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L’autogestion comme mode de fonctionnement

D. Problématisation

II. Une base collective et théorique

1. L’autogestion comme mode de fonctionnement

Les trois collectifs étudiés ont comme particularité de fonctionner en autogestion. Dans leur article « Autogestion », les sociologues Valentin Schaepelynck & Engin Sustam définissent l’autogestion comme suit : « L’autogestion renvoie en droit à tout espace social, de travail ou d’activité, qui est gouverné directement par ses acteurs ou ses producteurs, qui en établissent et en instituent collectivement et directement les règles, les normes et les institutions, refusant toute hiérarchie verticale, toute division entre gouvernants et gouvernés, patrons et salariés, éducateurs et éduqués » (Schaepelynck & Sustam 2018). Pour les collectifs la pratique de l’autogestion passe par l’implication des membres dans la totalité du processus de production. Notamment en permettant

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aux personnes de s’essayer à tous les rôles inhérents à la réalisation d’un film pornographique sans hiérarchie et sans rôles prédéfinis.

1.1. Un processus de A à Z

Les différentes personnes impliquées dans les collectifs ont été présentes lors de toute l’élaboration du projet, des discussions en amont à la diffusion du film comme l’explique Adèle, il s’agit d’un processus complet.

Et donc ça a commencé avec des réunions et puis ça s’est ensuite mis en action à travers des images réelles jusqu’au montage et à la diffusion, c’est-à-dire tout le processus attenant à un film. (Adèle, collectif belge)

Pour les personnes du collectif suisse et du collectif belge il était important que toutes les personnes impliquées puissent expérimenter chaque étape du projet sans que des rôles spécifiques ne soient définis. Comme l’explique Maj du collectif suisse, le collectif s’est formé à travers des réunions où se réunissaient des personnes intéressées par la thématique de la pornographie et mues pas l’envie de participer d’une manière ou d’une autre à la création du projet. Les sujets sont choisis en groupe et aucun rôle n’est prédéfini.

On se retrouvait une semaine sur deux et là les gens pouvaient arriver avec leurs propres background et skills, genre « J’ai envie de filmer » ou « J’ai envie de faire un film » ou « J’ai envie de performer » et puis ensuite y a eu mille idées lancées, y a eu mille embryons ou début de projet, et après on laisse les choses se faire, ceux qui prennent, prennent et ceux qui ne prennent pas, ne prennent pas. Mais coup il n’y a pas de protocole ni de rôle particulier. (Maj, collectif suisse)

Pour ces deux collectifs, il est important que toutes les personnes participantes puissent s’essayer à toutes les étapes de production et apprendre ensemble. Le collectif belge, dans son manifeste, inscrit cette manière de faire dans une dynamique d’empowerment.

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avons presque toustes incarné chaque rôle (performeurses, cadreurses, monteureuses, technicien.nes son, scénaristes). Il était important pour chacun.e.s de se familiariser avec les différents points de vue d’un tournage, dans une dynamique d’empowerment. (Manifeste, collectif belge)

L’empowerment est une notion qui formule le développement du pouvoir d’agir et la capacité d’action des individus sur leurs conditions de vie initiale dans le but de les modifier. Marie-Anne Paveau définit cette notion comme « l’élaboration de son propre pouvoir (ou puissance) par l’action politique » (Paveau 2014b). Dans une perspective féministe, l’empowerment se définit comme « un pouvoir créateur qui rend apte à accomplir des choses, un pouvoir collectif et politique mobilisé notamment au sein des organisations de base et un pouvoir intérieur qui renvoie à la confiance en soi, la capacité de se défaire des effets de l’oppression intériorisée » (Calvès 2014). Pour Adèle, c’est à la fois un pouvoir collectif et personnel qui est mobilisé dans l’apprentissage des toutes les techniques de production d’un film.

Dans le collectif français, les rôles ont été délimités au départ selon les compétences de chacun, Charlie qui avait de l’expérience dans la photographie est à la direction de la photographie, Karl qui a un parcours plus théorique s’occupe de l’écriture des scénarios, tandis que les deux autres membres du collectif gèrent la direction artistique et la production. Si l’idée de base est de travailler et construire ensemble le projet, Karl explique que la division des rôles permet de faciliter le travail lors des tournages.

Ouais on voulait vraiment pouvoir parler avec tout le monde pendant tout le processus, mais en même temps avoir une division, pour que sur le set ça ne soit pas le chaos, pouvoir vraiment pouvoir tourner avec « C’est toi qui vas avoir le dernier mot, mais on a déjà parlé pendant deux semaines sur ça donc on sait que ta décision va être notre décision aussi » du coup c’est aussi un rapport de confiance à travers les discussions qu’on avait déjà eu. (Karl, collectif français)

Les collectifs se basent sur une démarche réflexive, l’écriture de leur manifeste ainsi que leurs échanges ont permis la définition de leurs objectifs et de leurs valeurs en amont. Ainsi toustes peuvent avoir un regard sur le l’intégralité du processus sans forcément être présentexs à chaque étape.

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1.2. L’envie d’apprendre et essayer

Si dans chaque collectif les personnes entretiennent un lien avec les images de par leurs parcours, aucune d’elle n’a de formation de producteurice, de réalisateurice ou d’autres compétences qui semblent nécessaires à la production d’un film pornographique. Or, c’est justement cet apprentissage du processus complet qui motivait leurs engagements. Il ne s’agissait pas uniquement de se confronter au monde de la pornographie et d’y réfléchir, mais de pouvoir essayer les différents rôles inhérents à la création d’un film, de la réalisation à la diffusion. L’idée de faire et apprendre ensemble occupe une place importante dans les productions des collectifs, leur projet se partage et se construit en groupe. Les compétences de chacunex sont utilisées et échangées afin de créer un projet global. Cette manière de faire se retrouve fréquemment dans des formes de pornographies

critiques où l’expérimentation est mise en avant et où s’opère une remise en question du pouvoir

entre sachantexs et apprenantexs. Pour Sam Bourcier, cela relève « d’un réel renversement du pouvoir qui vient de la base, où le bricolage (do-it-yourself, autoproduction ou production maison) est roi » (Bourcier 2018 cité par Lavigne 2014a).

Adèle du collectif belge et Judith du collectif suisse, avancent que c’est justement le fait de pouvoir essayer les différents rôles et la fluidité interne qui rend le processus enrichissant.

Se mettre en action, de se mettre en pratique et de se mettre en jeu, dans l’idée que ça se partage en groupe, et puis toutes ces questions voilà de rapport à l’intime et le vis-à-vis, donc qu’est-ce que c’est d’être en image, qu’est-ce que c’est d’être en vis-à-vis, qu’est-ce que c’est de contrôler son image, qu’est- ce que c’est que créer un récit. C’est ça qui m’intéressait plus, le fait de pouvoir d’essayer tous les rôles dans le projet. (Adèle, collectif belge)

Je pense que le truc qui me plait beaucoup dans ce collectif, c’est que y a aucune hiérarchie, et chacune s’en sort plus ou moins dans tous les domaines, et y en a qui seront plus à l’aise au niveau théorique, d’autres plus à l’aise au niveau technique, mais en fait c’est hyper fluide, y a personne qui a un rôle défini, et je trouve qu’on se nourrit toutes de ce qu’on a, ce qu’on échange et ce qu’on apporte à chacune. C’est assez fou comme expérience. (Judith, collectif suisse)

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Cet apprentissage du processus complet que revendique les interviewéexs s’inscrit dans une démarche D.I.Y.27 qui prône l’« autoproduction », l’« autodistribution », l’« autopromotion » et

l’« autogestion » (Hein cité par Caraco 2012). L’expérimentation collective et collaborative est au centre de la démarche, qui s’appuie sur le partage de manière horizontale et la co-création. Le partage des connaissances de manière horizontale qu’opère les collectifs, s’inscrit également dans la lignée des ateliers féministes des années 70 puis de ceux proposés par le post-porn. Avec les luttes féministes des années 70 se développent des ateliers de cousciousness-raising qui proposent aux femmes de redécouvrir leur corps et la pluralité des sexualités. Ces ateliers participent à la transmission et à la création « de savoirs /pouvoirs différents, de cultures sexuelles et de genres différentes » (Bourcier 2018). Le mouvement post-porn se construit également à travers des ateliers où les expérimentations et la transmission sont centrales et qui « acquièrent une signification politique par l’élaboration des idées et leur transformation en projets » (Borghi 2014). Les trois collectifs, et plus particulièrement le collectif suisse et le collectif belge, prônent l’apprentissage commun, le partage et l’expérimentation. Chaque personne est libre de s’essayer à tous les rôles dans une dynamique d’empowerment et d’échange des savoirs. Le choix de se réapproprier l’entièreté de la production pornographique et de replacer le collectif au centre du processus s’inscrit dans une démarche politique.

2. Mise en scène de soi : choix intime, politique et féministe