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Le plan pictural : un instant de surface

Dans le document Entendre le pictural (Page 114-126)

3. Entre surface et échelle : la résonance du pictural

3.1 Le plan pictural : un instant de surface

Dans l’intention d’échapper à la structuration de la surface focalisée en son centre, l’expérience picturale qui a suivi la réalisation des pièces présentées lors du concert au LeFrak Hall est issue d'un effort particulier : celui de dépasser l’opposition dualiste entre matière et réserve, principe sur lequel reposait jusqu’alors la définition même de la surface picturale. Le renoncement à l’espace blanc de la réserve est survenu au moment où la pratique de la gravure a pris une place considérable au sein du travail plastique, devenant rapidement une source d’inspiration pour repenser l’écart entre forme et réserve.

Avant de renoncer complètement à l’espace blanc de la toile – ce qui adviendra suite à la visite de la Rothko Chapel à Houston – l’élaboration du diptyque Flow a constitué un moment de transition essentiel.

Le travail sur l’écoulement a permis d’atteindre une configuration nouvelle du plan pictural par des coulures qui sillonnent la surface en y imprimant les traces de leur passage. Hors de toute intentionnalité, la matière très fluide est laissée à son libre cours, occasionnant parfois des mélanges de teintes ou des irrégularités dans la trame picturale exposée à l’action du solvant, tout en gardant un lien régulier et stable avec la verticalité du support et l’orientation des coulures. Des strates de matière qui se superposent par interaction avec ce qui se trouve en dessous comme des pas de danse qui à chaque moment dessinent leur élan : les coulures interagissent entre elles et actualisent leur parcours d’instant en instant.

L’attention portée à la surface dans sa non-composition a fait de l’écoulement une dimension formelle privilégiée. Il a fallu pour cela renoncer à penser le rapport entre forme et surface comme une relation entre contenu et contenant : le souci de la proportion interne freinait l’épanouissement de la surface dans son unité et dans son retentir.

Le travail sur l’écoulement à partir du deuxième semestre à NYU a mené progressivement à entendre le plan pictural comme un instant de surface. La disposition décentrée des configurations formelles suggère l’expansion du pictural au-delà des

limites du support, comme si la forme même pouvait commencer et terminer hors de la surface : l’écoulement en prolonge l’écho et offre une qualité de résonance à l’ensemble.

Cette façon d’envisager une série de travaux comme si chaque surface marquait un état provisoire au sein d’une dynamique plus ample, qui se décline dans l’espace et dans le temps, est la formulation plus exhaustive de la leçon retenue lors du concert au LeFrak Hall par la façon dont l’ensemble présenté à cette occasion occupait la scène. Si le diptyque Flow ne s’inscrit pas encore délibérément dans une telle visée plastique, il marque néanmoins le passage à une considération du plan pictural comme un instant de

3.1a Flow I

L’ensemble Flow se compose de deux peintures à l’huile de 229 x 147 cm. Dans Flow I, l’écoulement qui s’étend à l’ensemble de la surface suspend l’acheminement des formes et en relâche la cohésion.

Pour la première fois, le blanc de la réserve se fond au blanc de la peinture : ces coulures claires obtenues par une matière très fluide se déversent au-dessus de coulées aux tons bruns et rouges, ocre et gris froid.

La partie supérieure de la toile est traversée par l’élan dynamique d’un geste pictural auquel fait écho, dans la partie centrale, une sinuosité générée par un seul coup de pinceau rapidement exécuté, qui scinde la surface en diagonale. Une configuration aux tons sombres et terreux occupe la partie supérieure gauche de la surface et glisse jusqu’à la partie centrale du plan pictural sans toutefois l’atteindre. Du côté gauche, elle rejoint le bord supérieur de la toile et semble ainsi suggérer un commencement qui précède la survenue de la surface.

Une coulée aux tons gris froids parcourt la partie droite en s’approchant de la marge du support qui en interrompt la progression : sa consistance et son timbre diffèrent quelque peu du ton d’ensemble. La fluidité picturale semble ici refouler les limites du support car l'écoulement de la matière déborde du périmètre de la toile.

Flow 1

3.2 Déconstruire la composition

Le temps non structuré dans la musique contemporaine

Le chemin vers l’écoulement pictural a redéfini la manière d’envisager les limites de la peinture : celles de la surface avant tout, considérée comme un accident qui survient pour donner lieu à l’occurrence picturale. Le flux pictural lui-même semble désormais brouiller les démarcations nettes entre commencement et fin. Une telle condition de fluidité se substitue à la composition d'une surface.

L’ascendant exercé par l’œuvre de John Cage et de Morton Feldman revêt dans ce contexte un rôle de premier plan, par la façon de repenser l’écoulement sonore en dehors d’une séquence structurée – qui serait celle de la musique tonale.

En insistant sur des éléments constitutifs isolés de leurs valeurs relatives par rapport à l’économie de la composition, Cage et Feldman inaugurent l’avènement d’un nouvel horizon où la musique, pour ne plus être considérée du point de vue de sa construction comme le produit d’arrangements calibrés, plonge à la source du langage qui lui est propre, et se fait pure expérience du temps.

Avec l’horizon de la musique contemporaine ouvert par John Cage, le compositeur cesse de faire de la musique, mais il cherche à produire du temps, à restituer l’écoute du temps dans sa réalité première et plus exactement, selon la formule employée par Morton Feldman, « du temps dans son existence non-structuré. »85 La révolution de

John Cage est celle qui libère la musique des proportions imposées par sa structure pour redécouvrir la nature originelle du son au-delà des notes, déconstruisant ainsi la logique qui ordonne et hiérarchise tout un ensemble de relations internes. On découvre l’unité inclusive du son qui n’opère plus de distinction entre son et bruit ou entre son et silence.

3.2a Morton Feldman

Imprimer au temps une surface

L’œuvre du compositeur américain Morton Feldman, principalement actif sur la scène new-yorkaise entre le début des années 1950 et la fin des années 1980, éclaire les résonances entre musique et peinture : c'est grâce à une sensibilité extraordinaire tant dans l'écoute musicale que dans la réceptivité à l’œuvre picturale qu'il trace son parcours de compositeur hors des sentiers battus, et que son œuvre redessine l'horizon commun qui rassemble musique et peinture.

Morton Feldman envisage le déploiement du son hors des règles de la composition tonale traditionnelle comme un mouvement susceptible de faire de la

surface une réalité temporelle, où le temps lui-même se donnerait à entendre. Faisant

preuve d'une audace hors pair, Feldman manifeste une aversion tenace contre toute forme de système susceptible d'informer la composition musicale sur la base de règles jugées trop strictes et contraignantes : il refuse que la musique se construise sur l'image d'une stratégie à l’œuvre car cela équivaut, selon ses propres termes, à manipuler la nature du son et celle du temps.

Par-delà les principes de la tonalité, le travail autour de la surface porte Feldman à contester âprement ceux de la musique sérielle avec son système de contrôle de la

composition : « La musique, comme la peinture, a son thème aussi bien que sa surface. Il semble que le thème de la musique, de Machaut à Boulez, a toujours été sa construction. On ne peut pas produire des mélodies ou des séries à douze sons

"spontanément". Il faut les construire. Pour démontrer chaque idée formelle en

musique, la structure, soit la "structure", est un matériau de construction dans lequel la méthodologie est l'image du contrôle de la composition. »86

En définitive, si l'on considère la cohérence formelle que le sérialisme recherche par « un élargissement considérable du contrôle sur le phénomène sonore »87 les

dynamiques mises en œuvre à cet effet produisent, selon Feldman, le même genre de contrainte qui affecte la structure de la musique tonale.

86 Ibid., p. 265.

87 Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, éd. Minerve, col. Musique Ouverte, Monaco, 1996, p. 155.

A présent, l'enjeu provocateur de Morton Feldman est celui d'écarter définitivement du discours musical tout système visant à contrôler une pièce : l'idée même de composition88 est fortement contestée comme ayant été jusque-là le thème

portant de la musique, sa visée essentielle ; or, Feldman se propose d'y substituer la notion de surface, ou plutôt de faire en sorte que le thème de la musique devienne sa surface. « Mais si nous voulons décrire la surface d'une composition musicale, nous

tombons dans quelques difficultés. C'est là où les analogies avec la peinture peuvent peut-être nous aider. »89

Toutes les citations de Morton Feldman reportées jusqu'ici sont issues d'un article publié en 1969, Between Categories (Entre Catégories). Ce texte constitue une vraie profession de foi : les lignes directrices du travail de Feldman, ainsi que ses enjeux, y sont tracés. Le compositeur américain se place d'emblée du côté des peintres bien plus que des musiciens, en considérant la peinture comme modèle d’une sensibilisation à l’écoute de la surface en musique « Je préfère penser à mes œuvres comme entre

catégories. Entre temps et espace. Entre peinture et musique. Entre la construction de la musique et sa surface. »90

C'est Cézanne, notamment, que le compositeur prendra en exemple au cours de cet article pour indiquer quel est le sens et la portée de la surface en musique, dans l'intention de préciser que le temps de la musique est souvent confondu avec sa structure temporelle. « On pourrait penser que la musique plus que tout autre art explore le

temps. Mais le fait-elle ? C'est le chronométrage – non le temps – qui passe pour la réalité en musique.»91

Le basculement que Feldman opère à la recherche d'un temps non structuré repose sur une dimension effective – physique et sensible – donnant accès à la musique

par sa surface. Dans l'univers du compositeur, cela correspond à la tentative de placer

88 En effet, comme le remarque Philip Gareau, Feldman remplace l'action de composer par celle d'imprimer :

«Le fait que Feldman utilise le terme " imprimer" plutôt que " composer" en dit long sur sa démarche. Composer – du latin componere, qui signifie agencer, assembler, arranger ou mettre ensemble – représente pour lui l'acte par lequel un compositeur donne naissance à une œuvre musicale en employant un système de rhétorique qui permet de donner forme à la matière sonore. Composer, c'est donc déjouer le cours naturel du temps en le forçant à participer à la logique d'un discours musical. A l'inverse, imprimer, c'est donner le temps tel quel, dans son existence non structurée, en le laissant simplement s'imbiber des couleurs malléables de la matière sonore.» Philip Gareau, Op. cit., p. 37.

89 Morton Feldman, Op. cit., p. 265. 90 Ibid., p. 271.

l'écoute au cœur de l'expérience sonore - autant l'écoute de l'auditeur que celle de l'interprète.

Pour ce faire, il élabore un ensemble de stratégies de non-composition - pour reprendre l'expression d'Yve-Alain Bois au sujet de la peinture de Barnett Newman - (bien qu'à entendre leurs œuvres la notion même de stratégie chancelle).

3.2b Projection I – Morton Feldman

La pièce Projection I de 1950 pour violoncelle solo est issue de la première partition graphique élaborée par Feldman ; en l'examinant, Philip Gareau constate que

« la non-structuration du temps chez Feldman passe d'abord et avant tout par une négation du rythme. »92 En effet, le tempo dans la notation musicale traditionnelle se

base sur une subdivision rythmique de la mesure : le rythme organise le temps musical en une séquence ordonnée. De plus, l'inscription d'une note au sein du pentagramme en fixe d'emblée la hauteur, sa qualité tonale par rapport à une échelle donnée, ainsi que la quantité correspondante à sa valeur temporelle. Dans la partition graphique de

Projection I, les notes sont remplacées par des figures géométriques - des carrés ou des

rectangles - indiquant la durée du son. La hauteur n'est pas déterminée, mais uniquement le registre au sein duquel l'interprète devra choisir par lui-même le son à jouer.

Du point de vue des valeurs temporelles, l'écriture graphique de Projection I permet de délier l’organisation rythmique et de la remplacer par des durées indépendantes. Afin de parvenir à isoler les sons de toute séquence rythmique, Feldman intègre des durées silencieuses qui contribuent à dilater la perception sonore.

Morton Feldman, partition de Projection I

Feldman travaille sur les durées bien plus que sur la subdivision rythmique : il part de l’écoute du son pour élaborer des systèmes de notation non conventionnels. Ce faisant, il procède en formulant la spécificité de la matière sonore sur un plan visuel.

La construction d’une pièce de Feldman déjoue le principe même de la composition musicale. L’élaboration d’une structure n’a d’autre but que de se rendre imperceptible au moment de l’écoute pour se dissimuler derrière l’impression du temps et le développement d’un événement sonore entendu comme temps. La démarche du compositeur américain tend à favoriser l’émergence d’un certain degré de statisme sonore : le son lui-même est perçu comme durée temporelle déployé en apesanteur, qui occasionne ainsi la sensation d’une surface assimilable à l’unité du plan pictural. La conscience du temps s’anime d’une évidence tangible.

Comme dans la peinture de Cézanne, où « ce n’était pas comment faire un objet,

non pas comment cet objet existe par le temps, dans le temps ou autour du temps, mais comment cet objet existe comme temps »93, Feldman cherche à produire des surfaces ou

toiles de temps : « Mon intérêt pour la surface est le thème de ma musique. Dans ce sens, mes compositions ne sont réellement pas du tout des" compositions". On devrait les appeler toiles de temps, toiles que j’imprime plus ou moins d’une teinte musicale. »94

L'originalité de l’œuvre de Feldman est de penser le son comme un horizon perceptif où le temps s'offre à l'écoute dans sa nature non structurée : une surface de temps, où ce rayonnement sonore n'est autre chose que l'épreuve du temps comme durée, dans une dilatation qui annule la progression linéaire. Un pur espace de résonance où le son et le temps se donnent à entendre dans un état de suspension : la perception temporelle y est première, assimilée à une surface plane.

L'enjeu n'est pas celui d'en discerner les limites qui séparent le début de la fin, mais plutôt de les ressentir comme un tout réunit dans la présence, dans l'écoute.

93 Morton Feldman, Op. cit., p.269. 94 Ibid., p. 270.

3.2c Flow II

La deuxième toile du diptyque Flow s’accorde au même timbre gris froid qui se trouvait en marge de l’étendue de Flow I. Dans cette nouvelle pièce, la teinte issue d’un mélange de gris et de vert domine l’ensemble de la surface, en alternance avec une matière sombre mêlée de tons terreux et de violet.

Flow II naît précisément de l'intention d'étendre le ton qui clôt la première pièce

du diptyque vers une autre surface, une deuxième occurrence.

Les tonalités de gris traversent Flow II d'un élan horizontal, bien que les coulures soient orientées verticalement. Le recours à une grande quantité de solvant permet une liquidité extrême du médium, et le passage entre les zones en réserve et celles peintes est modulé par des couches de peintures très fines et transparentes qui fonctionnent comme un raccord : ce n'est plus l'opposition des deux qui prime mais l'interdépendance et la fusion de l'un dans l'autre, au sein d'une surface où tout est en écoulement.

Des teintes plus sombres occupent l'extrémité supérieure gauche du plan pictural (comme pour Flow I, elles s'organisent en une configuration qui semble débuter avant que la surface n’advienne) ainsi que sa partie inférieure. La rapidité d'exécution offre à la moitié supérieure de la toile une empreinte gestuelle nettement marquée.

La rencontre avec Gerald Pryor, artiste et enseignant de photographie à NYU, est à l'origine d'une attention au geste comme moyen de rompre l'équilibre d'une composition. « Peindre de la main gauche, ou les yeux fermés, comme Matisse » étaient les conseils de Gerald Pryor lors d’une visite dans l’atelier de NYU.

Dès lors les possibilités d’accrochage formulées en vue de l’exposition à la 80WSE Gallery au mois de mai 2013 se sont associées à un questionnement autour de l’échelle. Il s'agit d'une notion étroitement liée à l'expérience du pictural, car la première donnée concernant l'échelle d'une œuvre d'art est son pouvoir de résonance et de relation avec ce qui l'entoure.

Toutefois la qualité agissante propre à l'échelle ne se limite pas à un ordre environnemental : ce n'est pas seulement l'espace qui est au cœur de cette expérience, mais le déploiement temporel que la peinture instaure – ou plus généralement les implications temporelles du pictural.

Flow II

3.3 A l’échelle du pictural

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