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Quand la PLF inclut une langue autre que la langue native des parents

Introduction de la première partie

CHAPITRE 1 : DES LANGUES EN FAMILLE AUX POLITIQUES LINGUISTIQUES FAMILIALES (PLF) POLITIQUES LINGUISTIQUES FAMILIALES (PLF)

3. Quand la PLF inclut une langue autre que la langue native des parents

3.1. Saunders (1988)

Il est très souvent fait référence à Saunders (1988) dans la littérature traitant du bilinguisme en famille. Saunders réside en Australie et enseigne la langue allemande à l’université. Il a volontairement choisi de parler l’allemand à ses trois enfants. Cette langue, l’allemand, est une langue qui a été apprise dans le cadre de ses études universitaires. Les raisons qu’il fournit seront présentées dans ce chapitre lorsque je traiterai des principales raisons à l’origine d’une PLF bilingue. La stratégie de communication utilisée au sein de la famille (nucléaire) de Saunders est la suivante : l’anglais est la langue parlée par la mère, son épouse, aux trois enfants, tandis qu’il s’adresse à eux en allemand. Selon Saunders (1988), les enfants sont devenus bilingues alors même que la langue qui leur a été parlée par le père, l’allemand, n’est pas la langue dominante du pays, ni la langue native du père.

Evoquer le cas de Saunders (1988) a ici pour objectif de présenter brièvement le contexte-même de ma recherche doctorale. Saunders fournit

66 principalement des informations quant aux stratégies de communication utilisées et leur réussite, parmi d’autres facteurs, dans la mise en place du bilinguisme en famille. Kouritzin (2000) présente quant à elle de multiples réflexions quant à cette situation dans laquelle la langue utilisée avec l’enfant n’est pas la langue native des parents.

3.2. Kouritzin (2000)

Kouritzin (2000) est anglophone. Son époux est japonais et la famille réside au Canada. Kouritzin et son époux ont décidé qu’ils parleraient exclusivement japonais à l’enfant jusqu’à ce que l’enfant soit scolarisé. Cette décision est fondée à la fois sur la littérature scientifique portant sur le bilinguisme et le maintien de la langue familiale ainsi que sur l’expérience d’amis qui rencontrent des difficultés importantes dès la scolarisation de l’enfant, celui-ci basculant vers la langue dominante du pays, l’anglais. Il s’agit donc de permettre à l’enfant d’acquérir le japonais avant que l’anglais n’occupe une place trop importante dans sa sphère et ne mette en péril le japonais. L’une des stratégies de communication envisagées est donc que l’un des parents parle une langue qui n’est pas sa L1, puis, lorsque l’enfant sera scolarisé, l’anglais (L1 de la mère) sera introduit par la mère selon la stratégie de communication OPOL. Une stratégie scolaire est également privilégiée, à savoir l’inscription de l’enfant dans des cours de japonais. Comme le précise Kouritzin : « Ces décisions n’ont pas été prises à la légère »47 (2000 : 313). Et pour cause, elle détaille les nombreuses questions qu’elle se pose dans le choix de parler à son enfant une langue autre que sa L1 et dresse un parallèle avec les parents immigrés qui doivent, pour des raisons diverses (politiques et éducatives) parler l’anglais alors que cette langue n’est pas leur L1. Toutefois, Kouritzin (2000 : 314) précise bien que dans son cas précis, il ne s’agit pas d’une décision contrainte :

« ma situation est semblable à la leur concernant les problématiques que je rencontre mais différente parce que, pour des raisons éducatives, j’ai choisi de vivre dans ma L2 pour une courte période. Bien que je vive

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ans cette position d’extrême privilège, la mise en place de notre politique linguistique familiale me décourage souvent48».

Dans le cadre de cette recherche doctorale, le point de vue que Kouritzin fournit revêt une importance non négligeable. En effet, il s’agit également d’un parent qui choisit de parler une langue autre que sa L1/langue native dans un pays dont la langue dominante n’est pas la langue native du parent. Une différence subsiste toutefois dans la mesure où les parents forment un couple linguistiquement mixte et ne partagent pas la même langue native.

Le choix de Kouritzin s’accompagne de difficultés. Tout d’abord, l’anglais représente sa « langue de cœur » et représente son identité. Parler japonais pour s’adresser à son enfant dans les situations intimes relève pour elle d’une distanciation qu’elle considère difficile, et artificielle, dans son identité de mère. Ensuite, l’éducation qu’elle fournit à son enfant en japonais est pour elle « fausse »49

(2000 : 315) et même lorsqu’elle s’imagine le faire comme d’autres parents japonais, elle s’en sent incapable. Elle est donc réduite au rôle d’observatrice et s’en remet aux personnes pour lesquelles le japonais, et la façon d’élever ses enfants, relève de la culture japonaise. Par ailleurs, elle précise combien il est difficile d’éduquer son enfant dans une autre langue lorsque le parent n’a pas reçu une éducation dans cette langue : il y a bien un lien entre la langue et la culture, et l’éducation des enfants est marquée par un contexte culturel qui s’exprime au travers du langage et des langues. Une autre difficulté est relative au processus d’apprentissage de la langue japonaise par son enfant. En tant que locuteur anglophone, Kouritzin explique qu’elle ne maîtrise pas les subtilités de la langue japonaise et qu’en conséquence, elle se sent parfois désarmée face aux productions de son enfant : elle ignore parfois si elle doit la corriger et si oui, comment. Dans ce processus, Kouritzin, en tant que parent ne parlant pas sa L1 avec l’enfant, se retrouve

48 « My situation is similar to theirs in the issues that I experience but different because, for educational reasons, I have chosen to live in my L2 for a short period of time. Although I live in this position of extraordinary privilege, the implementation of our family’s language planning often discourages me » (Kouritzin, 2000 : 314). (Ma traduction).

68 également dans un cadre d’apprentissage du japonais. C’est le père qui corrige les productions de la mère devant l’enfant, relayant à nouveau la mère à une position plus distante de sa relation avec l’enfant. Le lien entre la langue et la culture est une autre difficulté rapportée. En effet, les deux langues ne partagent pas les mêmes références culturelles, qu’il s’agisse de la façon de s’exprimer ou de la vision transmise sur le rôle de l’homme ou de la femme en japonais, et qui ne correspondent pas aux critères de la culture canadienne. Là aussi, en tant que parent parlant une autre langue que sa L1, Kouritzin explique qu’elle ignore « quelle est la séquence naturelle […] pour apprendre à parler le japonais »50 (2000 : 318). Enfin, le choix d’employer une nourrice parlant le japonais, choix motivé par la « priorité » conférée à l’apprentissage du japonais par l’enfant (2000 : 319), n’est pas sans conséquences pour la mère. Cela implique non seulement, comme beaucoup de parents, que l’enfant est gardé par une autre personne, mais qu’en plus cette personne parle à l’enfant une autre langue que la L1 du parent. Cela provoque de nombreux questionnements chez la mère (ainsi, comme je l’ai déjà précisé, qu’un parallèle avec les familles immigrées aux Etats-Unis qui sont contraintes de privilégier l’anglais en famille). Ces questionnements traitent des situations à caractère d’urgence (la mère serait-elle en mesure de transmettre rapidement des consignes en japonais ?) ou à caractère juridique (le parent qui aurait la garde des enfants serait-il le parent partageant la même langue ?). Kouritzin aborde ainsi le tiraillement du parent entre les sacrifices que parler une autre langue que sa L1 implique et la volonté de poursuivre pour maintenir la L1 du père en famille. Le sentiment de culpabilité émerge à la fois chez la mère et chez le père. Chez la mère, il émerge parce que l’environnement extérieur (d’autres parents notamment) questionne ce choix ou ne l’approuve pas. Il émerge également en prenant conscience que ses propres enfants, ne parlant pas anglais, ont beaucoup de difficultés à partager des moments ludiques avec des camarades en raison de leur non connaissance, à ce stade, de l’anglais au Canada. Chez le père, ce sentiment provient de son observation de la relation mère-enfant, qu’il considère imposée par

50 « what the natural sequence is for learning to speak Japanese » (Kouritzin, 2000 : 318). (Ma traduction).

69 lui, ainsi que de celle de ses enfants et de leurs camarades, qui le désole tant ses enfants semblent exclus des jeux en dehors de la famille.

Les questionnements détaillés par Kouritzin (2000) démontrent les enjeux d’une telle PLF selon la perspective du parent qui parle une autre langue que sa L1. Les questions qu’elle se pose attestent également de la fragilité d’une PLF sans une motivation et une conviction certaines à poursuivre. En outre, elle se retrouve d’une certaine façon dépossédée d’un pouvoir qu’elle aurait si elle s’exprimait dans sa langue native. Je me tourne désormais vers une recherche menée au Japon dans des familles dont les parents ne partageant pas la même L1.

3.3. Yamamoto (2002)

Yamamoto (2002) a mené une étude portant sur l’utilisation des langues dans des familles résidant au Japon et dont les parents ne partagent pas la même langue première. Cette étude a été menée dans deux groupes de famille : un groupe constitué de familles dont les langues sont le japonais et l’anglais et un autre groupe composé de familles dont les langues sont le japonais et une autre langue (celle-ci étant une autre langue que l’anglais). Partant du postulat que la langue minoritaire bénéficiant d’un statut prestigieux dans un pays est plus souvent maintenue dans les familles où la langue ajoutée n’est pas l’anglais, Yamamoto a souhaité savoir si les familles dont l’une des langues était considérée comme prestigieuse au Japon comportaient des stratégies et des attitudes différentes. L’anglais étant une langue dont l’utilisation quotidienne est encouragée au Japon, les familles utilisant l’anglais en plus du japonais seraient alors dans une position plus favorable au maintien de la langue minoritaire qu’est l’anglais, contrairement aux familles utilisant le japonais et une autre langue que l’anglais. Les données recueillies l’ont été par le biais de questionnaires51. Yamamoto montre que l’anglais est la langue la plus souvent utilisée entre les parents dans les 39 familles où les parents ont le japonais et une autre langue que l’anglais en tant que langue première. De même, dans les échanges langagiers entre parents et enfants, l’anglais est la langue utilisée dans 1/3

70 des 39 familles, « soit seul soit en plus de l’une ou des deux langues natives des parents » (Yamamoto, 2002 : 541). Cela correspond donc à 13 familles sur un total de 3952. Il est intéressant de mentionner que certaines familles choisissent de parler anglais au sein de la famille dans un but uniquement communicationnel et dans l’objectif de mettre en place une situation de trilinguisme grâce à laquelle l’enfant serait alors amené à acquérir une troisième langue, l’anglais. L’anglais est donc utilisé « plus vraisemblablement comme une lingua franca, pour des raisons de communication, plutôt que l’ajout intentionnel d’une autre langue visant à élargir le répertoire multilingue »53 (Yamamoto, 2002 : 544-545).

Quel intérêt comporte cette étude ? Tout d’abord, elle s’inscrit dans le choix des langues par les parents et des raisons pour lesquelles ce choix s’exerce. Le choix de l’anglais apparaît ici comme un choix motivé par une raison communicationnelle plus que par des raisons d’ordre identitaire par exemple. Ensuite, même si les parents ne partagent la même L1, cette étude fournit un premier aperçu des raisons pour lesquelles l’anglais est privilégié plutôt qu’une autre langue en tant que langue additionnelle.

Il est évident que l’objectif communicationnel tel que rapporté dans les travaux de Yamamoto (2002) n’est pas celui des familles ayant participé à ma recherche doctorale. En effet, à la base, les parents impliqués dans ma recherche partagent la même langue première qu’est le français. Par rapport au choix de l’anglais, le contexte de l’étude de Yamamoto revêt une importance non négligeable : le Japon, contrairement à la France54, est un pays qui encourage publiquementi la connaissance et l’utilisation de l’anglais, lui conférant ainsi un statut privilégié. En 1999, le Premier Ministre lui-même déclarait que l’anglais devait avoir « le statut de seconde langue de travail et [que l’on devrait] l’utiliser

52 Cette étude porte sur 39 familles. 38 familles déclarent utiliser l’anglais avec l’enfant et 1 famille déclare utiliser l’allemand (Yamamoto, 2002 : 540)

53 « more likely to be a lingua franca, out of communicative necessity, rather than the intentional addition of another language to extend their multilingual repertoire » (Yamamoto, 2002 : 544-545). (Ma traduction).

54 En France, l’importance de connaître l’anglais est certes reconnue mais aucun Ministre n’a jamais encouragé l’utilisation de l’anglais aux côtés du français. Au contraire, l’utilisation de l’anglais est clairement régulée et encadrée, comme je le montrerai dans le second chapitre.

71 dans tout le Japon de façon habituelle »55 (Yamamoto, 2002 : 532). Il s’agit ici d’un contraste fondamental avec le contexte de la France, ce qui peut contribuer à des raisons différentes chez les parents ayant participé à ma recherche.

Le rôle des parents, justement, en tant que décideurs ou « preneurs de décisions » pour reprendre les termes de Spolsky (2004), reste encore insuffisamment étudié. Comme Piller (2001a : 65) l’écrit :

« il est important de noter que la plus grande partie de la littérature scientifique sur le bilinguisme de l’enfant s’intéresse principalement aux processus et schémas impliqués dans l’acquisition du bilinguisme plutôt que par le rôle et la perspective des parents56 ».

C’est en ce sens qu’une étude sur les raisons menant les parents à déterminer une PL en famille revêt une importance non négligeable pour apporter davantage de connaissances dans ce domaine, afin de mieux comprendre ce qui influence la prise de décision. C’est également ce que Palviainen et Boyd (2013 : 245) notent : « davantage de travail est nécessaire par rapport à la façon dont/comment les parents forment leurs PLF57 ».

Dans tous les cas, il est important de souligner l’importance des stratégies dans la concrétisation des PLF en famille. Il ne s’agit pas seulement de vouloir/souhaiter que l’enfant devienne bilingue ou plurilingue et le contexte dans lequel la famille évolue revêt une importance non négligeable : « même si les deux parents s’impliquent entièrement à élever les enfants de façon bilingue, le rôle du

55« the status of a second working language and use it routinely alongside Japan » (Yamamoto, 2002 : 532). (Ma traduction).

56 « It is important to note that most of the research literature on childhood bilingualism is mainly concerned with the processes and patterns involved in bilingual acquisition rather than the parents’ role and perspective. In particular, there is comparatively little consideration of their language planning activities » (Piller, 2001a : 65). (Ma traduction).

57 « we agree that further work is needed regarding how parents shape family language policies » (Palviainen and Boyd, 2013 : 245). (Ma traduction).

72 contexte est crucial et les obstacles nombreux58 » (Yates et Terraschke, 2013 : 109). Les PLF « incluent des questions émotives telles que les langues maternelles, les liens entre parent et enfant, […] et la langue utilisée pour enseigner la lecture et l’écriture à la maison59 » (Doyle, 2013 : 147). Les principaux travaux menés dans ce domaine traitent de familles dont les parents ne partagent pas la même langue première. Ils traitent également en majorité du maintien des langues familiales dans des contextes sociolinguistiques où la langue officielle du pays de résidence est très souvent différente.

Traiter des décisions ou choix des langues en famille ainsi que des facteurs exerçant une influence sur la prise de décision des parents m’amène à proposer de parcourir les travaux menés dans le domaine des questions de recherches qui sont les miennes. Plus spécifiquement, je choisis de me baser sur les travaux menés dans le champ des politiques linguistiques familiales en fonction des facteurs influençant la prise de décision.

Il serait impossible de parcourir ici toutes les recherches menées dans le champ des PLF pour contextualiser mon étude (plus de 50 travaux sont retenus par King et Fogle (2013), après une première sélection). Aussi, je souhaiterais m’inspirer des travaux de ces deux chercheurs et de leur mode de classification.