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CHAPITRE PRÉLIMINAIRE MISE EN CONTEXTE

DE GAMÈTES ET D’EMBRYONS

2- COMPRENDRE BRIÈVEMENT LE PLURALISME ET SES DIFFÉRENTES MANIFESTATIONS

2.1 Le pluralisme normatif au carrefour de la régulation sociale et de la normativité

Le pluralisme a minima normatif se conçoit par le fait que le droit ne constitue pas la seule façon de réguler la vie de l‘homme en société171. Il s‘intéresse à la place que le droit occupe dans l‘économie normative générale, celle-ci étant caractérisée par des zones de recouvrements entre le juridique et le social172. C‘est parce que nous sommes, pour reprendre les propos de Jean Carbonnier, enserrés dans une pluralité de systèmes de normes, ou polysystémie173, qu‘il importe de comprendre l‘interaction entre ceux-ci174. Ces interactions ou zones de recouvrement relèvent justement de l‘internormativité que nous promouvons dans la présente réflexion sur l‘anonymat des dons de gamètes et d‘embryons.

L‘hypothèse du pluralisme normatif est parfois qualifiée de "faux pluralisme"175. Notamment par Sébastien Lebel-Grenier dans sa thèse de doctorat où il explique que le "faux pluralisme" n‘est en fait composé que d‘une pluralité de normativités alternatives

171 Carbonnier, « Sociologie », supra note 117 à la p. 315.

172 Jacques Commaille, « Normes juridiques et régulation sociales. Retour à la sociologie générale », dans Chazel et Commaille, supra note 59, 13 à la p. 15 [Commaille, « Normes juridiques »].

173 Nous empruntons le terme à Arnaud, « Critique », supra note 156; Il existe un débat quant à la distinction en ordre et système, mais pour les besoins de cette thèse nous effectuons entre eux une synonymie. Sur la distinction, voir par exemple: David Sindres, La distinction des ordres et des systèmes

juridiques dans les conflits de lois, Paris, LGDG, 2008.

174 Il s‘agit de l‘hypothèse du pluralisme normatif présentée par l‘auteur. Carbonnier, « Flexible droit »,

supra note 165 à la p. 96.

175 Lauréline Fontaine, « Le pluralisme comme théorie des normes », dans Lauréline Fontaine, dir., Droit et

subordonnées au droit étatique ou marginalisées pour leur importance176. Comme si les normes ne relevant pas du juridique n‘avaient pas une existence propre ou étaient sans valeur puisque trop en marge du phénomène de la régulation étatique. Nous croyons néanmoins que le pluralisme normatif dispose d‘une légitimité réelle dans l‘univers auquel participe le droit. Celui-ci, malgré ses imperfections, demeure peut-être l‘expression la plus achevée de l‘idéal démocratique177, au risque de devenir porteur de vérité et discours de pouvoir178, mais la norme étatique ne dispose pas du monopole de la régulation sociale globale. Cette dernière incorpore dans son habitus tant des phénomènes juridiques pluriels que non juridiques. Cela nous ramène à notre équation initiale selon laquelle la "normativité = normes juridiques + normes non juridiques". Renvoyer à la normativité c‘est d‘ailleurs faire référence aux différents modes de régulation sociale dans lesquels s‘inscrivent différentes catégories de normes179.

Un retour sur le systémisme, ou théorie des systèmes, permet de bien concrétiser l‘ensemble de ces phénomènes. La régulation en constitue en effet un élément-clé180 :

176 Sébastien Lebel-Grenier, Pour un pluralisme juridique radical, D.C.L., Université McGill, Montréal, 2002 à la p. 56; Lauréline Fontaine souligne qu‘un auteur a proposé une autre distinction entre "droit pluraliste" (« Lorsque l‘État admet qu‘il y a sous sa tutelle d‘autres organes qui créent un droit qu‘il consent à reconnaître et à intégrer »), mettant en lumière un "pluralisme sociologique", et "pluralisme juridique" (« Existence, dans les cadres de l‘État, d‘organes qui sécrètent un droit dont la force obligatoire est la même que celle du droit étatique, que cette équivalence soit reconnue et admise par l‘État ou qu‘elle lui soit imposée »). Léon Ingber, « Le pluralisme juridique dans l‘œuvre des philosophes du droit », dans John Gilissen, dir., Le pluralisme juridique, Bruxelles, Éditions de l‘Université de Bruxelles, 1972, 57 à la p. 83 tiré de Fontaine, supra note 175 à la page 139 (note 10).

177 Benyekhlef, supra note 97 à la p. 835.

178 Deleury, « Rapports », supra note 73 à la p. 104; L‘auteure ajoute que nous demandons aujourd‘hui au droit d‘être en quelque sorte notre directeur de conscience et de délimiter pour nous un ordre de valeurs.

Ibid.

179 Luc Bégin, « La normativité dans les comités d‘éthique clinique », dans Marie-Hélène Parizeau, dir.,

Hôpital et éthique. Rôles et défis des comités d'éthique clinique, Québec, Presses de l‘Université Laval,

1995, 32 aux pp. 33-34.

180 Jacques Chevallier, « La régulation juridique en question », (2001) 49 Droit & Société 827 à la p. 828 [Chevalier, « Question »].

« tout système organisé, formé d‘un ensemble d‘éléments interdépendants et interagissant, serait en effet en permanence confronté aux facteurs de déséquilibre et d‘instabilité provenant de son environnement; la régulation recouvre l‘ensemble des processus par lesquels les systèmes cherchent à maintenir leur « état stationnaire », en annulant l‘effet des perturbations extérieures. »181

Talkot Parson fut le premier à proposer une théorie du "système social" (la société et ses composantes pouvant être analysées comme des systèmes sociaux), mais c‘est à Niklas Luhmann qu‘on en doit le plus haut niveau d‘abstraction182. Ce dernier a établi que tout ordre juridique peut être analysé comme un système social183. Le droit devenant un sous- système du système qu‘est la société184. Cela l‘amena à le concevoir comme étant paradoxalement tout à la fois fermé sur lui-même et ouvert sur son environnement. Fermé, car le droit est doté d‘une logique et d‘une rationalité propre en définissant l‘identité et la spécificité. Ouvert, parce qu‘il subit sans arrêt, à ses frontières, des irritants le confrontant à des situations, des contraintes de la part des autres systèmes sociaux, économiques, politiques, culturels. Tout à la fois un système juridique ou normatif en subit les influences en choisissant de les absorber et de les intégrer, mais il peut aussi décider de repousser ces éléments étrangers et les maintenir à l‘extérieur de ses frontières185.

181 Ibid.; Raymond Gassin définit un système comme « un ensemble d‘éléments en interaction, les uns avec les autres, c‘est-à-dire entretenant entre eux des relations spécifiques ». R. Gassin, « Système et droit », (1981) 3 R.R.J. 353 à la p. 356.

182 Guy Rocher, Le «regard oblique» du sociologue sur le droit, Cycle de conférences conjoint CRDP/Faculté de droit : Dans le regard de l'autre... In the Eye of the Beholder..., 23 novembre 2004 à la p. 8, En ligne : <http://www.crdp.umontreal.ca/fr/activites/evenements/041123GR_texte.pdf> (Date d‘accès : 17 août 2009) [Rocher, « Regard oblique »]; Talcot Parson, The Social System, Glencoe, Ill., Free Press, 1951; Niklas Luhmann, Law as a Social System, trad. par Klaus A. Ziegert, Oxford, Toronto, Oxford University Press, 2004

183 Rocher, « Regard oblique », supra note 182 à la p. 8.

184 Niklas Luhmann, « Le droit comme système social », (1994) 11/12 Droit & Société 53 à la p. 55. 185 Rocher, « Regard oblique », supra note 182 aux pp. 8-9.

Certains nous mettent en garde contre l‘utilisation du vocable "régulation"186, victime de son succès, qui est devenu un de ces mots passe-partout, omnibus187, au point que ses frontières sont de plus en plus poreuses et son contenu imprécis188. C‘est un avertissement qui dans un autre contexte pourrait peut-être s‘avérer prudent, mais que nous choisissons d‘ignorer dans le cadre de notre problématique. En démontrant dans le chapitre préliminaire que les nouvelles technologies de reproduction, et plus spécifiquement la question de l‘anonymat des donneurs de gamètes et d‘embryons, requièrent une réflexion allant au-delà du seul législateur et impliquant cette normativité qu‘est l‘éthique, nous avons au contraire mis en place les fondations de sa pertinence conceptuelle au regard le pluralisme normatif. D‘ailleurs, la notion de régulation présente un intérêt afin de comprendre et d‘expliquer la demande d‘éthique à laquelle fait face la "crise du droit". Alors que les mécanismes juridiques semblent incapables de réguler tous les domaines de la société, l‘éthique arriverait en renfort afin d‘équilibrer ou de compléter ce processus189. Citant deux autre auteurs, Guy Giroux ajoute que :

« [s]’il y a plusieurs façons d’appréhender la demande sociale d’éthique à notre époque, une piste féconde pour y arriver est celle de la régulation, comme nous l’avons suggéré. À ce sujet, Rouban dira par exemple, que « la demande d’éthique est liée à la crise du droit comme système de régulation entre l’individu et la collectivité ». Cohen-Tanugi dira, pour sa part, que : « La revalorisation du droit participe […] du retour du sujet et de l’éthique comme dimension essentielle des rapports sociaux. »190

186 Pour une brève analyse du terme, voir : Monnier, supra note 93 aux pp. 39-42.

187 Jacques Chevallier, « De quelques usages du concept de régulation », dans M. Maille, dir., La régulation

entre droit et politique, Paris, L‘Harmattan, 1995, 71 à la p. 95.

188 Thibaut Duvillier, « Crise de société et complexification sociétale. Crise du droit et régulation juridique », 2000 45 R.I.E.J. 27 à la p. 39.

189 Giroux, « Demande sociale », supra note 141 aux pp. 28 et 39.

190 Ibid.; Luc Rouban, « Pour une réflexion politique en matière d‘éthique », dans Procréations humaines et

société techno-scientifique. Le Supplément. Revue d’éthique et théologie morale, Paris, Éditions du Cerf,

1990, 143; Laurent Cohen-Tanugi, La métaphore de la démocratie, Paris, Éditions Odile Jacob, 1989 à lap. 28.

En tant que mécanisme de contrôle des comportements sociétaux, l‘éthique est une forme de régulation que nous ne pouvons pas ignorer. Davantage, elle participe à la régulation sociale et interagit avec la règle de droit. Lorsque nous référons à la norme éthique, celle- ci ne remplit pas toujours les exigences du juridique afin de se qualifier comme tel191. Il n‘en demeure pas moins que l‘éthique, hors du domaine juridique, continue de correspondre à la définition de la normativité. Les normes qui s‘en dégagent, incluant la recommandation qui oriente les comportements, sont-elles moins régulatrices ? Nous ne le croyons pas.

La notion plus précise de "régulation sociale"192 présente également pour nous une double vertu. Elle est d‘une part « approprié[e] pour qualifier ces phénomènes d‘interactions multiples entre social, institutions et acteurs dans le processus de production et de gestion des normes, celles-ci étant de moins en moins instituées unilatéralement et de plus en plus soumises à des appropriations multiples »193. Cela découle du fait que les sociétés industrialisées avancées constituent des systèmes sociaux complexes qui le deviennent toujours davantage. Ces systèmes sociaux ont des mécanismes de contrôle, parmi lesquels se trouve le droit, non seulement en quête d‘équilibre, mais devant également faire face à des tensions, des ruptures, des contradictions causées par la multiplicité des instances et des acteurs sociaux impliqués, et par la pluralité des stratégies sociales à l‘œuvre194. L‘éthique en est une. D‘ailleurs, les

191 Nous établissons les critères distinctifs du juridique et du normatif au point 3.

192 Pour un historique de l‘évolution du concept de régulation sociale, voir : Commaille, « Normes juridiques », supra note 172 à la p. 21; Bernard-Pierre Lecuyer, « Régulation sociale, contrainte sociale et "social control" », (1986) 8 :1 Revue française de sociologie 78.

193 Commaille, « Normes juridiques », supra note 172 à la p. 21.

194 Jacques Commaille, « Régulation sociale », dans Arnaud et al., supra note 110, 523 aux pp. 523-524 [Commaille, « Régulation »].

tenants du paradigme postmoderne prônent un abandon de l‘univocité du système normatif pour adopter le parti de la complexité195.

Nous pouvons faire un lien avec la métamorphose subie par l‘acte d‘engendrement et auquel participe désormais une pluralité d‘acteurs. À ce stade, même la famille se voit octroyé le statut de postmoderne196. En ce qui concerne la question même du recours aux forces génétique d‘un tiers donneur et la quête des origines, la complexification des rapports humains qui interviennent alors, ceux-ci constituant le point d‘ancrage de notre analyse sous l‘angle de la sollicitude, et la nécessaire intervention du législateur démontrent le besoin d‘une interaction multiple entre le social, les institutions et les acteurs. Le niveau d‘intervention du droit s‘incarne inévitablement dans le social et s‘en trouve analysé selon une perspective pluraliste où plus d‘une approche analytique (juridique et non juridique) normalisent les comportements sociaux et doivent interagir.

La perspective pluraliste et interactive constitue ainsi le second avantage du concept de régulation sociale qui inscrit le juridique dans un ensemble plus large197. Le phénomène peut prendre différentes formes et paraît s‘inscrire à trois niveaux : lors de la production du droit lui-même (il est également un processus éminemment politique), dans la coexistence d‘orientations juridiques différentes (par un éloignement du monisme législatif vers le pluralisme juridique) et, finalement, au niveau du rapport du droit avec

195 Maisani et Wiener, supra note 139 à la p. 448.

196 Geneviève Delaisi de Parseval, Famille à tout prix, Paris, Éditions du Seuil, 2008 à la p. 27 [Delaisi de Parseval, « Famille »].

les autres logiques normatives (il s‘agit ici de l‘internormativité proprement dite)198. Nous reconnaissons ici les composantes d‘un dynamisme législatif au cœur duquel notre attention est portée sur les zones de recouvrement existant entre l‘éthique de la sollicitude et le droit.

Si, pour reprendre les propos de Sophie Monnier, d‘aucuns s‘accordent à reconnaître que l‘univers juridique n‘épuise pas la régulation sociale et que la normativité forme un ensemble au sein duquel la normativité juridique n‘est qu‘une espèce199, reste à déterminer quels sont les critères de la normativité et, plus particulièrement, sur quelle base en distinguer la normativité juridique200. Avant d‘aborder plus en détails, au point 3, ce qui différencie un ordre juridique d‘un ordre normatif, nous nous intéressons ci-après à la question même du pluralisme juridique. De fait, la thèse du pluralisme juridique est souvent la seule reconnue dans la doctrine. N‘avons-nous pas souligné que le pluralisme normatif est parfois qualifié de "faux pluralisme"201. Il s‘agit pourtant de celui qui contient les normes du social non juridique. Nous ne nions par contre pas l‘existence du pluralisme juridique. Celui-ci constitue plutôt à nos yeux une des manifestations du pluralisme, mais à l‘intérieur de l‘univers normatif pluriel.

198 Commaille et Perrin, supra note 154 aux pp. 125-127. 199 Monnier, supra note 93 à la p. 20.

200 Ibid. à la p. 21; Voir également : André-Jean Arnaud, « Droit et Société : Un carrefour interdisciplinaire », (1988) 21 R.I.E.J. 7 à la p. 18.