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D. Problématisation

I. Parler de la pornographie, une approche féministe

2. La pornographie mainstream

La pornographie « mainstream », « hégémonique » ou « dominante » est appelée ainsi de par son caractère dominant sur les sites internet pornographiques gratuits (comme Pornhub, YouPorn, Xhamster ou Xvideos). Elle est celle à laquelle on accède le plus facilement et qui domine aujourd’hui dans l’industrie de la pornographie vidéo. La pornographie mainstream est principalement réalisée par et pour les hommes hétérosexuels (Kunert 2014, Bourcier 2018).

Pour définir les contours de la pornographie mainstream je me penche d’abord sur l’analyse de 1989 de Linda Williams qui définit la structure narrative de la pornographie hardcore. Puis je montre comment la pornographie mainstream s’est construite et consolidée face aux critiques et comment ces critiques permettent d’en faire émerger une définition.

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2.1. Une structure narrative et des numéros sexuels précis

Linda Williams est la première chercheuse à avoir défini la structure narrative des films pornographiques commerciaux. Pour elle la pornographie hardcore se distingue par la présence de plusieurs numéros sexuels précis. Williams s’appuie sur le guide « Film Maker’s Guide to Pornography » écrit par Stephen Ziplow en 1977 pour construire une liste de numéros sexuels devant systématiquement figurer dans un film pornographique hardcore (Lavigne 2014b). Les sept numéros sexuels sont les suivants : la masturbation (principalement féminines), les scènes de sexe « classique » c’est-à-dire une sexualité hétéro-pénétrative où un pénis pénètre dans un vagin, des scènes de lesbianisme [destiné à un public hétérosexuel et masculin], des plans de sexe oral [cunnilingus et fellation], du triolisme [soit deux femmes et un homme, soit deux hommes et une femme, mais si les femmes peuvent se toucher et même se caresser, les hommes ne se touchent jamais], des orgies et enfin des scènes de pénétration anale [sodomie] sur la femme uniquement (Williams 1989 par Lavigne 2014b ; Lavigne et al. 2017). La pornographie hardcore se distingue aussi par des plans rapprochés des différents numéros sexuels, notamment du « money shot » nom donné à une éjaculation masculine externe et qui est obligatoire dans un film pornographique

hardcore (Lavigne 2014b ; Lavigne et al. 2017). Le nom de « money shot » vient du fait que les

hommes « étaient payés davantage quand ils réussissaient son exécution » (Williams 2020).

Si cette liste de numéros sexuels parvient d’une analyse de Linda Williams datant de 1989, aujourd’hui malgré quelques évolutions dans la pornographie mainstream actuelle, la majorité des numéros sexuels reste inchangée. L’actrice et réalisatrice française Ovidie confirme l’existence et la redondance des scénarios suivant les mêmes étapes comme la fellation, les pénétrations vaginale et anale [sur les femmes], et l’éjaculation sur le visage des actrices (Tijou 2001).

2.2. Une catégorie construite face aux critiques

Dans le cadre de ce mémoire, le terme mainstream — la pornographie vidéo qui domine sur les sites internet pornographiques gratuits — sert de point de référence et de comparaison aux pornographies critiques qui seront abordées dans le chapitre suivant. De plus, le terme de

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pornographie mainstream est utilisé par les collectifs étudiés dans le cadre de ce mémoire pour se placer en opposition, en marge ou en alternative à celui-ci.

Il est intéressant de noter que le terme de mainstream a été construit et consolidé par le développement d’autres formes de pornographies qui se construisent en réponse à lui et qui tente de jouer de ses codes (Maina 2013). Or à travers ces différentes critiques, il est possible d’esquisser les contours de la pornographie mainstream et de concevoir sa définition. Julie Lavigne dans son article « Baiser la norme pornographique, ou quand la porno féministe, queer et lesbienne est un mode d’Action féministe » parle des « nombreux points aveugles et imperfections » de la pornographie mainstream qui serait « son racisme, son phallocentrisme, son hétérocentrisme, ses stéréotypes de genre et sa dictature d’un corps voluptueux et mince » (Lavigne 2014c). Plusieurs articles qui abordent les pornographies critiques qui se construisent face au mainstream semblent appuyer cette analyse. Des citations de ces articles seront utilisées afin d’étayer ces différents points.

Une pornographie phallocentrée :

Stéphanie Kunert dans son article sur les métadiscours pornographiques se penche sur les discours de la pornographie féministe qui dénonce « la dimension sexiste, phallocentrée de la pornographie dite mainstream » (Kunert 2014). La pornographie mainstream est critiquée pour son phallocentrisme qui axerait tout son scénario sur la puissance du phallus et le fameux « money shot » qui habituellement signifie la fin de la scène, « [c]e qui rythme le sexe (…) c’est exclusivement l’éjaculation masculine » (Dorlin 2008). Ce que confirme également Pascale Molinier dans son article « La pornographie en situation » : « [d]ans le code pornographique, la jouissance des femmes est sans autre borne que l’éjaculation masculine — clou du spectacle et baisser du rideau ». (Molinier 2003). Même si les femmes sont « agissantes » dans la pornographie

mainstream, leur plaisir est secondaire par rapport à celui de l’homme ou « présenté de manière

partielle, stéréotypée et à partir d’un point de vue masculin » (Lavigne & al. 2019).

Une pornographie hétérocentrée :

La pornographie mainstream serait principalement « la pornographie industrielle faite par et pour les hommes hétérosexuels » (Kunert 2014). Elle alimenterait un imaginaire binaire où femme et

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homme se complètent et où l’hétérosexualité est vue comme la norme. Dans leur article « Un objet de discours pour les études pornographiques », Marie-Anne Paveau et François Perea parlent de la pornographie féministe qui « déconstruit donc les codes de la pornographie de l’industrie

mainstream, très généralement hétérosexuelle et hétérosexiste » (Paveau & Perea 2014). La

photographe et réalisatrice Émilie Jouvet, interviewée par Stéphanie Kunert dans son article « Femmes et pornographes ? », corrobore ce point « La pornographie est associée bien évidemment à la pornographie masculine et “hétéro mainstream” » (Kunert 2009).

Un manque de diversité des corps :

La pornographie mainstream est critiquée pour son manque de diversité des corps, et sa prédominance de corps blancs, valides, cisgenres et minces. Ce manque de diversité participe à la construction des corps légitimes (Boni-Le Goff, 2016) à travers la représentation d’un seul type de corps et formant ainsi un imaginaire sexuel restreint et excluant. Stéphanie Kunert analyse la volonté des réalisatrices féministes de montrer des images « où la diversité des corps et des identités et des désirs montrés est plus vasteque dans l’industrie mainstream » (Kunert 2014). Une volonté qui revient dans l’article « Cartographie des pornographies critiques » où les autrices mettent en avant l’envie de certaines pornographies critiques de « dénoncer les normes d’apparences du mainstream » et liste les critères de beauté de la pornographie mainstream qui sont « le corps cisgenre, la minceur, la blanchitude et la capacité physique » (Lavigne et al. 2017).

Une reconduction de stéréotypes :

La pornographie mainstream se distinguerait également par l’usage des stéréotypes de genre, de race et de classe en les érotisant (Trachman & Vörös 2016). Un usage contre lequel les pornographies critiques se positionnent : « [l]a naissance et le développement de formes pornographiques qui se sont auto-définies dans un sens anti-hégémonique — contre la domination masculine et patriarcale, contre les règles de l’industrie, contre la stéréotypie des corps et des plaisirs » (Maina 2013). De plus, dans la pornographie mainstream les films sont souvent labellisés à l’aide d’étiquettes [principalement utilisée en anglais, peu en français] comme #bigwomen pour les femmes grosses, #FTM pour les hommes trans, #blackmen pour les hommes noirs, etc., participant aussi à la fétichisation de certaines caractéristiques physiques et à la catégorisation des corps et des désirs (Paveau 2014a ; Lavigne et al. 2017). François Perea dans son article « Les sites

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pornographiques par le menu : pornotypes linguistiques et procédés médiatiques » nomme ces différentes catégories ou classifications « pornotypes » et met en avant la réduction qu’ils engendrent : « Ces pornotypes opèrent une réduction drastique des personnages, des actes organiques et sécrétions ou encore des préférences sexuelles mono-orientées ». (Perea 2012).

Une pornographie capitaliste :

La pornographie mainstream serait aussi intrinsèquement capitaliste et commerciale. Certaines pornographies critiques sont présentées comme « non-commerciales » à l’inverse de la pornographie mainstream « dont les impératifs de vente dictent la production » (Lavigne et al. 2017). Une critique soutenue par la réalisatrice Mia Engberg : « Le problème avec la pornographie

mainstream, selon moi, ce n’est pas qu’elle soit faite par des hommes pour des hommes, mais

qu’elle soit agressivement commerciale » (Andrin 2013, entretien avec Mia Engberg). L’industrie pornographique serait donc caractérisée par une structure capitaliste qui aurait des effets sur sa structure et son organisation.

La question des conditions de travail :

La dernière critique de la pornographie mainstream qui sera abordée ici porte sur les conditions de travail de l’industrie pornographique. Dans l’article « Cartographie des pornographies critiques » les autrices abordent différentes formes de pornographies critiques où pour certaines ce sont principalement « les moyens de production [de la pornographie mainstream] qui sont remis en question » et où celles-ci cherchent à « se distancier du mainstream par l’entremise d’une modification des conditions de travail » (Lavigne et al. 2017). Dans son ouvrage « Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes » (2013) Mathieu Trachman étudie l’industrie pornographique hétérosexuelle de l’intérieur, il met en avant la division genrée qui s’opèrent dans ce milieu professionnel où les différences entre hommes et femmes dominent. Si les hommes font de la pornographie pour le plaisir, les femmes elles en feraient par obligation. Les femmes sont considérées comme une marchandise, si elles sont, de prime abord, mieux payées, leur valeur diminue à mesure qu’elles sont dans le métier et leurs carrières sont généralement plus courtes que celles des hommes. Trachman souligne également la difficulté pour les femmes d’assumer ce travail dans l’espace public et les violentes réactions auxquelles elles peuvent être confrontées (Trachman 2013a).

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En conclusion, et suivant ces différentes critiques, il est possible de définir que la pornographie

mainstream comme une suite de numéros sexuels répétitifs et redondants suivant une trame

narrative précise qui restreint la diversité de corps et des désirs tout en reconduisant des stéréotypes de classe, de genre et de race. Elle serait également phallocentrée, hétérocentrée et intrinsèquement capitalise et marchande. L’industrie pornographique est également genrée et les conditions de travail sont drastiquement différentes pour les hommes et pour les femmes.