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Comment faire sa demande

5. Résultats – Le congé du travail

5.2. La réaction de l’entreprise au congé de paternité (long)

5.2.1. Comment faire sa demande

La nouvelle de la grossesse est une belle annonce, qui réjouira fort probablement les collègues et même le patron, surtout si l’attente fut longue pour le futur papa. Suite à cette annonce, on s’attend à ce que le père s’absente à la naissance, comme on l’a vu à la section précédente. L’employeur est généralement prêt à s’ajuster pour ces quelques semaines, les collègues prendront le relais, ce n’est pas la première fois qu’un homme prend un tel congé. On sait aussi que la plupart des employés sont prêts à faire des compromis si le bébé naît « au mauvais moment », en plein crunch par exemple. Certains milieux de travail, habituellement syndiqués, offrent même une semaine supplémentaire à 100 % du salaire, et/ou couvrent les 25 % manquants pendant les cinq semaines du RQAP (les cinq semaines du congé de paternité donnant 70 % du revenu admissible).

Tout est mis en place pour le père « régulier » : celui qui s’absentera strictement pour le congé de paternité. Mais il arrive que le père n’ait pas l’intention de quitter son emploi pour les cinq semaines habituelles. Après en avoir discuté avec sa conjointe, fait les calculs pour préparer le budget, il demande plus : il veut partir longtemps. Car deux, trois, quatre, jusqu’à 10 mois d’absence sont possibles en cumulant les cinq semaines de paternité et les 32 semaines du congé parental.

Il est, très souvent, le premier père à faire une telle demande à son employeur. À part les femmes, desquelles on s’attend à ce qu’elles s’absentent environ un an, les hommes ne quittent pas si longtemps leur emploi. En technologies de l’information et en jeux vidéo, le domaine est dominé par les hommes qui constituent 83 % de la main-d’œuvre (Chartier, 2013 :11). Et ils savent très bien qu’ils brisent une habitude, une norme.

À ma connaissance, j’étais le seul homme qui avait demandé ça. (Abel, 2 enfants, 37 et 38 semaines de congé)

L’annoncer que j’allais prendre un congé, j’ai trouvé ça vraiment dur. Parce que j’étais le premier, que jamais personne n’avait fait ça. (Pascal, 1 enfant, 22 semaines de congé)

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Ces pères, particulièrement dans leur domaine majoritairement masculin, sont des pionniers. Briser une norme ne se fait pas sans conséquence. La première difficulté vient de la demande en tant que telle. Il n’y a pas de mode d’emploi. Comment présenter une bonne nouvelle (un bébé à venir) et une autre qui, le père le sait, obligera des adaptations imprévues à son employeur? On attend un peu, on annonce d’abord la grossesse, puis on revient sur le congé…

Tout d’abord, j’ai annoncé à mon patron que ma blonde était enceinte et qu’on attendait la naissance pour tel mois. Fait que là il m’a demandé si je comptais prendre un congé de paternité, j’ai dit oui, mais que je ne savais pas encore combien de semaines je prendrais. Quelques semaines plus tard, je lui ai dit : « Ah ben là on est en train de faire des calculs et on a l’impression que je vais pouvoir prendre un long congé. » Fait qu’il a dit : « Ok, un long congé, ça veut dire combien? » « Oh ben je vais prendre plus que le congé de paternité, c’est sûr que je vais prendre plusieurs semaines du congé parental. » Il a commencé à se faire à l’idée et quelques semaines plus tard je lui ai dit : « Bon ben là, les calculs sont faits, je vais prendre tout le congé parental. » Fait que là ça a été un peu le choc! Mais c’est quand même pas si mal, il ne l’a pas trop mal pris. (Gareth, 1 enfant, 38 semaines de congé)

Gareth y est donc allé avec des annonces graduelles : le bébé à venir, le congé long, puis le nombre de semaines. Il s’y est donc pris à trois fois avant d’arriver à la nouvelle plus difficile à présenter. Comme son entreprise permet les congés sabbatiques et que des femmes travaillent également dans son milieu, ce fut une surprise, mais elle fut possible à gérer.

Le manque de modèles de pères ayant fait la même chose rend la marche particulièrement haute à monter pour les hommes désireux de prendre plusieurs semaines de congé. C’est encore plus évident pour les pères immigrés au Québec qui n’ont pas l’habitude de telles possibilités dans leur pays d’origine. Max sait qu’en France, les pères ont droit à 10 jours non ouvrables (ce qui veut dire que le samedi et le dimanche sont comptés dans les dix jours). Alors en envisageant de prendre bien davantage que les cinq semaines de congé de paternité (qu’il qualifiait déjà de « généreuses »), il vivait un stress qui lui a fait vérifier à plusieurs reprises la possibilité de s’absenter, avant de faire la demande, qui fut, à sa grande surprise, bien accueillie.

Le truc, c’est que prendre des congés de paternité en France, ça ne se fait pas du tout, ce n’est pas du tout dans les mœurs. Donc c’est pour ça que je n’ai pas demandé immédiatement, j’ai commencé à tâter un peu le terrain, demander à mon chef ce qu’il en pensait… Et puis, ce que j’entendais c’était : « Pas de problème » Quand je

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demandais à mon chef, il me disait : « Ce n’est pas mon problème, c’est le problème du patron. » Quand je demandais au patron, il me disait : « Ce n’est pas mon problème, c’est le problème de ton chef. » Et donc j’ai fini par demander et il n’y a pas eu de problème. (Max, 1 enfant, 28 semaines de congé)

Ce qui est intéressant chez Max, c’est qu’il présente ses consultations auprès de son chef, puis de son patron, comme s’il demandait conseil. Et c’est en effet ce qu’il fait. Les pères sont plus stressés avec cette demande atypique et pour certains, ils sont prêts à abandonner l’idée si l’employeur manifeste un quelconque désaccord.

J’étais prêt à ne pas le faire là! Si ça me mettait trop dans la marde. Ça me mettait trop mal! Je ne souhaitais pas ça, mais là, j’essayais d’être flexible, j’étais prêt à ne pas prendre six mois, j’étais là… Je disais : « Je comprends ça, on peut s’arranger… » Tu vois le genre, j’ai vraiment laissé toutes les portes ouvertes. C’est ça que j’ai trouvé le plus difficile par rapport à mon travail. J’avais le feeling qu’ils étaient ben ouverts sur ben des affaires, mais je ne savais pas comment ça allait être perçu quand même parce qu’à ce moment-là, ça faisait trois ans que je travaillais là. Puis je pars pour plus de six mois. Il aurait fallu que je le dise en même temps à trois boss… Mais je l’ai juste dit à ma boss qui l’a dit aux deux autres, par lâcheté, j’osais pas aller annoncer ça. J’ai trouvé ça dur comme moment […] Parce que je voyais ça un peu comme, pas une trahison, mais quelque chose qu’ils n’auraient pas pu voir venir justement parce que c’est peu commun. Puis ce qui m’a aidé c’est que ma boss immédiate, elle, elle revenait d’un an de congé! (Pascal, 1 enfant, 22 semaines de congé)

Pour Pascal, le modèle fut féminin. Ayant une patronne qui avait fait un tel choix, il sentait sans doute une ouverture devant cette demande atypique, qu’il voyait pourtant comme une quasi « trahison ». Le soutien du patron, à tout le moins l’absence d’hésitation, est donc essentiel pour que le père se sente autorisé à prendre plusieurs semaines, sans quoi plusieurs sont prêts à reculer.

Il y a un stress… T’as vraiment peur parce que toute ta carrière, ça fait dix ans que tu travailles à la même place. Toutes les semaines, t’es là 40 heures semaine, c’est ça qui fait ton cash pour vivre, c’est ça qui paye ta maison, c’est ça qui fait vivre tes enfants, tu ne veux pas que tes enfants manquent de quelque chose… Mais dans l’entreprise, au niveau des congés, j’ai jamais eu à blâmer qui que ce soit. Aucune pression, rien. Pas d’encouragement, pas de découragement. Tu as des congés, on ne t’incite pas à en prendre, mais on ne dit rien. (Marcus, 2 enfants, 24 et 28 semaines de congé)

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Le sentiment d’être un fauteur de troubles, de trahir son entreprise, de menacer la stabilité de son emploi fait sans doute hésiter plusieurs autres pères qui ont peut-être eux aussi tâté le terrain, mais qui ont perçu la résistance et qui ont reculé.