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La culpabilité parentale

1. Problématique

4.4. L’isolement des pères

4.4.2. La culpabilité parentale

L’isolement et l’ennui ne sont pas les seuls sentiments difficiles à expérimenter avec l’arrivée de la paternité. D’autres frustrations et doutes s’ajoutent alors que le bébé grandit et que le père retourne au travail laissant sa conjointe avec l’enfant s’il a pris le congé de paternité, ou laissant le poupon à la garderie s’il a pris davantage de semaines. Un peu à l’image des mères qui doivent laisser leur bébé dans les mains d’un autre, ce ne sont pas tous les pères qui vivent le sevrage facilement.

Chez les pères rencontrés qui avaient pris le congé de paternité et revenaient au travail, alors que leur conjointe restait à la maison, les frustrations se situaient davantage par rapport à tout ce qu’ils allaient manquer du développement du bébé. Le début de la vie d’un enfant est tellement chargé de nouveaux apprentissages qu’ils savaient qu’ils n’allaient pas vivre toutes ces premières fois.

Je pense que ça va être difficile de me séparer de mon bébé les premières fois, les premières journées, je vais probablement appeler à la maison à tout bout de champ pour savoir comment ça se passe… Avant même que le bébé soit né, je lisais un livre sur le développement de l’enfant : quelles habilités il développe à quel moment et là j’étais super heureux : « Wow, ça c’est à trois mois, ça c’est à six mois, ça c’est à neuf mois, oh non! À un an, je ne serai plus là! » (Gareth, 1 enfant, 38 semaines de congé)

Il y a des affaires que j’ai ratées parce que je suis retournée au travail. Genre les premiers pas, elle les a faits pendant que je n’étais pas là, ça me fait chier, ça me fait vraiment chier! J’en ai vu d’autres, j’ai vu d’autres choses qui sont arrivées pendant que j’étais là, pendant les fins de semaine, tsé premier caca sur le pot, des affaires de même, ça c’est cool. Mais il y a des affaires que j’ai manquées et ça me fait chier! Ma blonde m’écrit pour

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me texter : « Ouaaaa! Elle a fait deux pas! » « Tabarnak! Dis-moi pas ça de même! » Ça me fait… Mais vive les téléphones intelligents parce qu’elle filme, elle m’envoie des vidéos, je suis un peu là, mais c’est pas pareil. Le plus de temps je peux passer avec mes enfants, le plus heureux je vais être. (Sonic, 3 enfants, 7, 5 et 9 semaines de congé) Lorsqu’arrive le temps de la garderie, ce n’est pas tellement la frustration de manquer des moments uniques, mais plutôt le fait que ce sera quelqu’un d’autre qui « élèvera » l’enfant parce qu’il faut gagner sa vie et aller travailler. Certains pères qui en parlent disent avoir le cœur brisé en les laissant là-bas.

Un an, c’est jeune pour amener un bébé à la garderie. C’est sûr que ça brise le cœur à chaque fois, mais on s’habitue un peu. […] On voulait tant un enfant pis là (coup de poing

sur la table) on le donne finalement à la société. Dans le sens que même elle

[l’éducatrice], elle a quitté une garderie pour mieux s’occuper de sa fille, fait que c’est tout le parallèle de dire : « Moi je le fais pas ce compromis-là. Moi je le fais pas comme toi, je retourne travailler à temps plein et je le laisse le matin et je retourne le chercher le soir… » Ça me… C’est que tous les parents passent par-là, mais même après un an, je trouve que c’est tôt. (Pascal, 1 enfant, 22 semaines de congé)

Encore aujourd’hui, même après quelques années de « pratique » si on veut, souvent le matin, ça me brise encore le cœur des fois d’aller porter mes filles à la garderie puis de m’en aller travailler. Je me dis : « Ben voyons donc! Je devrais rester avec eux autres! Je devrais les garder avec moi! » J’ai de la misère à surmonter cela encore… (Rockman, 2 enfants, 6 et 5 semaines de congé)

Chez les intervenants sociaux, dans les forums et dans les médias, la séparation induite par l’entrée à la garderie est souvent traitée comme un problème de mères. Pourtant, certains pères ont bien du mal à vivre cette adaptation et ils restaient émotifs face à cela, se qualifiant de « papa-poule ». On parle beaucoup moins de cette séparation papa-enfant. Le sentiment d’abandonner l’enfant fut toutefois assez important pour qu’un père me parle de l’idée de démarrer une garderie et qu’un autre mette cette pression comme une bonne raison de changer de carrière.

Bien franchement, je te dirais que j’ai pensé à arrêter de travailler et à me partir une garderie moi-même. Justement pour être plus impliqué avec les enfants. (Ryu, 2 enfants, 10 et 11 semaines de congé)

Je trouvais que ça n’avait pas de bon sens pour mon enfant : je le laissais à 7h, on arrivait à la maison à 5h15, 7h, 7h15 il est couché, je me disais qu’on ne le voyait pas! On ne le voit pas et il passe plus de temps à la garderie qu’à la maison… Comme je l’ai toujours à ma conjointe : « J’ai fait des enfants, ce n’est pas pour les faire garder par les grands- parents, c’est à moi à m’en occuper. » C’est une autre des raisons pourquoi j’ai quitté mon emploi, que je suis parti de la consultation pour aller au public. Où je suis, c’est

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extrêmement rare les heures supplémentaires. (Joël, 3 enfants, 10, 8 et 8 semaines de congé)

Plusieurs pères ont abordé l’âge où les enfants entrent dans les services de garde. Sans que je les interroge spécifiquement là-dessus, plusieurs m’ont mentionné qu’un bébé de moins d’un an était trop petit pour qu’on l’envoie à la garderie. Lorsque le gouvernement libéral, en septembre 2014, a parlé de couper les congés de paternité, la plupart des papas que je rencontrais à ce moment-là l’ont mentionné d’emblée : non seulement ils craignaient de ne plus pouvoir prendre de congé, mais surtout ils trouvaient que cela risquait de forcer les familles à faire entrer les enfants plus jeunes à la garderie, ce qu’ils trouvaient inadmissible.

Tu fais des enfants et tu les envoies à la garderie à même pas un an, je trouve ça spécial, mettons. Ils deviennent insécures, la période de séparation, c’est vers 10 mois. Tu envoies ton enfant pendant cette période-là à la garderie, me semble que c’est dur… (Faris, 2 enfants, 9 semaines chacun)

Ben moi en bas d’un an, je trouvais ça trop jeune en partant, c’est sûr. Encore une fois, c’est une question de pratique, c’est qu’on n’avait pas le choix, il faut qu’on retourne travailler tous les deux, il faut qu’on se trouve une garderie. Si j’en avais eu plus long, j’en aurais pris plus, mais je n’en avais pas. (Megaman, 2 enfants, 8 et 10 semaines de congé)

Un père est même allé plus loin, citant sans le savoir le docteur Jean-François Chicoine qui a écrit Le

bébé et l’eau du bain – Comment la garderie change la vie de vos enfants (Chicoine et Collard, 2006),

un livre qui a fait jaser à sa sortie, parce que le médecin affirmait, en se basant sur des études neurobiologiques, qu’un enfant ne devrait pas entrer en garderie avant l’âge de deux ans, ou qu’il devait faire une entrée graduelle à partir de 18 mois pour les moins nerveux, afin de limiter l’anxiété et le stress chez les poupons.

Ma blonde avait lu que vers 18 mois, il commence à s’intéresser aux autres enfants, puis c’est le bon moment pour qu’il voit d’autres enfants et apprenne le partage, pour vivre plus en communauté et on se disait que peut-être qu’à 18 mois, la garderie à temps partiel ce serait bien : ça serait une bonne initiation pour le bébé. (Gareth, 1 enfant, 38 semaines)

Dans le segment « garderie » de l’entrevue, certains en ont profité pour louer les éducatrices et le réseau mis en place pour accueillir les enfants. Certains avaient vécu de vraies expériences de

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solidarité grâce à l’entrée de leur enfant à la garderie : découvrant une voisine extraordinaire ou nouant des liens avec d’autres parents. D’autres pères toutefois avaient expérimenté des difficultés avec les services de garde. Le sujet de cette thèse n’étant pas d’étaler les diverses expériences des services de garde, je n’ai pas intégré ces extraits à ma rédaction. Toutefois, je trouvais important de souligner les sentiments des pères à propos de l’entrée au service de garde. Inquiétudes, frustrations, séparation douloureuse, méfiance à l’égard de l’éducatrice, il est aisé de conclure que ce n’est pas une étape facile pour les parents.