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Le all over comme dissonance fluide

Dans le document Entendre le pictural (Page 159-167)

4. A l'épreuve de l'écoulement :

4.1 Le all over comme dissonance fluide

La pulsion de fluidité qui cerne l’émergence des configurations formelles et leurs parcours dynamiques - tel un caractère constant de la pratique personnelle depuis ses débuts – aboutit à une certaine densité plastique : la matérialité fluide de la peinture fait surface.

L’apport de la fluidité au processus de création dénote le dépassement d'un certain nombre de partis pris, tels la présence constante d’une zone en réserve ou l’opposition entre trace dessinée et coulée picturale.

La réserve et le tracé seront par la suite réintégrés en diversifiant les mé- diums et en travaillant exclusivement sur un support en papier.

Le rôle plastique de l’écoulement s’accorde à la notion de all over et à son incidence sur le phénomène pictural. Le all over122 (littéralement : partout), nou-

velle manière d’habiter la surface généralement associé à la peinture de Jackson Pollock, épuise la hiérarchique d'un ordre séquentiel dans la lecture des plans pic- turaux, ainsi que l'intention narrative portée par une telle structure. La surface est désormais perçue comme une étendue unitaire.

La matérialité de l’œuvre dans sa densité plastique s’affirme d’elle-même comme un tout : chaque portion de surface devient un élément autonome porteur de cette entièreté.

Puisque tout ce qui apparaît assume la même importance, et pour ainsi dire

arrive en même temps, le all over déclare la planéité de la peinture comme facteur

d'activation d'un sens du lieu. De ce fait, à l'illusion d'un espace représenté se sub- stitue l'expérience d'un espace vécu.

De toute évidence, le all over ne peut être réduit au simple fait de recouvrir entièrement la surface picturale. Éric de Chassey propose d’entendre le sens du all

122 « Ce terme, qui s'applique à des œuvres où la distribution des éléments plastiques dans l'espace s'opère sans hiérarchisation préalable, a servi à caractériser la démarche de Jackson Pollock au cours des années 1940. On peut parler d'un principe de décentration pour la perception : l’œil n'est plus dirigé dans une direction définie. » Jean-Yves Bosseur in Vocabulaire des Arts Plastiques du XXème siècle,éd. Minerve, Paris, 2014.

over « comme un travail sur l’organisation de la dissonance au sein d’une unité

obtenue par la répétition d’éléments distincts. »123. Cette définition - qui spécifie

le rôle du all over dans la pratique picturale de Jackson Pollock - introduit la pos- sibilité d’une organisation de la dissonance comme moyen d'assurer l’unité de la surface.

Or, comment une dissonance organisée pourrait se différencier d'une disso- nance qui ne le serait pas?

Si la notion de dissonance dans le domaine pictural pourrait amener à y as- socier un contraste de timbres, ce n’est pas ainsi que l’envisage Éric de Chassey, compte tenu de l’apport chromatique relativement restreint de la période dite « classique » dans la production de Jackson Pollock. Ce n’est pas non plus sous cet angle qu’il convient d’aborder la dissonance en relation à la production per- sonnelle analysée jusqu’ici, dont la plus grande partie se caractérise par le recours à une teinte dominante, mélange variable de rouges et de bruns.

La dissonance agit plutôt comme principe d’activation du rythme, tension entre plusieurs éléments disparates : la réserve et la matière, la ligne et la couleur, la progression des couches de peinture et la dissipation à l’aide du solvant.

Or, la dissonance n’implique pas seulement une opposition, mais une diffé- renciation qui prône la disharmonie ou du moins une déconstruction des systèmes classiques. Tel est le trait dominant de la fluidité recherchée.

Tout au long du parcours, les efforts mis en œuvre n’ont cessé et ne cessent de se renouveler ; à partir du moment où l’écoulement est devenu le moyen privi- légié d’organiser la dissonance au sein de la démarche, on observe un change- ment, un passage d’un état à l’autre dans la façon de concevoir l’élan plastique fondamental. Il serait possible d’envisager la production précédente comme la mise en œuvre d’une dissonance compacte, où la solidité des oppositions amenait à une démarcation nette ; alors que l’écoulement produit une dissonance fluide, comme résolution plastique qui tend à l’unité de la surface.

Comment envisager l’action du all over au sein de la pratique personnelle? Comme le passage d’une dissonance compacte à une dissonance fluide, qui fait de l’écoulement un principe unifiant, une résolution entre ligne et couleur.

4.1a Entre ligne et couleur : Matisse / Pollock

Dans son essai Painting as Model124, Yve-Alain Bois s’aventure à associer

le all over à l’œuvre de Matisse : afin d’en cerner la nuance exacte, il forge la no- tion d’archi-dessin125 – inspirée par l’archi-écriture de Derrida comme notion dé-

passant l'opposition hiérarchique entre parole et écriture – pour signifier l’interdé- pendance de ligne et couleur, et le rôle du dessin comme notion génératrice. L’ar- chi-dessin serait donc une manière de nommer un rythme structurant de la surface qui précède l’opposition entre dessin et peinture, ligne et couleur.

Bois relève l’une des découvertes fondatrices du peintre français, pour qui la quantité d’une couleur – plutôt que la profondeur dans l’alternance des valeurs tonales - détermine son poids (sa qualité). Par conséquent, l’aplat monochrome est préféré au clair-obscur : la couleur elle-même, par la portion de visible qu’elle en- lace, chante de sa vraie voix. Matisse n’a pas renoncé pour autant aux subtilités des variations chromatiques. A présent l’épaisseur d’une ligne suffit à moduler la couleur ainsi que la fraction de vide qu’elle cerne. Le délinéament des formes ne parvient plus à les recouper en tant qu’éléments opposés à un fond, mais c’est la fluidité de la ligne considérée du point de vue de sa quantité – c’est-à-dire par rap- port à ses variations d’épaisseur – qui fonctionne comme rythme structurant. La

Danse I réalisée en 1909 - une huile sur toile de 259.7 x 390.1 cm conservée au

MoMA de New York - agence la fluidité de la matière picturale traitée en aplat avec le dynamisme de la ligne-contour, qui cerne les figures sans recourir à aucun effet de profondeur.

Dans le livre d’artiste Jazz, publié en 1947, Matisse associe vingt planches d’illustration à un texte original manuscrit. Les vingt planches exécutées au po- choir pour le tirage du livre reproduisent une série de collages réalisés par Matisse dès 1943. A cette occasion, le peintre travailla avec des papiers peints à la gouache en aplats uniformes, teintés de couleurs très vives et saturées, découpés et assem-

124 Yve-Alain Bois, Painting as Model, éd. The MIT Press, London/Cambridge, 1993. 125 Arche-drawing dans le texte anglais.

blés pour former une composition d’une « souplesse ondoyante et liquide »126

La superposition et l’agencement des formes, la sinuosité des courbes qui

se profilent au sein de la page ne parviennent pas à séparer le plein du vide ou le fond de la forme. Tout l’espace est mu d’une fluidité homogène qui rythme l’ap- parition des différentes données chromatiques. La surface est activée par des aplats qui expriment à la fois dessin et couleur.

Henri Matisse, Jazz

Le recours aux papiers découpés se fera essentiel dans l’œuvre de l’artiste pour dessiner dans la couleur : « Le papier découpé me permet de dessiner dans

la couleur. Il s'agit pour moi d'une simplification. Au lieu de dessiner le contour et d’y installer la couleur – l’un modifiant l’autre – je dessine directement dans la couleur qui est d’autant plus mesurée qu’elle n’est pas transposée. Cette simplifi- cation garantit une précision dans la réunion des deux moyens qui ne font plus qu’un »127

Pour Jackson Pollock, le dépassement d’une opposition entre ligne et cou- leur s’affirme par la mise en place de la technique du dripping128 ou pouring. Cette 126 Jazz de Matisse, carnet de l'exposition du 16 février au 16 mai 2005 au cabinet d'art graphique, Musée

des Beaux-Arts de Dijon, p. 2.

127 Henri Matisse, Ecrits et propos sur l'art, Op. cit., p. 243.

128 « Ce terme (du verbe to drip : couler, goutter) désigne une technique développée par Jackson Pollock à partir de 1947. On peut y déceler l'influence de l'écriture authomatique des surréalistes telle que l'a explorée André Masson dans l'espace graphique, ou encore des pratiques traditionnelles des Indiens Navajo. Fréquemment associée à l'action painting, l'expression met l'accent sur l'énergie déployée par

méthode - qui consiste à faire couler la peinture sur une toile étendue au sol à l'aide de bâtons ou directement à partir du pot - survient au moment où Pollock éprouve « le désir […] d’une peinture plus ouverte et unie à la fois. »129

L’espace habituellement orienté devient soudain réversible, comme pourrait l’être l’espace du rêve cher aux Surréalistes.

Jackson Pollock, Number 31

L’unité de Number 31130 (1950) condense en un seul plan la stratification

variée des traces picturales, ainsi que la tension engendrée par les espaces vides. Pourtant la solidité de l’ensemble ne parvient pas à figer le regard en un seul point : alors que la vision est errante et ne cesse de s’actualiser, la matière picturale agit sur le regardeur en déployant une profondeur qui n’est pas illusoire mais physique. Face à la toile accrochée au mur, le regard ne peut saisir de manière isolée les trajectoires qui s’y dessinent, leurs entrelacs les dissociant des repères ordinaires du haut et du bas. Le support non traité sur lequel se détache le dénouement nerveux de la matière reste par endroit encore visible, notamment le long des extrémités latérales et supérieures de la toile, sans que cela ne contribue nullement à recouper la densité picturale en une donnée formelle disjointe du fond, comme le remarque justement Michael Fried : « la ligne n’est plus un

plastiques du XXème siècle, Op. cit.

129 Eric de Chassey, Op. cit., p. 167.

130 Jackson Pollock, Number 31, peinture à l'huile et peinture industrielle sur toile, 269.5 x 530.8 cm, 1950.

contour, ne délimite plus une bordure. Elle n’isole pas, globalement, des zones positives et des zones négatives, avec cet effet qu’une partie de la toile se donne comme figure, abstraite ou non, tandis que le reste constitue le fond. »131 .

Le bouillonnement des traces en pleine expansion de Number 31 semble déborder du support, ainsi que l’attirance d’une force gravitationnelle interne à la toile – « la force de gravité au travail dans l’éparpillement de la forme »132 pour

Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss qui théorisent l’horizontalité de la peinture de Pollock – qui agit de manière perpendiculaire à la verticalité du spectateur, jusqu'à transpercer la toile et le mur derrière elle.

Ce sont les conditions matérielles d’exécution qui confèrent à l’œuvre du peintre américain son caractère éminemment physique : le fait que la toile ait été réalisée au sol, que le peintre l’ait habitée en la traversant de ses pas, et qu’il ait travaillé en se penchant sur le support plutôt que face à lui, tout cela fait de Pollock l’artiste qui a prouvé - et éprouvé - que l’instrument du peintre n’est pas le pinceau, mais son propre corps.

Éric de Chassey, en évoquant l’influence de l’œuvre d’Henri Matisse sur la production de Jackson Pollock, établit une comparaison entre la ligne-couleur de Matisse – dans La Danse I - et le dripping de Pollock : « De même que le pouring

fait tomber sur la toile une ligne qui s'étend plus ou moins de chaque côté, de même le pinceau de Matisse fait changer sans cesse d'épaisseur sa ligne noire. La ronde des danseurs apparaît ainsi animée par une dynamique qui ne tient que lointainement compte des nécessités illustratives ou anatomiques, pour se gonfler ou diminuer rythmiquement, comme les lignes-colorées chez Pollock, sans laisser de véritables zones de repos où l'attention pourrait se focaliser. »133

Mais la comparaison ne s’arrête pas au simples données visuelles : de Chassey remarque combien le corps de l’artiste à l’œuvre assume sa place : « il y

a ainsi dans le tableau de Matisse une quasi-indexicalité de l'acte de peindre avec

131 Michael Fried, Contre la théâtralité : du minimalisme à la photographie contemporaine, trad. par Fabienne Durand-Bogaert, éd. Gallimard, col. Essais, Paris, 2007, p. 19.

132 Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, catalogue de l'exposition L’Informe : mode d’emploi au Centre Georges Pompidou du 22 mai au 26 août 1996, éd. Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 91.

l'acte de danser […] qui deviendra complète dans le cas des peintures classiques de Pollock, exécutées dans une sorte de danse autour du tableau. »134

Henri Matisse, La Danse I

La genèse de l’œuvre chez Jackson Pollock est un exemple remarquable de la façon dont le rapport à la peinture se fait conscience matérielle du corps, de la surface et de leurs interactions dans l’espace. L’impact du corps de l’artiste sur la toile, le plus souvent posée au sol plutôt que tendue verticalement, détermine l’expérience de la peinture comme un acte unitaire. Si la surface picturale devient la scène sur laquelle se joue l’acte non prémédité de la peinture – selon la célèbre formulation d’Harold Rosenberg135 - le corps tout entier de l’artiste est

l’instrument à travers lequel s’épanouit la spontanéité du geste, et le contrôle – ou plutôt la conscience de l'acte - se mêle de manière indissoluble à une improvisation qui rappelle celle de la musique jazz.

La peinture de Pollock est à l'épreuve de l'instant : « Pollock, c’est

l’expérience du plein. Ce qui passe sur la toile, c’est un fait, une action. Il peint « all over », partout. Il est tout entier dans son acte. […] Jamais, comme les faux

134 Ibid.

135 « Pour chaque Américain, il arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action plutôt qu'un espace où reproduire, recréer, analyser ou « exprimer» un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait passer sur latoile n'était pas une image, mais une action. » Harold Rosenberg, The American Action Painters in Arts News, décembre 1952, pp. 22-23.

jazzmen, il ne compose d’avance son tableau. Il se livre entièrement dans l’acte de peindre. Être nu dans son tableau, sans artifices : voilà la poésie de Pollock. »136

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