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Déceler l'échelle dans le travail personnel : une ré-encontre

Dans le document Entendre le pictural (Page 132-141)

3. Entre surface et échelle : la résonance du pictural

3.4 Déceler l'échelle dans le travail personnel : une ré-encontre

Si un phénomène équivalent, ou du moins semblable, à l'appréhension de l'échelle existe dans le rapport à un travail personnel, cela se situe plutôt au sein de ces interstices de silence qui ponctuent ou qui suivent le cours de la réalisation. La relation à l'échelle d'une œuvre ne relève aucunement de l’action à proprement parler, mais plutôt d'une phase de réception qui rend notre présence active bien qu'apparemment inerte. Non qu’il soit impossible d’instaurer une relation de présence extrêmement sensible au cours de l’élaboration de l'œuvre, au contraire : mais c’est justement la très grande richesse et complexité de ces rapports qui ne cessent de déplacer et d’actualiser l'attention qui font obstacle à ce phénomène. C’est peut-être pour cette raison qu’il est plus naturel de percevoir l’échelle dans le travail d’autrui.

C’est dans le dessaisissement d’une visée qui guide l’action, plutôt que dans l’absence d’action elle-même, que la possibilité de l’échelle s’instaure.

Pour Barnett Newman, la réalisation de Onement I en 1948 marqua le début d'une « nouvelle vie ». La toile n'était pas encore achevée au moment où il réalisa avoir atteint ce qu'il cherchait depuis fort longtemps, à la suite de quoi il renonça à terminer le travail comme il l'avait initialement prévu. La toile même, dans l'évidence de sa surface, lui imposait de s'y résoudre, d'accepter cette fin et de renoncer à ses premières intentions. Newman cessa de peindre pendant les huit mois qui suivirent, occupé à observer cette toile et à en explorer le mystère.

« Je me rappelle ma première peinture -c'est-à-dire celle avec laquelle j'ai eu le sentiment d'avoir pénétré un domaine qui m'était propre, qui était complètement moi. Je l'ai peinte le jour de mon anniversaire, en 1948. C'était une petite peinture rouge et j'ai mis un bout de ruban adhésif au milieu : c'est ce qu'on a appelé un "zip" […] J'y voyais peut-être des traits de lumière. A dire vrai, je ne sais pas ce que j'y voyais exactement. Je dis cela parce que, lorsque j'ai peint cette peinture, que j'appelle Onement – mon premier Onement, pour ainsi dire -, je suis resté avec cette peinture environ huit, neuf mois, à me demander ce que j'avais fait. Qu'est-ce que j'avais fait ?»107

l'échelle au sein de sa propre création.

Le processus inhérent à la pratique de création personnelle prévoit un temps d’accoutumance au travail : après avoir terminé une réalisation, celle-ci reste à portée

de regard aussi longtemps que nécessaire, parfois pendant un laps de temps égal ou

supérieur à celui de sa réalisation, car il y a encore quelque chose à apprendre dont la portée n’est pas connue d’avance.

L’échelle rend manifeste une trace de l’origine, et recèle à la fois un semblant de ce qui va suivre. Le sens de l’échelle mène à pressentir ce qui ne dépend pas forcement d'une intention ou d'une visée spécifique, mais qui se rend soudain à l’évidence. Un élément qui détermine par lui-même la nature de l'élan artistique : sa présence n'est pas accidentelle, mais réitérée et persistante. Il s'agit d'un trait caractéristique de la démarche, d'emblée inexplicable et inexpliqué, qu'il faut encourager avec la plus grande précision et toujours réinventer.

Dans cette ré-encontre, nous prenons le risque de déplacer nos convictions, d'apprendre à regarder ce que l'on pense connaître pour réellement le découvrir à nouveau.

Un caractère essentiel et particulier à l'échelle picturale semble être la possibilité d'un renouveau de l'expérience : ce qu'elle instaure est de l'ordre d'une permanence de la rencontre, bien que cette permanence soit déterminée par une substantielle interaction entre l'œuvre, le sentir et le contexte environnant. Elle reste donc fondamentalement changeante.

En vertu de cette qualité particulière, penser son mode d'apparition comme constitutif de l'inachèvement propre à un travail en cours impliquerait de faire coïncider les modalités de déploiement de l'échelle avec un processus changeant, certes, mais aussi provisoire par rapport à l'essence même du travail pris en considération. Or l'échelle est en définitive ce qui rend à la peinture sa dimension temporelle et qui l'inscrit dans la durée, elle ne peut donc correspondre au statut transitoire d'une réalisation en cours.

Ce faisant, l'échelle révèle l'énigme de l'entier, elle demande aussi d'assumer la responsabilité du choix de la fin d'un travail, de faire face parfois au renoncement qui en découle. C'est en ce sens que l'exemple de Barnett Newman avec Onement I reste

paradigmatique : la réalisation de cette toile a permis à l'artiste de prendre conscience – et de suspendre - ses habitudes plastiques antérieures.

« J'ai compris après coup que, jusque-là [jusqu'à Onement I], chaque fois que j'adoptais en quelque sorte un parti du même genre (je n'appelle pas ça une formule), je construisais sans arrêt des choses autour. Je remplissais la toile de façon à rendre cette chose très, très... disons viable. Par la même, je vidais la toile en supposant la chose vide. Et soudain, dans cette peinture particulière, Onement, je me suis rendu compte que j'avais rempli la surface. Elle était pleine et, à partir de ce moment, les autres choses m'ont semblé d'ordre atmosphérique.»108

Si la possibilité de percevoir l'échelle dans son propre travail est liée à un arrêt qui survient sans marquer une clôture définitive - un arrêt fécond donc, qui laisse surgir le questionnement de la matière bien au-delà de toute idée d'achèvement - il se peut que le mouvement inverse suscite le sentiment de l’échelle. En effet, franchir l’état qui aurait habituellement marqué la fin d’un travail pour s’aventurer vers l’incertain de la création est symptomatique d’une écoute qui porte à défier ses propres habitudes plastiques.

L’expérience vécue au cours de la réalisation du diptyque Obliques est teintée de ce sentiment de mise en péril et de défi marquant le moment charnière du renoncement à l‘espace blanc de la réserve dans la peinture sur toile.

3.4a L’échelle en résonance : la présentation de l’œuvre

Le sens de l’échelle en peinture se manifeste donc au moment de la rencontre avec l’œuvre, par le biais des fonctions perceptives qui relient la vision à la conscience du corps.

Dans la peinture de Barnett Newman, le champ de perception défini par l’échelle est « quelque chose à quoi seule notre propre corporalité peut nous donner accès »1, et

l’intuition du peintre – comme le remarque Yve-Alain Bois - est celle d’avoir pressenti que le contexte détermine la perception109 : « Tout ce qu'il a dit sur la nécessité de

"transcender" le format et la taille afin d'arriver à l'échelle […] est directement lié à son intuition que le contexte détermine la perception. Il a combattu la géométrie précisément parce que la foi qu’elle suscite dans les propriétés essentielles des figures conduit à ignorer ce fait fondamental de l’expérience.»110

Dans Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, l’expérience de la vision est décrite comme la capacité de fixer un objet tout en maintenant un discernement excentré sur le champ environnant dans lequel l’objet est perçu. L' horizon est impliqué dans cette dynamique perceptive, et l’objet dans lequel le regard se fixe devient un instant ponctuel au sein d’un contexte plus vaste : « Dans la vision, j'appuie

mon regard sur un fragment du paysage, il s'anime et se déploie. Les autres objets reculent en marge et entrent en sommeil, mais ils ne cessent pas d'être là. Or, avec eux, j'ai à ma disposition leurs horizons, dans lesquels est impliqué, vu en vision marginale, l'objet que je fixe actuellement. L'horizon est donc ce qui assure l'identité de l'objet au cours de l'exploration, il est le corrélatif de la puissance prochaine que garde mon regard sur les objets qu'il vient de parcourir et qu'il a déjà sur les nouveaux détails qu'il va découvrir. »111

L’horizon, ce champ environnant qui détermine la perception, est donc un élément d’importance capitale dans la rencontre avec l’objet.

109 Yve- Alain Bois, Percevoir Newman in Barnett Newman : Ecrits, Op. cit., p.462. 110 Ibid., p. 470.

En appliquant la problématique soulevée par la présence d’un horizon au sein duquel une réalité se montre à la présentation d’une œuvre picturale, la question de l’échelle se pose à partir du moment où une surface doit trouver le moyen de se relater à son contexte.

Or ce contexte est tout d’abord celui défini par un espace et un temps qui sont particuliers à la présentation d’une œuvre.

3.4b Regards – 80 WSE Gallery

Entre le 21 mai et le 1 juin 2013, l’ensemble Flow, le diptyque des Obliques ainsi que la série de gravures Asymmetries of Silence ont été présentés à la galerie 80WSE - espace d'exposition de l'université NYU situé à Washington Square, dans le quartier du Greenwich Village de New York - à l’occasion de l'exposition commune des boursiers de l'Université Paris 1 en programme d'échange à NYU. Cette expérience a suscité un questionnement très concret autour de l’échelle de la peinture, de la qualité de sa tenue dans l’espace et de la façon dont l’accrochage peut influencer la rencontre avec l’œuvre. Afin de préparer cette exposition commune il a fallu prendre en compte un certain nombre de choix, dont la répartition des espaces et le dialogue entre les différentes œuvres. Chaque exposant devait en effet non seulement produire un ensemble de travaux afin de mettre en place un accrochage conséquent, mais assumer également la responsabilité d'agir en tant que curateur de l'exposition pour en planifier tous les détails, de l'accrochage à la communication. Sous les conseils avisés de Hugh O'Rourke, plasticien et galeriste à la 80WSE gallery, cette expérience s'est révélée particulièrement enrichissante.

En ce qui concerne l’ensemble pictural présenté, il a fallu perfectionner le système d'accrochage mis au point quelques mois plus tôt : après avoir fixé le bord supérieur de la toile sur une baguette en bois d’une épaisseur de quelques centimètres, le rouleau a été suspendu au plafond de la galerie à l'aide de ficelles et crochets. Pour que la surface maintienne son aplomb il a été utile d’apposer une deuxième baguette en bois – dont l’épaisseur était cette fois d’un demi-centimètre environ – sur la marge inférieure du support, au dos de la toile.

L’ensemble fut exposé au sein du même espace et le long de trois pans de mur contigus : le diptyque Flow a été accroché de manière à ce que les deux toiles soient disposées l'une face à l'autre, sur deux murs opposés, tandis que les deux pièces du diptyque Obliques se flanquaient sur la paroi au fond de la pièce.

Suspendus à une hauteur d’environ 70 cm du sol, les travaux ont gagné en prestance : le flottement de la surface dans l’espace d’exposition ainsi que la légèreté du

système d’accrochage ont permis de contrebalancer l’épaisseur et le poids de la matière. La lourdeur de la toile a porté celle-ci à se courber vers l'intérieur, offrant une très légère convexité à la surface.

Accrochées de la sorte, les toiles en suspension étaient de tout côté entourées de vide.

La façon dont l’œuvre habite l'espace influence la perception de sa matérialité et de son échelle, ce qui par conséquent semble offrir au pictural la possibilité d’un déploiement temporel. A la perception strictement visuelle de la peinture, isolée de son contexte environnemental grâce à un pouvoir illusoire d’immersion narrative ou structurelle entre les limites de sa surface, se substitue une appréhension physique qui fait du plan pictural une donnée spatiale, ou mieux « une entité appartenant au même

espace que notre corps.»112

Si l’exposition à la galerie 80WSE constitue une concrétisation importante des recherches menées, l’épreuve de l’échelle a touché à son paroxysme lors de la visite de la Rothko Chapel de Houston, au printemps 2013.

Accrochage exposition « Regards » 80 WSE gallery, New York, mai 2013.

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