidéos, mais je trouve ça encore plus dur! » (Sonic).

Mais ces pères doivent parfois faire face au mothergatekeeping, qui se traduit par trois points : l’hésitation des mères à déléguer les responsabilités familiales, la valorisation identitaire au rôle de mère et des conceptions genrées des rôles familiaux (Allen et Hawkings, 1999 :199). L’espace domestique étant le « domaine naturel » où la femme a exercé son autorité et sa légitimité depuis la famille canadienne-française, les changements se font lentement. L’étude de Doucet sur des pères à la maison le confirme (2006) : la mère reste la gestionnaire de l’univers domestique, même si elle travaille à temps plein et que le père est le principal donneur de soins. Toutefois, la présence du

mothergatekeeping peut également être le signal que les rôles sont en transition dans la société

québécoise.