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D. Problématisation

I. Parler de la pornographie, une approche féministe

3. Réappropriation et discours alternatifs

3.2. Les pornographies dites critiques

Si pornographie et féminisme ont pu pendant longtemps apparaitre comme contradictoires, il n’en en rien. Tristan Taormino, cinéaste, journaliste et éducatrice sexuelle définit la pornographie

féministe comme « un genre de film et un mouvement politique émergent » association ainsi une

forme d’expression artistique et un projet politique (Paveau 2014a). Aujourd’hui elle se décline sous plusieurs appellations comme pornographie féministe, lesbienne, par et pour les femmes,

éthique, artistique, éducative ou encore queer. Dans le cadre de ce mémoire, j’emprunterais le

terme de Myriam Le Blanc Élie, Julie Lavigne et Sabrina Maiorano (2017) de pornographie

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la pornographie mainstream. Les pornographies critiques se rapprochent du post-porn sur un grand nombre de points et ces deux mouvements se sont traversés et co-construits, cependant l’envie du

post-porn de ne pas chercher à susciter l’excitation sexuelle et le fait qu’il englobe moins de

pratiques (Lavigne 2014a) font qu’il est important de les différencier.

La pornographie féministe est née dans les années 80 dans le sillage des porn wars. Les réalisatrices ont en commun que la plupart d’entre elles ont été actrices de pornographie mainstream avant de passer derrière la caméra afin de montrer une pornographie qui leur ressemble plus (Kunert 2014). Pour la plupart d’entre elles, ce geste est politique. Il est une réponse aux féministes anti- pornographie qui veulent abolir la pornographie, mais aussi à la domination masculine dans l’industrie pornographique. La phrase emblématique de Sprinkle énonce parfaitement ce dont il est question : « The solution to bad porn isn’t no porn, it’s better porn » (Kunert 2014 ; Paveau 2014). Des actrices étasuniennes comme Annie Sprinkle et Candida Royalle à la fin des années 80, ou encore Madison Young, Courtney Trouble et la française Ovidie au début des années 2000 se mettent à produire des films et à s’approprier les images pornographiques. En une dizaine d’années, l’industrie pornographique, alors principalement dominée par les hommes, voit apparaitre une pornographie féministe dotée d’un contenu politique et d’objectifs de transformation sociale (Borghi 2013). Comme l’explique Marie-Anne Paveau, l’objectif de la pornographie féministe est double : « D’un côté refaire la pornographie mainstream, la reformuler pour la “rendre meilleure” [...] et de l’autre penser politiquement la pornographie, de manière à renégocier la place des femmes dans les pratiques et les imaginaires sociaux, et les structures de pouvoir » (Paveau 2014a).

Aujourd’hui la pornographie critique s’est déclinée et diversifiée. Myriam Le Blanc Élie, Julie Lavigne et Sabrina Maiorano dans leur article « Cartographie des pornographies critiques » (2017) définissent et différencient huit catégories de pornographie critique. Un court résumé de chacune de ces catégories permettra de rendre compte des différents moyens qu’utilisent ces pornographies pour critiquer ou se réapproprier la pornographie mainstream.

La pornographie alternative aborde un discours sur l’authenticité et le réalisme. Plusieurs des acteurices affichent « des modifications corporelles d’ampleur variée (tatouages, perçages, cheveux colorés, etc.) qui étaient somme toute passablement marginales au début des

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années 2000 ». Des acteurices arborent aussi « une expression non conventionnelle du genre ». Ce type de pornographie est disponible en ligne et met en avant l’idée d’une « communauté » plutôt que des spectateurices d’un côté et des acteurices de l’autre, notamment en proposant sur leur site des forums en ligne, des interviews des acteurices ou des liens vers des blogs ou d’autres contenus pornographiques critiques. Les producteurices de pornographie alternative postulent vouloir « défier les conventions de beauté et de style, et s’affairent à créer un environnement de travail et de représentation sexuelle éthique » et associe leur pratique à une forme de militantisme (Lavigne et al. 2017). Le site suicidegirls14 est un exemple de cette catégorie.

La pornographie indépendante partage les caractéristiques de la pornographie alternative, cependant elle prône la plupart du temps un but « non-commercial » et refuse l’utilisation des tags et catégorisation propre à l’industrie mainstream. Elle met aussi en avant l’importance d’une « approche DIY (do it yourself) » (Lavigne et al. 2017).

La pornographie éthique critique principalement les moyens de productions et de travail de la pornographie mainstream (Lavigne et al. 2017). Elle cherche à se distancier de l’industrie

mainstream en réfléchissant aux conditions de travail pour les acteurices ainsi que l’équipe de

productions, en offrant un espace bienveillant où les pratiques sont discutées et consenties. La pornographie éthique cherche aussi à promouvoir une pluralité des représentations de corps et de sexualités et un droit à l’image pour les acteurices. La question de la rémunération des acteurices est aussi au cœur des préoccupations de la pornographie éthique. La plateforme Beautiful Agony15,

par exemple, propose aux personnes qui le veulent de se filmer chez elles puis se partager leurs vidéos sur le site.

La pornographie artistique rejoint la pornographie éthique sur les conditions de production et de travail, cependant elle apporte un élément supplémentaire en critiquant les « aspects visuels et narratifs » de la pornographie mainstream. L’envie de la pornographie artistique est d’ajouter « un plaisir visuel, voire un plaisir intellectuel, au plaisir sexuel ». La pornographie artistique à l’aide

14 https://www.suicidegirls.com/

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d’images de meilleure qualité visuelle et de scénarios repensés et plus réalistes veut « revaloriser la sexualité des femmes et l’orgasme féminin qui ont trop longtemps été mis à l’écart par la pornographie mainstream » (Lavigne et al. 2017). La pornographie proposée par EroticFilms16 ou

de FourChamber17 correspond à cette catégorie.

La pornographie éducative s’intéresse à la visée formatrice que peut revêtir la pornographie. Des réalisateurices vont s’emparer des codes de la pornographie mainstream pour les utiliser comme outils d’éducation à la sexualité et au plaisir notamment à destination des femmes. Elles critiquent la pornographie mainstream et ses représentations « faussées et [qui] nuiraient au développement sexuel ». Partant du postulat que la pornographie mainstream représente mal la réalité, ces rélisateurices détournent les codes pour « rectifier les représentations en fournissant des modèles positifs » (Lavigne et al. 2017). La plateforme Sex School Hub18 lancée en 2019 met en avant

l’importance d’une éducation sexuelle explicite notamment faite par des travailleureuses du sexe. Elle propose plusieurs vidéos éducatives de sexualité explicite.

La pornographie par et pour les femmes est comme son nom l’indique part de l’envie de se réapproprier le processus de production pornographique, du scénario à la diffusion. Le point de vue des femmes est essentiel et mis en avant. La pornographie par et pour les femmes est menée par l’envie de présenter des images plus authentiques et plus proches des désirs des femmes. Elle essentialise certains désirs des femmes en proposant une pornographie plus douce (associant la féminité à la douceur) et en éloignant les représentations plus « hard » comme le BDSM (Lavigne et al. 2017). Une étude réalisée lors de mon parcours universitaire sur la pornographie féministe de Erika Lust a montré que certaines de ses productions, notamment les courts-métrages XConfessions19, appartenaient à cette catégorie. Dans la pornographie par et pour les femmes il est

encore possible de séparer deux sous-catégories qui sont la pornographie par et pour les femmes

hétéros et la pornographie par et pour les femmes lesbiennes. Cette deuxième catégorie critique la

pornographie mainstream lesbienne faite par et pour les hommes hétérosexuels et où les rapports entre femme sont présentés comme un préliminaire à la relation pénétrative hétérosexuelle. La

16 https://eroticfilms.com/

17 https://afourchamberedheart.com/ 18 https://sexschoolhub.com/age-gate/null 19 https://erikalust.com/fr/films/xconfessions/

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pornographie par et pour les femmes lesbiennes a pour volonté de changer ces représentations et de montrer une gamme plus large et plus fidèle des pratiques sexuelles lesbiennes (Lavigne et al. 2017). Le site Good Dyke Porn20 créé en 2007 en réponse au « manque de vrai porno lesbien »21

est un exemple de cette catégorie.

La pornographie queer est la dernière catégorie abordée par l’article « Cartographie des pornographies critiques » (2017), elle est celle qui de manière générale est la plus documentée et celle qui fait la critique la plus complète de l’industrie mainstream. La « radicalité » de la pornographie queer vient de sa volonté d’opérer une transformation complète des codes de l’industrie mainstream « afin de souligner l’aspect performatif intrinsèque à toute forme de pornographie » (Lavigne et al. 2017). La pornographie queer montre tout type de corps, de désirs et de sexualités tant que les relations sont consenties et entre personnes majeures. Comme la pornographie éthique, elle porte une attention particulière aux conditions de travail de ses acteurices ainsi que de l’équipe de production. Elle est une des seules pornographies à mettre en avant l’importance de la santé sexuelle en montrant l’utilisation de pratiques de protections. La pornographie queer a en outre une fonction politique et devient « un espace de lutte revendiqué et un espace possible de re-signification, réinvention de l’ordonnancement des corps et des usages du plaisir » (Quiros & Imhoff 2008).

L’article de Myriam Le Blanc Élie, Julie Lavigne et Sabrina Maiorano permet de cerner huit types de pornographies critiques et de les définir. Or, mes recherches personnelles sur différentes plateformes de pornographies critiques ont mis à jour que plusieurs d’entre elles ne se satisfont pas d’une seule catégorie et naviguent entre les différentes manières de se mettre en marge du

mainstream. Cependant l’article « Cartographie des pornographies critiques » (2017) permet de

ressortir plusieurs caractéristiques communes aux pornographies critiques comme l’envie de montrer une diversité des corps, des plaisirs et des sexualités en déconstruisant et en remettant en question les stéréotypes de classe, de genre et de race. Une attention particulière est également portée aux conditions de production et de diffusion. Ces différentes caractéristiques seront

20 https://gooddykeporn.com/

21 Ma traduction de la phrase « as a response to the lack of "real lesbian porn" available » disponible sur la page d’accueil du site https://gooddykeporn.com/

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monopolisées dans la suite de ce mémoire et permettront d’inscrire l’analyse des trois collectifs dans un mouvement global de pornographie critique qui tâchent de remettre en question l’industrie pornographique mainstream et son discours hégémonique.