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L’unicité du visage est reconnue et ce constat demeure difficilement contestable. Élément premier de reconnaissance identitaire, il est essentiel à la communication verbale et non verbale et à la perception des émotions qui se donnent à voir sur les personnages à la fois biancarelliens, houellebecquiens et rinaldiens. Ces visages expriment les relations où les frontières intérieures-extérieures se dissipent, où la projection du sens s’établit dans la conception relationnelle de l’individu avec l’autre, où finalement toutes ces perceptions témoignent de « la mystérieuse faiblesse des visages d’hommes »2. L’organisation de la thématique de cette thèse, fondée sur la symbolique qui se dégage des visages, contribue à l’interprétation, à la compréhension et à la signification de la description mise en scène par les auteurs.

Dans l’œuvre houellebecquienne, le visage qu’arborent les personnages se trouve agressé par le temps, ce temps qui passe et lasse, duquel on essaye de réchapper avec le sentiment purement introspectif que l’on a su garder sa jeunesse, que l’on a su s’interdire de vieillir. La vieillesse ne semble “arriver qu’aux autres”, fiction rassurante accompagnant la sensation hypocrite de différer de la masse. C’est dans cette optique que le vieillissement du visage agit comme une fonction anthropologique d’horloge naturelle décomptant les années qui séparent de la mort. Daniel1, résigné, en fait l’amer constat : « J’avais la quarantaine bien

sonnée ; mon visage était soucieux, rigide, marqué par l’expérience de la vie, les

responsabilités, les chagrins ; je n’avais pas le moins du monde la tête de quelqu’un avec qui on aurait pu envisager de s’amuser ; j’étais condamné. » (PI, 310) L’expérience de la vie avec soi et avec l’autre vers laquelle converge la conscience de vieillir témoigne d’une appréciation sociale et culturelle et d’une conscience de soi. Le visage fait face à la résignation de son vieillissement et au racisme. Ostracisée, comme le remarque Daniel 24, « l’identité de nos visages — d’autant plus frappante que la plupart de ceux qui errent dans la région sont

1 Mohamed RACHDI, Art et mémoire : L’invention de l’oasis natale, Paris, L’Harmattan, coll. « L’ouverture

philosophique », 2000, p. 72.

2 Jean-Paul SARTRE, La Nausée, in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,

d’origine espagnole ou maghrébine — est pour moi le signe certain de leur condamnation à mort. » (PI, 68) Le visage, marqué par la vieillesse, déroge aux normes de la société “jeuniste” qui érige en modèle à suivre la jeunesse comme idéal, la séduction comme symbole de modernité, la santé du corps comme modèle de sociabilité, la beauté comme source de consommation visuelle ou autre :

Cela s’observe, je l’avais déjà observé chez certaines personnes âgées : parfois leur visage est calme, statique, leur esprit paraît paisible et vide ; mais dès qu’elles reprennent contact avec la réalité, dès qu’elles reprennent conscience et se remettent à penser, elles se remettent aussitôt à pleurer — doucement, sans interruption, des journées entières. (PI, 380)

Cette idéologie contraignante et utopique s’oppose à une vision plus traditionnaliste d’une société où « il est vrai aussi que, vivant à une époque où les corps étaient moins exhibés, [on] surestimait l’importance de la beauté du visage. » (PI, 94) Le processus de vieillissement rappelle la fragilité de la condition humaine et il faut alors exhiber des signes visibles pour attester de sa résistance face au temps : c’est pour cela que « toujours les yeux de couleur claire, souligne Angelo Rinaldi, apportent au visage une note d’éternelle jeunesse. » (MA, 130) Aussi en sont-ils l’indice culturellement valorisé.

Face au miroir, devant la propre nudité de son visage, l’homme contemporain se heurte au jugement cynique de la société qu’il a intériorisé. La déformation de son visage l’exclut de tout ou partie du champ social. Isabelle, premier véritable amour de Daniel1, se suicidera au terme d’une longue et douloureuse métamorphose physique, due au poids des années et aux affres de la vie, signe de dépossession et d’enlaidissement : « Elle avait pris au moins vingt kilos. Même le visage, cette fois, n’avait pas été épargné : bouffie, couperosée, les cheveux gras et en désordre, elle était affreuse. » (PI, 93) C’est par la détérioration du visage que passe le rejet, notamment dans la société actuelle valorisant la jouissance de l’apparence. L’homme, humilié puis renié dans son appartenance au groupe, se heurte à une double non-reconnaissance par lui-même et par les autres. Dans l’imaginaire social et culturel des sociétés occidentales libérales le visage est synonyme de jeunesse et sa dégradation témoigne d’un renoncement à soi et aux autres. Car « à partir d’un certain âge, la vie devient administrative — surtout. » (PI, 149) Ce constat semble se démocratiser et suivre la trajectoire hyperbolique de l’avancement du libéralisme contemporain. N’y échappent même pas les acteurs du capitalisme sauvage puisque désormais les commerçants chinois eux-mêmes

ont avec eux le même rapport immédiat, direct, qu’un Occidental pourra avoir avec la beauté de son visage — et au fond à plus juste titre, puisque, dans un système politico-économique suffisamment stable, s’il arrive fréquemment qu’un homme soit dépouillé de sa beauté physique par la maladie, si la vieillesse de toute façon l’en dépouillera inéluctablement, il est beaucoup plus rare qu’il le soit de ses villas sur la Côte d’Azur (PI, 206).

Perdre la beauté et la jeunesse de son visage revient à perdre de sa superbe et les fondements de ce narcissisme élémentaire indispensable à l’établissement d’une mentalité saine dans les étapes fondatrices de la construction d’un soi maîtrisé et affirmé. L’emprise du temps sur le visage peut être violente, rongeant de fait les années qui le séparent de sa pleine humanité : « je scrutais son visage que le temps a marqué non pas tant en y imprimant des rides, qu’en le vidant peu à peu de sa chair, comme s’il le creusait de l’intérieur. » (MA, 108) L’altération du visage désenchante l’existence compromettant ainsi sa pleine expression sociale qui reste inséparable de l’importance sociale que confère l’estime de soi.

Au-delà du processus de vieillissement, il existe plusieurs motifs qui plissent et déforment la figure et le visage, ces mêmes plis qui font la vie profonde d’un visage en attestant de son expressivité. La déformation de la jouissance en est un. Surface de perception pulsionnelle qui en appelle aux axes de la sensorialité — le sentir, le ressentir, le voir, l’entendre, le toucher —, le visage sexuel s’emplit d’« une innocence, [d’]une grâce sensuelle bouleversantes. » (PI, 172) Le plaisir tisse un visage de vérité perceptible par l’Autre dans l’étreinte. Le caractère sacré que peut revêtir la relation intime, proximité corporelle appelant la fusion charnelle, est atténué par la simulation sexuelle. Cette dernière se joue également sur le visage et sa dimension d’infinitude. La caresse du visage engage la réciprocité et appelle à la reconnaissance. Elle est une marque d’engagement, un indice palpable de l’identité, une atteinte à l’altérité où la main et la peau forment un pont qui mène de l’autre côté du miroir, là où la jouissance permet, à travers l’accès à l’autre et la fulgurance du regard, de toucher au Visage du réel : « Après quoi je l’ai encore regardée dans les yeux, en passant la main sur son visage pour en écarter une mèche de cheveux. Il s’en serait fallu de peu pour qu’elle devienne ma prison, qu’elle parvienne à m’y maintenir et à m’empêcher de pénétrer dans ce couloir obscur. » (MU, 240) Face à la torsion de la jouissance comme tressaillement nerveux qui est, soit reçue, soit donnée, le Visage est parcouru par une onde de sensations qui le mène bien au-delà du sexuel l’installant au cœur d’une sorte de désir de fusion cosmique qui emporte le corps et les sens :

La fellation est depuis toujours la figure reine des films pornos, la seule qui puisse servir de modèle utile aux jeunes filles ; c’est aussi la seule où l’on retrouve parfois quelque chose de l’émotion réelle de l’acte, parce que c’est la seule où le gros plan soit, également, un gros plan du visage de la femme, où l’on puisse lire sur ses traits cette fierté joyeuse, ce ravissement enfantin qu’elle éprouve à donner du plaisir. (PI, 195-6)

Le visage extatique perdu dans les affres de la jouissance existe également sans être forcément lié au sexuel : « J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance. Ce visage se voyait très fort. Même ma mère devait le voir. Même mes frères le voyaient. »1 L’expression du visage amorce le désir, anime la sensorialité et engage une intrigue relationnelle : « Je relevai les yeux […] ; devant moi, il y avait une jeune fille d’une vingtaine d’années, à la peau très blanche, au visage dont la pureté de lignes évoquait Botticelli ; ses longs cheveux épais et noirs descendaient en frisottant jusqu’à sa taille. Elle joua le jeu pendant quelques minutes, me sourit, me parla, essaya d’en savoir plus sur la

merveilleuse personne humaine que je pouvais être » (PI, 249)2. La peinture botticellienne de la jeune femme — chevelure sombre et bouclée, peau blanche, virginale — est une description de type phénoménologique semblable à la manière du Nouveau Roman robbe-grillettien mais au-delà de Botticelli se déploie une richesse infinie de réseaux, apanage de l’aspect arborescent et réticulaire du schème : la dimension mélancolique, une grâce et une élégance subtiles et raffinées, des références à Vénus, à la mythographie hellénique, une façon de concentrer la lumière, l’emploi de contours sinueux et de lignes ondulantes et fluides, etc…

La douleur et la maladie sont également des sensations, des processus qui agressent le Visage, lieu des signifiants, et entraînent l’Autre ou bien soi-même, face au miroir, à exercer sa pulsion scopique sur l’anomalie physique. La maladie modifie l’apparence et se traduit par une douleur multiple : psychique et/ou physique, intérieure et/ou extérieure… L’individu s’efforce de retrouver les traits d’un visage effacé qui le rend étranger aux autres autant qu’à lui-même. Même le miroir accroît la douleur puisqu’il témoigne de l’impossible récupération esthétique et identitaire. La pensée de Michel Foucault dans Les Mots et les

1 Marguerite DURAS, L’Amant, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Minuit », 1984, p. 15.

2 On trouve une résonance dans l’œuvre de Marcel PROUST : « Mais sans doute Swann, fidèle ou revenu à une

conception différente, goûtait-il dans la jeune femme grêle aux yeux pensifs, aux traits las, à l’attitude suspendue entre la marche et l’immobilité, une grâce plus botticellienne. Il aimait encore en effet à voir en sa femme un Botticelli. » (Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu. Tome II. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1ère

choses est intéressante tant on croirait qu’il évoque le Visage malade qui se heurte à sa propre

réalité, à la difformité qui destitue l’homme de son humanité : « c’est que l’homme est “fini”, et qu’en parvenant au sommet de toute parole possible, ce n’est pas au cœur de lui-même qu’il arrive, mais au bord de ce qui le limite : dans cette région où rôde la mort, où la pensée s’éteint, où la promesse de l’origine indéfiniment recule… »1 La malformation vécue comme une tare ou une malédiction porte également atteinte à l’harmonie naturelle du visage brisant la ligne du temps puisqu’elle condamne à la perpétuité : « Mansuetu […] a la partie gauche du visage légèrement plus basse que la droite, et cache comme il peut ce défaut sous une barbe qui lui dévore la moitié de la face » (MU, 31) La dissymétrie est un affront à la beauté qui limite l’investissement affectif et une marque de faiblesse qui accentue le rejet dû à la différence : « Cette symétrie est la seule que l’homme attende, la seule dont l’absence le rende mal à l’aise et lui fasse paraître anormale, boiteuse ou incomplète toute façade ou toute structure où elle fait défaut. »2 De plus la pilosité opère un changement de statut du visage comme facteur d’individuation. Évoquant l’animalité, la barbe, en portant atteinte à son expression, couvre le visage faisant passer l’individu d’homme à bête monstrueuse. La disgrâce de Mansuetu n’est pas sans rappeler le calvaire des “gueules cassées” de la Première Guerre mondiale. Mansuetu s’apparente à Humoriste, personnage houellebecquien, puisqu’ils font partie « de ces êtres disgraciés dont même le désespoir ne peut pas être pris totalement au sérieux » (PI, 259). Mansuetu, berger au visage abîmé, exprime par instants « la surprise et l’effroi » (MU, 86) ; il est semblable à ces hommes sans visage qui mènent une existence fantomatique, tels des monstres parmi les leurs, tant l’infirmité détériore la possibilité de relation avec Autrui en insinuant la défiance. Sur le visage altéré qui souffre de cette carence symbolique de la mutilation s’inscrivent les traces visibles de la laideur comme norme du désordre et de la diversité. Une laideur qui repousse et interroge l’homme sur l’horreur de son propre visage. Face à cette délicate acceptation de soi, l’écriture peut être une thérapie car le visage textuel compense le visage charnel dénué de désir. On pense irrémédiablement à la résignation sartrienne : « Quand et comment j’ai […] découvert ma laideur. »3 Et tout autant à

1 Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque des Sciences humaines », 1966, p. 394-5.

2 Roger CAILLOIS, « La dissymétrie » (p. 193-281), in Cohérences aventureuses. Esthétique généralisée, Au cœur du fantastique, La Dissymétrie, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1976, p. 216.

la révélation foucaldienne : « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. »1

La “balafre”, qui est également une autre occurrence de la distorsion faciale, fait du visage une surface creusée, dénuée de son caractère primordial et elle soumet l’homme à un jugement social qui le stigmatise comme n’ayant plus tout à fait figure humaine. Le caractère monstrueux du Visage trouve paradoxalement à s’exprimer sur les visages liftés, ces visages sans plis qui ont quelque chose de monstrueux : « [Nora] m’adresse, avant de fuir, ce sourire qui découvre à peine les deux jaquettes de ses incisives supérieures et qui, chez elle, en tout état de cause, constitue le maximum de la gaieté depuis que les liftings l’ont figée dans la cinquantaine. » (MA, 82) Le modelage du visage par la médecine esthétique offre une vision figée, dévalorisée et épurée du visage et de la personne : « Tous les peelings de Nora n’y peuvent rien : la science ne fait que prolonger la vieillesse. » (MA, 127) Il est amusant de comparer ces visages à des visages “en sommeil”. Dès lors on ne peut s’empêcher de faire référence à l’affirmation de Jean Cocteau qui disait que « [r]ien ne [l]’effraye plus que la fausse accalmie d’un visage qui dort. »2 Il est donc commun de sentir un léger malaise à la vue de ces visages inexpressifs et l’on serait tenté de détourner le regard à l’image de Persée face à Méduse dont la monstruosité est visible dans la grimace. Le lifting, véritable processus à “démonter le temps”, doit tendre vers ce que David Le Breton nomme le visage de référence : « Il semble que chaque homme porte en lui un visage de référence à l’aune duquel il mesure son visage d’aujourd’hui. […] Le visage de référence appartient à la jeunesse. »3 La chirurgie esthétique qui a pour but d’effacer les signes visibles de la vieillesse propose aux individus de se délester du poids du visage pour façonner un masque sans âge et uniformiser les traits. Le sourire, « crispation sympathique des maxillaires sous l’effet de la chaleur humaine […] ne signifie que la nécessité de sourire […]. Il est sans arrière-pensée, mais il vous tient à distance. Il participe de la cryogénisation des affects »4. Le sourire, qui d’ordinaire illumine le visage et exprime l’équilibre qui existe entre lui et l’Autre, a souvent tendance à s’avérer inquiétant quand il est artificiellement construit. Il n’apparaît pas d’emblée comme naturel et la comparaison avec le sourire des têtes de mort en témoigne !

1 Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 1969, p. 28.

2 Jean COCTEAU, Vocabulaire, Plain Chant et autres poèmes (1922-1946), Paris, Gallimard, coll. « Poésie »,

1983, p. 114.

3 David LE BRETON, Des visages, op. cit., p. 174.

Le visage peut également porter les stigmates de la mort. Celle-ci en déforme les traits et s’imprime durablement dans les plis du visage creusé par le temps. Il est commun dans l’œuvre biancarellienne d’être confronté à un « visage déchiré par un rictus d’agonie » (MU, 23), de déceler « le désespoir infini » (MU, 258) qui le traverse lorsque la mort, « cette ombre sur [le] visage » (MU, 233), s’abat sur le vivant pour y laisser une trace indélébile. Daniel1, lui, transcende la peur ou la fatalité puisqu’il choisit de croire en la mort. Se saisir du visage de la mort, c’est déchiffrer les mystères du monde : « il est vrai qu’on doit rencontrer sa propre mort, la voir au moins une fois en face, que chacun d’entre nous, au fond de lui-même, le sait, et qu’il est à tout prendre préférable que cette mort, plutôt que celui, habituel, de l’ennui et de l’usure, ait par extraordinaire le visage du plaisir. » (PI, 413-4)

La mort n’a plus seulement un visage, elle est le Visage, et c’est en ayant recours au clonage dans La Possibilité d’une île qu’elle trouve le mieux à s’exprimer. Bien que le clonage, processus fantasmatique de l’envie d’immortalité de l’homme, soit présenté comme repoussant les lois de la bioéthique, c’est dans la duplication du visage que se signe la mort de la singularité du Visage. Daniel24 le reconnaît partiellement : « Étant génétiquement issu de Daniel1 j’ai bien entendu les mêmes traits, le même visage ; la plupart de nos mimiques, même, sont semblables (quoique les miennes, vivant dans un environnement non social, soient naturellement plus limitées) » (PI, 61). L’identité génétique se récupère et se reproduit à l’infini. Une telle pratique entrouvre la voie à l’eugénisme et au débat que le clonage, interrogeant l’intrication entre les controverses axiologiques et les logiques économiques, initie dans la sphère publique. Dès lors, être un clone, est-ce vraiment être soi-même ? François-David Sebbah y apporte une réponse : « Le clonage reproductif humain constituant aussi la suppression de la loterie de l’hérédité, il ôterait du même mouvement au clone le droit de n’avoir été décidé par personne et impliquerait qu’il se vive douloureusement comme le pur produit de la volonté d’autres que lui. »1

Le rire, qui clôt le panorama des nombreuses déformations qui s’inscrivent sur le visage, reste alors un des derniers liens qui rappelle l’homme à ses semblables. Mais cette distanciation avec le soi et l’autre empêche toute identité droite. Le rire que déclenche Daniel1 lors de ses montées sur scène est encore préférable à la non-identité de ces hommes déshumanisés, spectateurs sans substance, sans conscience ni individuelle ni collective. La

1 François-David SEBBAH, « Visage de clone » (p. 353-366), in Les Études philosophiques, Paris, PUF, 2006/3

déshumanisation ne s’exprime jamais mieux que par ses effets grotesques : un « mécanisme »1

qui transforme le personnage en “caractère”, écrivait Henri Bergson. Daniel1, dans une diatribe acerbe, évoque la déformation du visage sous l’impulsion de ce rire écrasant de violence :

ce que je ne parvenais plus à supporter c’était le rire, le rire en lui-même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face humaine, qui la dépouille en un instant de