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Porteurs de v´erit´e et langages formalis´es

1.4 Quine et le d´eflationnisme

2.1.2 Porteurs de v´erit´e et langages formalis´es

Avant de d´efinir la v´erit´e, avons-nous dit, il est indispensable de pr´eciser la notion de v´erit´e qui est en jeu. `A titre de premi`ere clarification, il est sans doute n´ecessaire de pr´eciser d’abord quelle est la nature des porteurs, ou des v´ehicules, de la v´erit´e. Les porteurs de v´erit´e sont, en premi`ere analyse, chez Tarski, les ´enonc´es d’un langage identifi´es selon leur type, c’est-`a-dire non pas les objets concrets que sont les inscriptions particuli`eres de ces ´enonc´es, mais les objets abstraits qui constituent la forme g´en´erale de ces inscriptions.11Ce choix des ´enonc´es a peut-ˆetre, `a premi`ere

vue, de quoi de surprendre : apr`es tout, n’est-ce pas d’abord ce qui est dit, le contenu d’un ´enonc´e, qui est susceptible d’ˆetre vrai ou faux ? Les objets « naturels » pour les recherches s´emantiques, en particulier pour la d´efinition de la v´erit´e, ne sont-ils pas plutˆot quelque chose comme les propositions objectives de Bolzano, les pens´ees

11Tarski (1983), p.156, note 1, Tarski indique la possibilit´e de concevoir les ´enonc´es comme

´etant plutˆot des inscriptions physiques. En renon¸cant `a suivre cette voie, il renonce ´egalement `a une forme de nominalisme strict qui ´etait celle de Lesniewski.

de Frege, ou les jugements dont parlait Ramsey `a la mˆeme ´epoque et que nous avons ´evoqu´es au chapitre pr´ec´edent ?12 Sur ce point, Tarski n’innove pas et suit une partie de l’Ecole Polonaise de cette ´epoque.13 Mais surtout, il faut ajouter que les ´enonc´es dont il est question ici, Tarski y insiste, sont des ´enonc´es interpr´et´es14,

c’est-`a-dire simplement dou´es de sens, d’un langage dont la structure est exactement sp´ecifi´ee.

Que signifient ces deux conditions ? Commen¸cons par la premi`ere, la condition que les ´enonc´es sont dou´es de sens. Tarski est clair sur le fait que le probl`eme de d´efinir la v´erit´e pour un langage n’a de sens que pour un langage interpr´et´e.15 Les

langages pour lesquels Tarski entend d´efinir la v´erit´e doivent donc ˆetre absolument distingu´es des langages formels qui int´eressaient Hilbert. Pour caract´eriser sa posi- tion, Tarski renvoie au « formalisme intuitionniste » Lesniewski16, expression sans doute malheureuse (marquant en somme la double opposition m´ethodologique `a Hil- bert et `a Brouwer) par laquelle il d´ecrivait sa propre d´ecision th´eorique de prendre comme constituants des th´eories des ´enonc´es formalis´es et interpr´et´es. Lesniewski ´ecrivait :

N’ayant aucune pr´edilection pour les « jeux math´ematiques vari´es » qui consistent `a ´ecrire selon une r`egle conventionnelle ou une autre

12Voir Chapitre 2 section 2.3

13 Sur l’influence d´ecisive de Brentano sur l’Ecole Polonaise et le d´eveloppement de la

s´emantique, en particulier relativement aux choix des porteurs de v´erit´e, voir Rojszczak (2002) et Rojszczak (2005). Sur le nominalisme durable de Tarski et ses afffinit´es avec le nominalisme qui fut d’abord celui de Quine, on pourra ´egalement consulter Mancosu (2008a). On trouvera un expos´e synth´etique du contexte historique du d´eveloppement de la s´emantique scientifique dans l’Ecole de Lvov-Varsovie dans Wolenski (2009).

14Quand je parle d’´enonc´e interpr´et´e, ici, ce n’est pas au sens moderne, mod`ele-th´eorique,

d’´enonc´e formel auquel `a ´et´e donn´e une « interpr´etation » ensembliste, mais en un sens plus relˆach´e d’´enonc´e dou´e de sens. En termes modernes, on pourrait d´efinir un langage interpr´et´e simplement comme un couple (L, M) o`u L est un langage formel et M une L-structure ; mais la notion de v´erit´e dans une structure d’interpr´etation n’apparaˆıtra que plus tard, dans Tarski et Vaught (1957).

15Voir par exemple dans Tarski (1935) :

Il faut sans doute encore ajouter que nous ne sommes pas int´eress´e ici par les langages « formels » pour les sciences en aucun sens particulier du mot « formel », nomm´ement les sciences dans lesquelles aucun sens mat´eriel n’est attach´e aux signes des expres- sions. Pour ces sciences le probl`eme discut´e ici [i.e. d´efinir la v´erit´e] n’est pas pertinent, il n’a pas mˆeme de sens. Nous attribuerons toujours une signification tr`es concr`ete et, pour nous, intelligible, aux signes qui apparaissent dans le langage que nous allons consid´erer. (Tarski (1983), p.166)

16Dont Tarski fut le seul ´etudiant. Ce qui, pour l’anecdote, faisait dire `a Lesniewski que 100%

2.1. D´efinir la v´erit´e ?

des formules plus ou moins imag´ees qui n’ont pas besoin d’avoir de signification et mˆeme - comme pr´ef`erent peut-ˆetre quelques « joueurs math´ematiciens » - doivent ˆetre d´enu´ees de signification, je n’aurais pas pris la peine de syst´ematiser et de v´erifier souvent si scrupuleusement les directives de mon syst`eme, si je n’avais imput´e `a ses th`eses une certaine signification sp´ecifique et compl`etement d´etermin´ee, en vertu de laquelle ses axiomes, d´efinitions et directives finales [...] ont pour moi une validit´e intuitive irr´esistible.(Lesniewski (1929), cit´e dans Wolenski (2009), p.49)

Un mˆeme ´enonc´e, consid´er´e du point de vue syntaxique, pouvant avoir des signi- fications diff´erentes dans diff´erents langages, la d´efinition de la v´erit´e des ´enonc´es sera donn´ee relativement `a un langage interpr´et´e. Ce que Tarski se propose de mon- trer, c’est comment d´efinir le pr´edicat « vrai-dans-L », pour un langage L donn´e.

N´eanmoins, pour qu’une telle d´efinition soit possible, un certain nombre de conditions doivent ˆetre satisfaites par le langage L pour lequel on cherche `a d´efinir la v´erit´e. La condition de sp´ecification exacte de la structure du langage est la premi`ere d’entre elles. Que faut-il entendre par l`a ? Tarski17 impose deux types de contraintes.

1. D’une part, la grammaire du langage doit ˆetre exactement sp´ecifi´ee, c’est-`a- dire la classe des formes syntaxiques qui ont une signification dans le langage en question, en particulier la classe des termes, des formules et des ´enonc´es. 2. D’autre part, Tarski demande que soient formul´ees les conditions sous les-

quelles un ´enonc´e du langage peut ˆetre assert´e, c’est-`a-dire quels sont les axiomes et les r`egles d’inf´erence pour ce langage.

La seconde condition peut ´etonner : nous parlions de langage, et voil`a qu’il s’agit maintenant de sp´ecifier des axiomes et des r`egles d’inf´erence, autrement dit une th´eorie. S’agit-il donc de la mˆeme chose ? Non, mais Tarski explique son choix par les applications qu’il a en vue :

... les langages formalis´es ont jusqu’`a pr´esent ´et´e construits exclusive- ment dans le but d’´etudier les sciences d´eductives formalis´ees sur la base de tels langages. Le langage et la science grandissent ensemble dans un tout unique, si bien que nous parlons du langage d’une science d´eductive

formalis´ee particuli`ere, et non de tel ou tel langage formalis´e.(Tarski (1983) note 1 p.166).

Que, dans la d´efinition des langages `a structure exactement sp´ecifi´ee donn´ee par Tarski, des conditions qui ressortissent `a l’individuation de th´eories se surimposent `

a des conditions ordinaires d’individuation d’un langage ne doit pas n´eanmoins nous empˆecher de nous donner des moyens de garder trace de cette distinction pour la suite ; je propose donc de maintenir l’emploi que fait Tarski du terme langage et de parler de langage∗pour d´esigner un langage stricto sensu, en tant que distinct d’une th´eorie. En analogie avec la notion de langage exactement sp´ecifi´e, nous dirons que la structure d’un langage∗ est exactement sp´ecifi´ee lorsqu’il satisfait simplement la

premi`ere des deux conditions donn´ees ci-dessus. Cette pr´ecaution nous permettra de clarifier certains points conceptuels par la suite.18

Enfin, Tarski d´efinit la notion de langage formalis´e : les langages formalis´es sont ces langages pour la sp´ecification de la structure desquels il n’est fait r´ef´erence qu’`a la forme des expressions. C’est pour ces langages, plus particuli`erement, qu’il se propose de d´efinir la v´erit´e. Ceci exclut donc les langages contenant des termes in- dexicaux ou des d´eictiques et plus g´en´eralement des expressions dont la signification varie avec le contexte. Dans un langage formalis´e, « le sens de chaque expression est d´etermin´e uniquement par sa forme ».19 Une d´efinition analogue vaudrait pour les langages∗ formalis´es.

Le domaine d’application de la m´ethode de d´efinition de la v´erit´e que Tarski envisage sera donc limit´e `a l’ensemble des langages formalis´es, mais sans toutefois pr´ejuger du domaine de discours de ces langages qui peuvent, en principe, ˆetre le langage de sciences purement d´eductives aussi bien qu’empiriques.20 Il est `a noter ´egalement que c’est cette contrainte de la sp´ecification exacte de la structure qui disqualifiait aux yeux de Tarski d’une d´efinition de la v´erit´e relativement au langage

18Notons que dans Tarski (1969), la notion de langage formalis´e a ´et´e ´epur´ee et il n’est plus du

tout question des r`egles d’assertation associ´ees au langage pour lequel il s’agit de d´efinir la v´erit´e.

19Tarski(1983), p.166. Je souligne.

20Tarski(1944) mentionne la physique th´eorique (p. 347), ou des approximations de fragments

des langages “parl´es” dont la structure aurait pu ˆetre suffisamment sp´ecifi´ee ; la possibilit´e d’une contribution substantielle de la s´emantique `a la m´ethodologie des sciences d´eductives et empiriques, d´evelopp´ee dans Tarski (1944) (p. 366 et suivantes), par exemple en vue de clarifier la notion d’ac- ceptabilit´e d’une th´eorie scientifique quelconque, implique qu’il soit possible en principe d’appliquer le concept s´emantique de v´erit´e `a des langages scientifiques quelconques pourvu qu’ils satisfassent aux conditions d’application de la m´ethode de d´efinition que pr´esente Tarski.

2.1. D´efinir la v´erit´e ?

ordinaire ou `a des fragments importants de langage ordinaire.21,22,23 En effet, selon

Tarski,

notre langage de tous les jours n’est certainement pas un langage avec une structure exactement sp´ecifi´ee. Nous ne savons pas pr´ecis´ement quelles sont les expressions qui sont des ´enonc´es, et `a un moindre degr´e encore quels sont les ´enonc´es qui doivent ˆetre pris pour assertables.(Tarski (1944), p.349 )