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D. Problématisation

II. Une base collective et théorique

1. Trois collectifs, une volonté commune

Les trois collectifs étudiés ont comme point commun d’être nouveaux dans le domaine de la pornographie. En effet, ils ont produit entre un et trois films et existent depuis un peu plus de deux ans. Pour commencer cette analyse, je m’intéresse aux discours des personnes qui composent les trois collectifs et à ce qui les a amenés à produire de la pornographie. J’analyse comment les collectifs ont pensé leur engagement dans un travail pornographique comme un processus complet. Puis je montre comment les trois collectifs se placent par rapport à la pornographie mainstream.

23 Ille est la forme inclusive de il et elle qui a pour d’éviter la séparation binaire du masculin et du féminin. Diverses formes de néologismes (comme iel, ielle ou ille) sont utilisées et varient selon choix de chacunexs.

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1.1. Un désir de représenter et parler des sexualités

Les trois collectifs ont comme point commun de penser leur projet comme un processus complet où la théorie précède la pratique. Il ne s’agit pas simplement de produire de la pornographie, mais de réfléchir aux images et à ce qu’elles montrent, à comment les produire et les diffuser. La pornographie est vue comme un moyen et une porte d’entrée pour parler de corps, de sexualités, d’images, de représentations ou de conditions de travail. Leurs discours sont ancrés dans leur expérience et une réflexion politique (Paveau 2014a), ils précèdent l’action, la constituent et en posent le contexte.

Comme l’expliquent les personnes du collectif français pour qui ce n’est pas seulement l’envie de produire des images qui a motivé leur implication dans le champ de la pornographie, mais l’envie d’y intégrer un questionnement politique et social.

L’idée de faire du porno ça rentrait aussi dans une volonté de faire du cinéma et à un moment donné on s’était dit on ne va pas seulement faire du porno, mais aussi en prenant en compte les intérêts politiques et théoriques sur la question des représentations des sexualités (Charlie, collectif français)

C’est des enjeux politiques et actuels qu’on avait déjà en amont, l’envie de faire du cinéma et du coup de trouver dans ce cadre-là une possibilité de s’exprimer d’une manière artistique tout en ayant des enjeux politiques derrière. (Karl, collectif français)

La question de la motivation politique se retrouve aussi chez Judith du collectif suisse. Pour elle son envie de produire des images pornographiques est directement liée à son militantisme féministe. La réalisation de films pornographiques faits par des femmes est perçue comme un geste politique (Kunert 2014) dans une industrie contrôler majoritairement pas des hommes cisgenres hétérosexuels.

Je pense que c’est juste le thème qui m’a toujours porté dans mes photographies et ça s’est fait d’une manière assez automatique, j’avais envie de parler et d’aborder ça, d’une façon personnelle, mais aussi politique, je trouve ça important d’aborder ça et pour moi c’est la meilleure manière d’être féministe et de montrer cette libération du corps et de la sexualité des femmes par les femmes. (Judith, collectif suisse)

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Adèle du collectif belge voit aussi la pornographie comme un moyen et un prétexte pour aborder des thématiques variées qui l’intéressent. De par son accessibilité, en même temps que les tabous qui l’entourent la pornographie offre un terrain d’exploration et de revendications.

Moi je consomme aussi beaucoup de porno et je me suis rendu compte qu’à cet endroit-là y avait aussi beaucoup de choses qui touchaient à quelque chose de très puissant, parce qu’assez tabou, peu dit, mais qui est une consommation qui appartient à beaucoup de gens, mais dont on ne parle pas et la pornographie, ça a été plutôt une prétexte au tout début et encore un peu maintenant, parce que c’était un prétexte où je pouvais parler d’images, je pouvais parler d’intime, je pouvais parler de politique et de représentations et j’ai trouvé que la pornographie condensait bien toutes ces thématiques qui m’intéressaient. (Adèle, collectif belge)

Elle rajoute que son militantisme se traduit par l’art et les images et que c’est à travers les images que passent ses idées et ses réflexions.

En commençant à avoir une conscience politique ou des revendications ou en commençant à savoir formuler un discours, j’ai vu que je savais pas militer autrement que via l’art parce que je suis pas… j’ai pas une grande maitrise de la rhétorique ou ça m’intéresse pas de parler aux foules ou… enfin y a plein de sortes de militantisme, mais moi je me suis rendu compte que moi je pouvais toucher seulement à travers les images parce que c’était à cet endroit-là que je savais placer une parole ou un discours, voilà. (Adèle, collectif belge)

Plus loin dans l’entretien, Adèle explique que le projet du collectif est politique à des niveaux multiples et propres à chacune des personnes impliquées dans le projet.

Le point politique dans ce projet-là il se place à plusieurs niveaux : pour des personnes c’était juste sexer, juste l’acte de sexer, pour d’autres c’était dans les paroles qu’ils allaient émettre, dans tous ces documents d’archives, quelles paroles elles disent et comment elles vont créer l’alentour et le discours et pour d’autres, par exemple moi, c’est comment je le diffuse et où je le diffuse et quel impact du coup ça va avoir. Mais du coup le politique se situe à des niveaux très différents selon chaque personne. (Adèle, collectif belge)

Maj du collectif suisse a suivi un parcours universitaire, c’est après avoir terminé son mémoire sur la pornographie queer à Berlin qu’iel a réalisé que le meilleur moyen pour iel de continuer à explorer les thématiques des sexualités et de leur représentation était de se mettre en action.

52 Je pense que j’ai toujours beaucoup parlé de sexualités, je n’ai jamais ni été pudique, ni dans mes pratiques, ni sur mes pratiques (…) Et après à l’uni, en anthropologie (…) j’ai toujours bien aimé prendre des sujets qui viennent un peu… du coup c’était un bon moyen de venir déranger un petit peu certaines personnes qui parlent beaucoup, qui lisent beaucoup, qui théorisent beaucoup, et moi ça m’agace énormément. Et de passer par la pratique, et du coup observer des gens qui font du porno et du coup j’ai fait un mémoire là-dessus. Et après avoir fini ce mémoire, je me suis rendu·e compte que le meilleur moyen de faire sens c’était pas de faire une thèse, c’était de commencer à faire du porno. Et ça se confirme, j’ai beaucoup plus d’impact en faisant ça qu’en faisant une thèse là-dessus. Autour de moi c’est radical la différence. (Maj, collectif suisse)

Une position partagée par la performeuse Louis(e) de Ville, venue des États-Unis pour étudier à Paris et finalement devenue strip-teaseuse burlesque qui revendique que « l’on peut faire passer des idées beaucoup plus facilement en « étant en petite culotte » » (De Ville citée par Ausina 2014). L’action directe et la pratique sont préférées à la théorie pure. Pour les personnes interviewées, la pornographie est vue comme une manière de mettre en forme des idées et des questions qu’elles ont pu se poser, sans les cantonner à un milieu uniquement théorique. Leur volonté de sortir d’un cadre académique permet également de sortir de l’élitisme universitaire en passant par la pratique. Leurs paroles et leurs questionnements sont porteurs d’une réflexion qui vise à permettre d’engager une action (Orkibi 2015).

1.2. Une volonté de proposer des alternatives

Si la volonté des personnes interviewées de faire de la pornographie vient d’une réflexion politique et intellectuelle, elle vient également d’une envie de réfléchir et de se positionner vis-à-vis de la pornographie mainstream et des discours hégémoniques des grandes plateformes. Les collectifs se placent différemment quant à la pornographie mainstream, mais tous postulent le besoin de s’en éloigner et/ou d’en apporter une critique.

Pour Adèle du collectif belge il est nécessaire de diversifier les représentations de corps et des sexualités. Elle reproche à la pornographie en ligne d’être hétérocentrée et de manquer de diversité dans ses représentations de sexualités.

53 C’est clair qu’autant sur les tubes porno globalement, j’ai l’impression qu’il y a un besoin crucial de varier la représentation de corps et d’identité et que nos sexualités, en tous cas les sexualités lesbiennes, sont clairement là positionnées pour des hommes, c’est fait par des hommes et voilà, sur les tubes porno, on a le porno hétéro, porno gay, porno trans et donc nous on est dans les hétéros, les lesbiennes c’est des hétéros quoi. C’est genre des meufs qui ont des ongles hyper longs (rires) ça se passe pas bien, ça fait mal (rires). (Adèle, collectif belge)

Dans son manifeste le collectif belge, se positionne ouvertement face à une industrie hétérocentrée et patriarcale qu’il dénonce. Il postule le besoin d’une plus grande diversité dans les représentations et le besoin par les personnes concernées de s’approprier des images pornographiques.

NOUS

trouvons primordial de s’emparer des images pornographiques où sont souvent oubliées les représentations des minorités. Il apparaît évident que le porno est régi par et pour les hommes cis hétéro qui sont encore et toujours les premiers privilégiés. (Manifeste, collectif belge)24

NOUS

voulons fissurer l’industrie hétéropatriarcale du porno, y faire notre place, par et pour les personnes concernées. Nous avons réalisé ces films en autogestion, sans financements, happé.e.s par l’envie et le besoin d’agir, de produire nos images, de visibiliser nos corps et nos identités. (Manifeste, collectif belge)

Karl du collectif français rejoint la position d’Adèle sur le fait de ne pas se retrouver dans la pornographie mainstream. Il cite aussi des personnalités du monde de l’art ou du cinéma qui ont donné au collectif l’envie de s’inscrire et d’appartenir à un mouvement plus global.

Et puis aussi plus personnellement on était dans un truc où la pornographie mainstream sur les sites de ... les tubes, etc., ne représente pas forcément ce qu’on a envie de voir et on connaissait aussi des cinéastes genre Juan Alejandro, DaSilva ou Mathieu Aubert, qui faisaient déjà des films avec une recherche de scénarios, etc., qui nous touchaient plus que les tubes et du coup c’était aussi s’inscrire dans cette veine- là. (Karl, collectif français)

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Dans son manifeste, le collectif français appuie sur l’envie de faire quelque chose de différent de ce qui est visible sur les plateformes en ligne tout en critiquant l’organisation et les représentations de l’industrie pornographique.

Pourtant ille voit sur son écran à travers des grandes plateformes accessibles, des objets médiatiques qui portent le même nom générique que ses films. Ille n’y voit pas grand-chose de familier. Mécanisation de l’acte charnel sous l’effet de la répétition, uniformisation des corps, acteurs et actrices réduit-e-s à des métonymies de leurs attributs, le tag comme identité.

(…)

Sa volonté venait en premier lieu d’un manque d’offres de ce qu’ille cherchait, d’un manque de représentation de ce qu’ille voulait voir. Ille était fatigué-e de tomber inlassablement sur les mêmes contenus qu’ille ne trouvait plus excitant. (Manifeste, collectif français)

Maj du collectif suisse adopte un discours plus mesuré, pour iel il s’agit de montrer qu’une autre pornographie est possible et offrir des alternatives.

Après certaines personnes de [nom du collectif] ont parfois des discours un peu plus contre le mainstream ou la norme, mais moi je pense qu’il faut pas forcément se mettre en contre. Il faut pas non plus vendre son âme au diable, mais ça sert à rien de dire on fait mieux. C’est dire, on fait autrement, c’est juste faire en plus. Faut faire grandir l’offre. (Maj, collectif suisse)

Qu’il la critique ou qu’il veuille en proposer une alternative, le discours des trois collectifs est émis en réponse à la pornographie mainstream (Kunert 2014). L’engagement des personnes interviewées dans un travail pornographique se fait à travers une réflexion théorique alliée à une pratique militante. Le discours des collectifs s’inscrit dans un processus critique et réflexif sur la pornographie, il en dévoile la nature problématique pour en proposer des solutions concrètes. Leur discours permet également d’expliciter et justifier leurs motivations à s’engager dans la production de films pornographiques.