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CHAPITRE PRÉLIMINAIRE MISE EN CONTEXTE

SECTION 2 LÉGITIMITÉ DE L’INTERVENTION ÉTATIQUE

Le point de départ de notre démarche théorique est la controverse entourant les modes de régulation de la procréation assistée. Il importe effectivement de déterminer dès le départ qui a le pouvoir d‘intervenir et d‘établir des limites. Déjà en 1999, la professeure Bartha Maria Knoppers proposait quatre modèles d‘encadrement des technologies impliquant la génétique humaine que nous pouvons transposer aux techniques de reproduction : le modèle des droits de la personne, le modèle législatif, le modèle administratif et le modèle du marché58. Nous affirmons néanmoins la légitimité de

56 Tracy Hampton, « Anonymity of Gamete Donations Debated », (2005) 294 :21 Journal of American Medical Association 2681 à la p. 2682 : « Governments must find ways to balance the many complex concerns of gamete donors, recipients, and offspring. ».

57 Van Heugten et Hunter, supra note 26 à la p. 2-29.

58 Bartha Maria Knoppers et al., « Commercialization of Genetic Research and Public Policy », (1999) 286:5448 Science 2277; Voir également Bartha Maria Knoppers, « Quatre modèles pour la génétique humaine : Entre la complexité et la beauté de l‘être humain », dans Michel Venne, dir., La révolution

génétique, Sainte-Foy, Les Presses de l‘Université Laval, 2001, 133 [Knoppers, « Quatres modèles »];

Bartha Maria Knoppers et Rosario Isasi, « Regulatory approaches to reproductive genetic testing », (2004) 19 :12 Human Reproduction 2695 à la p. 2700; Élodie Petit, « Éléments de réflexion sur le choix d‘un modèle de réglementation pour l‘embryon et les cellules souches embryonnaires », (2004) 45 C. de D. 371; Commission de réforme du droit du Canada, La procréation médicalement assistée – Document de travail

l‘intervention du législateur, de l‘État, dans ce domaine du droit et de la science caractérisé par la complexité et l‘évolution des pratiques ainsi que des perceptions au sein de la communauté scientifique et dans la population. De manière générale, dans le domaine de la procréation assistée, la norme de droit doit donc prédominer comme outil de gouvernance. Les raisons de cette conviction sont multiples, mais se résument pour l‘essentiel aux implications de la procréation assistée non seulement pour les personnes concernées, mais aussi pour l‘ensemble de la société.

De l‘avis d‘Alain Chouraqui, un contexte d‘incertitude rend difficile la définition et la gestion de certaines normativités comme l‘éthique, dont le rôle est pourtant essentiel dans l‘encadrement de la procréation assistée. Le danger est d‘assister à un recul du rôle régulateur de l‘État désormais considéré comme inadapté. Cette situation a entraîné une désarticulation de l‘unité apparente du système juridique et une multiplication des contacts entre une régulation juridique diversifiée et le social non juridique, c‘est-à-dire celui où la normativité se distingue du juridique. Elle a donc rendu encore plus nécessaires et plus délicates les questions liées à la définition de chaque mode de régulation, de la place de la régulation juridique dans le social, et de l‘articulation des régulations juridiques et sociales59.

no 65, Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1992 aux pp. 111-130; Marsha

Garrison, « Law making for baby making : an interpretative approach to the determination of legal parentage », (2000) 113 :4 Harv. L. Rev. 835.

59 Alain Chouraqui, « Normes sociales et règles juridiques : quelques observations sur des régulations désarticulées », (1989) 13 Droit et Société 415 à la p. 422; Alain Chouraqui, « Quelques difficultés d‘articulation du juridique et du social », dans François Chazel et Jacques Commaille, dir., Normes

Le recul du rôle régulateur de l‘État jugé inadapté, ne trouve pas pleinement sa place dans le domaine des nouvelles technologies de la reproduction. Le législateur est l‘acteur devant intervenir dans l‘encadrement des pratiques de procréation assistée. La Cour suprême du Canada le souligne d‘ailleurs dans son jugement de décembre 2010 sur la procréation assistée60. En dépit du fait que la grossesse et la naissance soient des événements biologiques, la reproduction est davantage un processus social et politique61. En plus des modifications profondes apportées au modèle familial depuis quelques années, la procréation assistée implique des enjeux de société, où se trouvent souvent des droits et des intérêts contradictoires qui ne peuvent pas être réglés qu‘au cas par cas. La problématique en cause en est un exemple flagrant. Qu‘arrive-t-il entre les droits du donneur au respect de sa vie privée et le droit de l‘enfant d‘accéder aux informations nominatives et identifiantes concernant son géniteur lorsqu‘il en ressent le besoin?

D‘ailleurs, même si nous concluons au chapitre 2 qu‘une règle de droit n‘est pas l‘outil approprié afin de s‘assurer du fait que les enfants soient informés des circonstances de leur conception, cela ne veut pas dire que le législateur se retire complètement du processus analytique. Notre conclusion ne reconnaît pas l‘existence d‘un droit au secret, mais d‘un privilège de réserve visant à respecter la privatisation de la famille et qui découle du contexte de la loi en matière de procréation assistée. Il relève néanmoins d‘un choix du législateur que d‘adopter éventuellement cette position. Tel est

60 Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, supra note 24: « Bien que l‘acceptabilité éthique des techniques soit évidemment discutable […] on ne peut sérieusement mettre en doute la faculté du Parlement de les interdire ou de les réglementer. ».

61 Mary Jane Mossman, Families and the Law in Canada: Cases and Commentary, Toronto, Emond- Montgomery, 2004 à la p. 190; Suzan A. McDaniels, « Women‘s Role, Reproduction, and the New Reproductive Technologies », dans Nancy Mandell et Anne Duffy, dir., Reconstructing the Canadian

le cas de la France qui consacre un véritable droit au secret dans sa loi62. Ce privilège peut également être encadré par le législateur dans sa mise en œuvre puisqu‘en vertu de l‘éthique de la sollicitude, il doit s‘accompagner d‘une information adéquate des conséquences qui concerne les conséquences de son exercice.

Bref, les enjeux liés à la procréation assistée concernent nombre de facettes de la sphère publique, du social, de l‘éthique, du juridique, du médical et de l‘économique pour ne nommer que ceux-là, et requièrent un encadrement uniformisé afin d‘aborder les questions et de résoudre les problèmes d‘une façon globale. L‘objectif étant de réguler efficacement les conditions et les conséquences de la maîtrise scientifique de la reproduction humaine63. De plus, si le droit ne prétend pas être le modèle exclusif de régulation des comportements des personnes, il présente le mode de régulation sociale accepté et acceptable dans le cadre d‘une société libre et démocratique64.

Dans un article sur l‘introduction de la morale en droit, Maureen A. McTeer adopte une démarche semblable et s‘interroge sur la pertinence de l‘intervention législative afin d‘encadrer les activités scientifiques et médicales. Analysant le débat entre Devlin et Hart, elle conclut que pour en arriver à une réponse concrète, il importe de déterminer quels intérêts de société sont suffisamment importants au point de nécessiter

62 Art. 311-20 al. 1 Code civil.

63 Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction, Un virage à prendre en douceur :

Rapport final de la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction, Vol. 1, Ottawa,

Ministère de Services gouvernementaux Canada, 1993 aux pp. 17-18 [Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction, « Virage volume 1 »]; Catherine Labrusse-Riou, « La filiation et la médecine moderne », (1986) 2 R.I.D.C. 419 à la p. 421 [Labrusse-Riou, « Médecine moderne »].

64 Georges A. Legault, « Droit et bioéthique : l‘inscription du sens », dans Marie-Hélène Parizeau, dir.,

Bioéthique : méthodes et fondements, Montréal, Association canadienne-française pour l‘avancement des

une intervention de l‘État. Elle spécifie par la suite que, parmi les intérêts publiques pouvant répondre à cette exigence, se trouvent l‘intégrité de l‘individu, le respect de toute vie humaine, l‘autonomie et le droit à la vie privée des individus « which includes the right to know and to protect one‘s genetic heritage »65.

Lors de la publication du rapport final de la Commission Royale sur les nouvelles techniques de reproduction en 1993, il y fut recommandé que « [c]‘est aux gouvernements, les défenseurs de l‘intérêt public, qu‘il appartient de veiller à ce que la mauvaise utilisation des techniques de reproduction ne porte pas préjudice ni aux particuliers ni à la société dans son ensemble »66. Cette position favorisant le législateur est d‘importance puisque la Commission royale est l‘organe qui fut créé en 1989 par le gouvernement fédéral en réaction aux préoccupations grandissantes au sein de la société canadienne relativement au développement des technologies liées à la procréation assistée67. Le Barreau du Québec adopta une position similaire dans les années quatre- vingt68.

Roxanne Mykitiuk et Albert Wallrap renchérissent et affirment de leur côté qu‘une intervention législative peut assurer le respect des valeurs fondamentales de la société canadienne, protéger le public contre des risques à sa santé et sa sécurité et fournir

65 Maureen A. McTeer, « A Role for Law in Matters of Morality », (1995) 40 McGill L.J. 893 à la p. 898. 66 Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction, Un virage à prendre en douceur :

Rapport final de la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction, Vol. 2, Ottawa,

Ministère de Services gouvernementaux Canada, 1993 à la p. 1156.

67 Pour une description du mandat de la Commission royale, voir : Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction, « Virage volume 1 », supra note 63 à la p. 2.

68 Barreau du Québec – Comité sur les nouvelles technologies de reproduction, « Rapport du comité sur les nouvelles technologies de reproduction », (1988) 48 :2 Suppl. R. du B. 1 aux pp. 35-36 [Barreau du Québec, « Rapport »].

des principes de droit clairs grâce auxquels des disputes potentielles pourraient être résolues69. Nous avons fait état du conflit entourant l‘anonymat des donneurs, objet de notre réflexion, mais cette problématique issue des technologies de la reproduction n‘est certes pas la seule à générer des positions divergentes pouvant être source d‘atteintes aux personnes impliquées dans le processus. Le diagnostic préimplantatoire en est une autre70.

Un danger demeure finalement qu‘une loi ayant pour objectif de réguler la procréation assistée soit limitée aux enjeux actuels et tende à clore le débat public71. Cela découle du format trop hermétique des textes législatifs qui n‘évoluent pas aussi vite que les avancées de la science et des interrogations qu‘elles suscitent. Le mouvement actuel visant l‘abolition de l‘anonymat peut en être un bon exemple. Cet argument motive certainement la position de Michèle Rivet pour qui le droit joue sûrement un rôle important dans le contexte des nouvelles technologies de reproduction, mais celui-ci ne doit pas cristalliser dans des textes de loi des questions pour lesquelles le débat éthique n‘est pas concluant ou des pratiques qui sont réglées adéquatement par d‘autres instances

69 Roxanne Mykitiuk et Albert Wallrap, « Regulating Reproductive Technologies in Canada », dans Jocelyn Downie et al., dir., Canadian Health Law and Policy, 2e Édition, Markham/Vancouver, Butterworths, 2002, 367 à la p. 430.

70 Sur le sujet, voir notre analyse dans: Julie Cousineau, Enjeux éthiques et légaux des applications du

diagnostic préimplantatoire au Canada, Mémoire de maîtrise, Montréal: Faculté de droit, Université de

Montréal, 2006, En ligne : <http://hdl.handle.net/1866/2459> (Date d’accès: 5 décembre 2010) [Cousineau, « Enjeux éthiques et légaux »]; Julie Cousineau, « En quête d’un cadre juridique pour le diagnostic préimplantatoire au Canada…», dans Association mondiale de droit médical, Actes du 16e Congrès

mondial de droit médical (CD-Rom), 7 au 11 août 2006, Toulouse (France), Les Études Hospitalières, p.

409 (texte no 96) [Cousineau, « En quête d’un cadre juridique »];Cousineau, « Autonomie reproductive »,

supra note 23; Julie Cousineau, « Le passé eugénique canadien et ses leçons au regard des nouvelles

technologies génétiques », (2008) 13 :2 Lex Electronica, En ligne : <http://www.lex- electronica.org/docs/articles_2.pdf> [Cousineau, « Passé eugénique canadien »]; Julie Cousineau et Arnaud Decroix, « Diagnostic préimplantatoire et eugénisme : l‘argument de la pente glissante », Article soumis au R.D.U.S., 2011 [Cousineau et Decroix, « Argument de la pente glissante »]; Michelle Stanton-Jean et Julie Cousineau, « Le diagnostic préimplantatoire : une position internationale (UNESCO) et régionale (Commission de l‘éthique de la science et de la technologie), à paraître dans un ouvrage collectif chez Dalloz, 2011.

que le droit positif étatique72. Pour les questions qui concernent la vie en générale, son contrôle et sa manipulation, il a par exemple été proposé de confier le mandat de fixer des balises aux comités d‘éthique. Ils représentent un lieu de réflexion et de discussion propre à établir des normes appropriées aux enjeux soulevés73. Nous croyons néanmoins cette approche inappropriée puisque non propice à l‘uniformisation des pratiques tel que cela devrait être le cas dans un domaine aussi sensible qui interpelle la finalité de la vie humaine. D‘autant plus dans la problématique sur l‘anonymat des donneurs de gamètes et d‘embryons.

Au-delà de la sphère légitime d‘intervention du droit et de sa fonction protectrice, une auteure met en doute sa vocation à régler le conflit de l‘anonymat. Sa levée est généralement invoquée dans un but d‘ordre psychologique et le droit n‘a rien à dire sur la manière d‘assurer l‘équilibre psychologique, voir le bonheur, des individus74. Il nous semble par contre que le caractère fondamental de la problématique requiert un encadrement standardisé par le législateur. L‘intérêt de notre démarche est justement de s‘interroger sur la meilleure façon de s‘adapter, sur le plan juridique, aux particularités de l‘anonymat.

72 Michèle Rivet, « Les nouvelles technologies de reproduction : les limites de la loi », dans Gérald-A. Beaudoin, dir., Vues canadiennes et européennes des droits et libertés : Actes des JOURNÉES

STRASBOURGEOISES 1988, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1989, 443 à la page 468 [Rivet,

« Limites »]; Voir également : Jacqueline Rubellin-Devichi, « Les procréations assistées : état des questions ». (1987) 86 :3 Rev. Trim. Civ. 457 aux pp. 457-459.

73 Édith Deleury, « Éthique, médecine et droit : des rapports qui reposent sur une confusion entre les rôles », dans Cahiers de recherche en éthique : 16- Vers de nouveaux rapports entre l’éthique et le droit, Québec, Éditions Fides, 1991, 103 à la p. 109 [Deleury, « Rapports »]; D‘ailleurs, au regard de l‘internormativité, cette avenue du comité d‘éthique est considérée comme un mode de régulation intermédiaire entre la loi et la norme morale individuelle. Ibid.

74 Dominique Thouvenin, « Le droit a aussi ses limites », dans Jacques Testart, dir., Le magasin des enfants, Paris, Éditions François Bourrin, 1990, 219 aux pp. 234-235 [Thouvenin, « Limites »].

À cette étape de notre réflexion, ayant établi la légitimité de l‘action publique, nous nous demandons comment celle-ci peut opérer par le biais de sa législation. Avant de présenter notre approche théorique au chapitre 1, il nous semble opportun de revisiter certaines des options qui étaient à notre disposition.

SECTION 3 : UNE NORME DE DROIT EN INTERNORMATIVITÉ AVEC