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A l’échelle du pictural

Dans le document Entendre le pictural (Page 126-132)

3. Entre surface et échelle : la résonance du pictural

3.3 A l’échelle du pictural

La peinture est au cœur du bouleversement artistique initié par la génération d’artistes de l’École de New York dès la moitié des années 1930 – un élan novateur qui a investi aussi bien la peinture que la musique, la danse que la littérature - témoignant d’une façon tout à fait poignante et inédite de considérer l’abstrait comme une expérience à part entière.

A partir de 1945, le tournant historique qui investit alors l’art pictural, à un moment où l’on commence à s’interroger sur la fin de la peinture, ne fait pas l’objet d’un débat esthétique mais d’une véritable épreuve humaine, face à un drame d’une absurdité sans appel qui par sa cruauté et sa violence figure parmi les épisodes les plus sombres de l’histoire.

Parmi les ruines du monde, la peinture se lève alors comme le cri désarticulé d’une humanité qui cherche à se redéfinir. Que veut dire désormais être humain, là où aucune parole ne suffit à cerner le désastre, où aucune logique ne préserve de l’aberration, où aucune illusion de progrès ne peut réparer la fracture par laquelle le monde continue de s’effondrer? C’est en cherchant l’humain dans l’épreuve de la surface picturale entendue comme espace et comme temps, en faisant de la tragédie et du drame le sujet (subject matter) du pictural au-delà de tout intérêt strictement représentatif, que cette génération de peintres transcendera la question de la mort de la peinture .95

Au-delà des appellations adoptées afin d'identifier et classer cette expérience artistique parmi les faits de l’histoire de l’art, – que ce soit celle de « New York School » ou de « Abstract Expressionism » - l’héritage qui nous vient des peintres new-

95 A ce sujet, voir l'entretien de Barnett Newman avec Emile de Antonio : Barnett Newman, Écrits, trad. par Jean-Louis Houdebine, éd. Macula, Paris, 2011, pp. 403-408. « La formulation la plus subtile du sujet en

peinture on la doit au Professeur Meyer Shapiro, qui a distingué entre sujet d'une œuvre et objets d'une œuvre. […] Certains d'entre nous ont complètement mis au rancart ce genre d'objet : nus alanguis, bouquets de fleurs, tout le bric-à-brac qui a fini par se réduire à une sorte de folklore. Nous avons introduit un sujet différent, que la peinture elle-même requiert, qu'elle projette. En cela, me semble-t-il, c'est un sujet qui a davantage de pertinence (un mot à la mode...), un sujet mieux accordé aux véritables enjeux de l'existence que les babioles qu'on essaie d'enjoliver depuis des siècles. Les gens peignaient un monde beau et, à cette époque, nous avons compris que le monde n'était pas beau. La question, la question morale que s'est posée chacun de nous – De Kooning, Pollock, moi-même – était : qu'y a-t-il là à rendre beau ? La seule issue fut d'abandonner l'idée globale, disons, d'un monde extérieur à glorifier et de se mettre en position de trouver ce moyen, ce

yorkais est d’ordre existentiel, et au moment historique qui a vu naître cette peinture, le travail de ces hommes et de ces femmes a permis de sauver quelque chose de l’humanité toute entière. En s’engageant de la sorte dans le pictural, quelque chose de la dignité humaine a été défendue.

La quête d'une immédiateté du langage qui puisse subvertir l’ordre logique et esthétique mènera ces artistes – tous fortement influencés par l’expérience du Surréalisme – à renouer un lien profond avec les arts dit premiers et notamment l’art des Amérindiens, mais aussi avec la Grèce antique et la Renaissance italienne, afin de désigner la tragédie et le drame comme expérience commune à tout être humain, et de contenir le sublime en une sobriété aussi puissante qu’essentielle.

La nature même de l’abstraction est observée à partir du pouvoir émotionnel du mythe, comme origine des notions de réalité qui rassemblent l’expression humaine d’une civilisation : « Un mythe est en fait un symbole des notions de réalité d’une

époque. Une série d’apparences dans un ensemble défini de relations par quoi l’homme, à un moment donné, a symbolisé les aspects du monde alentour qu’il avait pu combiner avec ses sensations connues. »96 L’importance donnée au sujet de la peinture,

qui n’a strictement rien à voir avec la représentation d’un sujet, se fonde sur cette réflexion. Le sujet devient alors absolument pictural, tout en étant à la fois un sujet émotionnel.

Le subject matter, ainsi que ces peintres l'envisagent, recèle une qualité émotionnelle qui fait de la peinture une expérience agissante : son échelle résonne au- delà des limites du support, elle statue sur la qualité de l'espace qui l’abrite. Le peintre affranchit l’acte pictural de tout repère esthétique : son action se doit de réinventer la peinture pour « repartir à zéro comme si la peinture n'existait pas. »97

96 Mark Rothko, La réalité de l’artiste, trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, éd. Flammarion, col. Champs/Arts, Paris, 2004, p.155.

3.3a Barnett Newman

« La taille, au fond, ne compte pas. Qu'un tableau de chevalet soit grand ou petit, la question n'est pas là. La taille ne compte pas, c'est l'échelle qui compte. C'est l'échelle humaine qui compte et la seule façon d'atteindre cette échelle, c'est le contenu. »

Barnett Newman98

Bien que les formats de plus en plus imposants aient contribué de manière décisive à instaurer un nouveau rapport à l’espace de la peinture abstraite, la question de l’échelle se pose néanmoins en deçà d’une identification directe avec le format qui lui correspond. L’échelle est avant tout ce qui permet la relation, l’évidence d’un geste adressé à l’espace. Éprouver l’échelle déjoue l’étendue de l'espace : la spatialité y est projetée vers l’intérieur, où elle se reconstitue en tant que donnée émotionnelle.

Le constat de Donald Judd au sujet de Onement I - la première toile à zip99 de

Barnett Newman, une huile sur toile de 69,2 x 41,3 cm - atteste de l’indépendance de l’échelle par rapport à la taille factuelle du tableau : « Le grand format des peintures de

Newman a son importance, mais leur échelle est plus importante encore. La première toile où Newman a peint une bande, une toile de petit format, est d'une échelle monumentale. »100

Dans la peinture de Newman, le rôle joué par les zips n’est pas celui de diviser ou de structurer l’espace afin d’isoler les parties qui composent la surface picturale ; à partir de 1948 – c’est-à-dire après la « conversion » opérée par Onement I - le souci de la composition ne concerne plus l’artiste. Désormais, le sens de la peinture – et celui de son sujet – assume le mode de la déclaration, qui implique un engagement autant moral que plastique.

98 Ibid., p. 407.

99 zip – élément vertical caractéristique de la peinture de Barnett Newman, obtenu par apposition d’une bande

adhésive sur la surface du tableau. Cette bande est d’abord recouverte de peinture et ensuite, le plus souvent, hottée de manière à créer un vide par lequel émerge soit la couche picturale subjacente, soit une bande de toile vierge.

« Pour moi, le "zip" ne divise pas mes peintures, bien au contraire. Il ne coupe pas l'ensemble en deux, ni en plusieurs parties, il fait exactement le contraire : il unifie la chose. Il crée une totalité et, à cet égard, je me sens très éloigné, disons, d'autres conceptions : de ce qu'on appelle les bandes. »101

Barnett Newman, Onement I

Le refus de la composition coïncide avec le refus d’une construction fictive qui opposerait la forme au fond ; la planéité se substitue à l’illusion de la profondeur, et l’agencement du zip avec l’intervalle pictural suivant détermine une séquence dont l’unité est préservée par la relation qui s’instaure entre le plan de la toile et celui qui y fait face. « La signification du "zip" qui opère la division dépend entièrement d’une co-

présence avec son référent et/ou le contexte de son énonciation réelle : sa signification réside entièrement dans sa coexistence avec le champ auquel il se réfère, qu’il mesure et déclare pour le spectateur. »102 La façon dont le zip et le plan pictural sont imbriqués

et interdépendants occasionne l'unité de l'échelle picturale.

101 Barnett Newman, Op. cit., p. 406. 102 Yve-Alain Bois, Op. cit., p. 458.

Dans des toiles de grandes dimensions présentant plusieurs zips comme Vir

Heroicus Sublimis103, les consignes suggérées par Newman sur les conditions idéales

pour approcher la toile - à savoir, en l’observant de près et en se rapprochant de sa surface de telle manière que l'entièreté de son étendue ne soit pas saisissable d’un seul coup d’œil - agissent de telle sorte que la séquence des zips s’enchaîne selon une progression latérale. Bien qu’activée, la vision ne se fige pas en un seul point : le souci de maîtriser et isoler l’objet perçu n’est pas satisfait, car le regard lui-même ne peut saisir complètement la singularité d'un zip alors qu'il est constamment sollicité par la présence du suivant. En ce sens, on assiste à un « dessaisissement de la visée

perceptive »104 qui pour Cyril Crignon est à la base du sens du lieu que la peinture de

Newman instaure. Or « le don d’un sens du lieu ne peut en effet se résumer à

l’assignation d’un point de vue [… ] il faut à minima un corps pour occuper un lieu, et un corps doué de mouvement […]Pour nous le donner, nos peintres devaient par conséquent s’adresser à un regard qui réveille chez le spectateur la conscience d’avoir un corps – un regard qui engage, dans son activité, le corps en son entier, et nous permettre d’en prendre possession. »105

Barnett Newman, Vir Heroicus Sublimis

103 Barnett Newman, Vir Heroicus Sublimis, huile sur toile, 242.2 x 541.7 cm, 1950-51.

104 Cyril Crignon, Le « dripping » de Jackson Pollock et le « zip » de Barnett Newman : les deux pôles de

construction du lieu dans la peinture "à l'américaine" : pour une approche philosophique de la question, thèse

de doctorat en Philosophie sous la direction de Danièle Cohn, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 2013, p. 583.

Comme le remarque très justement Yve-Alain Bois, la présence des zips au sein de la surface nous oblige à un regard qui n’est pas frontal mais oblique, et qui sollicite notre vision périphérique. Le sens du lieu dans la peinture de Newman est atteint par la manière dont la symétrie bilatérale révèle la structure perceptive propre à l’être humain, tout en accentuant la latéralité de la vision périphérique plutôt que le redoublement à partir d’un axe central qui, dans ce cas, ferait office de ligne de démarcation :

«A la suite de Onement II, Newman réalisa que ce qui était essentiel pour lui

dans la symétrie bilatérale était moins l'axe central et l'auto-duplication - le "bi" - que la "latéralité", l'extension latérale. Il commença à comprendre qu'en forçant la perception du spectateur à s'étendre vers l'extérieur à partir d'un axe central vers les limites du champ visuel de chaque côté de cet axe - car celle-ci est la seule façon dont nous percevons la symétrie -, il contraignait le spectateur à faire appel à sa vision périphérique. Il était, en effet, en train de transformer radicalement le mode de réception de la peinture qui était resté inchangé en Occident depuis la Renaissance, le seul autre artiste à l'avoir précédé dans cette activation latérale étant Matisse dans plusieurs de ses grandes toiles. »106

L'échelle dans la peinture de Newman serait donc le moyen de déclarer l'expansion latérale du plan pictural, plutôt que de se focaliser sur la centralité de l'axe ou sur l'équilibre des symétries et des proportions internes à la surface : en déplaçant l'enjeu de l'échelle sur le plan de la perception, les problèmes de construction, de géométrie et de composition assument une valeur secondaire par rapport à l’épreuve du pictural dans sa dimension physique et factuelle.

C'est en ce sens que l'espace est déclaré comme une évidence face au sujet percevant : il ne fait plus l'objet d'une manipulation où seuls les arrangements formels déterminent l’avènement d’une surface, mais c'est par le contexte de la perception – étendue à tous les sens – que la surface résonne par son échelle.

106 “Most immediately after Onement II, Newman began to realize that what was essential for him in bilateral simmetry was less the central axis and the self-duplication – the «bi » - that the « laterality », the lateral extension. He began to sense that in forcing the viewer’s perception to expand outward from a central axis toward the limits of the field on either side of this axis (for this is the only way we perceive symmetry), he was forcing the beholder to appeal to his or her peripheral vision. He was, in effect, radically transforming the mode of pictorial reception that had remained unchanged in the West since the Renaissance, the only other artist to have preceded him in this lateral impulse being Matisse in several of his large canvases.” Yve-Alain

Bois in “Reconsidering Barnett Newman” : A symposium at the Philadelphia Museum of Art, ed. par Melissa Ho, trad. par l'auteur, 2002, p.33.

Dans le document Entendre le pictural (Page 126-132)