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Diptyque Obliques

Dans le document Entendre le pictural (Page 147-153)

3. Entre surface et échelle : la résonance du pictural

3.6 Diptyque Obliques

Oblique I

L'ensemble Obliques se compose de deux pièces de 267 x 150 cm chacune. Le format vertical de la surface aux dimensions imposantes fait directement écho à l’expérience vécue à la Rothko Chapel quelques semaines plus tôt.

Dans la première pièce du diptyque, Oblique I, l'ensemble de la toile apprêtée a été recouvert au préalable d'une couche de couleur ocre, dont la tonalité était étincelante, s’approchant d’une nuance or, grâce à l'extrême dilution de la matière picturale. Face à cette surface homogène qui ne laissait plus aucune place à la réserve, le moment était venu de finalement s'aventurer au cœur de ces questions inhérentes à l'échelle du pictural et à son écoute.

La chapelle Rothko avait révélé la manière dont la peinture résonne au-delà des limites mesurables de son support. D'un côté, le sens de l'échelle repose ici sur la grande sensibilité du travail de Rothko à la surface picturale comme statisme et comme durée, pour reprendre des termes chers à la pensée musicale de Morton Feldman ; le compositeur affirme à ce sujet que l’échelle de Rothko « suspend toutes les proportions

en équilibre. »118

Néanmoins, cette impression de statisme donne droit à un déploiement dans le temps et par le temps qui est ici, plus qu’ailleurs, nettement décelable. Dans cet écoulement temporel, la surface révèle l’effort de la création, la dynamique de sa genèse. Elle ne trahit pas le geste, mais elle se donne à entendre comme l’indice d’une quête qui soudain, à ce moment précis, nous concerne. Telle l’expérience empathique119

par laquelle Erwin Straus définit les caractères du sentir - qui est lui-même un mode de

118 « Comme pour ce petit tapis turc en" carreaux" , c'est l'échelle de Rothko qui désamorce toute argumentation

sur les proportions d'une zone à une autre, ou sur son degré de symétrie ou d'asymétrie. La somme des parties n'est pas égale à l'ensemble ; ou plutôt, l'échelle est découverte et contenue comme une image. Ce n'est pas la forme qui domine la peinture, mais le fait que Rothko ait trouvé cette échelle particulière qui suspend toutes les proportions en équilibre. » Morton Feldman, Op. cit., p. 347.

119 « Le sentir est donc une expérience d’empathie. Il est orienté vers les caractères physiognomiques de ce qui

est attrayant ou effarouchant. Il a les caractères de l’expérience de la "communion" qui se déploie dans le mouvement réciproque de "l’approche" et de "l’éloignement". Rien n’est plus éloigné de ma conception que d’interpréter l’empathie du sentir d’une façon sentimentale comme étant l’expression d’une harmonie universelle. L’empathie est le concept le plus large qui englobe à la fois les actes de séparer et de réunir, ceux de fuir ou de suivre, l’effroi ou l’attrait qui inclut donc aussi bien le sympathique que l’antipathique. » Erwin

l’être-vivant - la question de l'échelle se veut ici concernée non seulement par des questions d’ordre perceptif : elle impliquerait à la fois le domaine de la sensation, par où la peinture naît et s'adresse à l’espace et au temps, tout simplement au vivant.

L’exécution de Oblique I a suscité une sensation comparable à celle de la peur, d'une perte totale de repères. La toile était devenue si sombre qu’il était difficile de savoir comment poursuivre. Et pourtant, à aucun moment cette obscurité n'a semblé étouffante : au contraire, il y avait là comme une nécessité absolue de travailler dans cette tonalité sombre. Une perte de visibilité s'imposait soudain pour aller vers ce qui n'est plus maîtrisable, par un défi lancé à soi-même.

L'obscurité de Oblique I naît des tons terreux et des rouges, issus d’un mélange souvent employé et qui semble être, en une certaine mesure, un trait caractéristique de la production personnelle. La tonalité dominante au sein de cette toile sonnait pourtant de manière plus grave qu’autrefois, plus imposante : de toute évidence, le rapport à la surface en est une des raisons, puisque l’étendue à recouvrir était plus importante et par conséquent le sens même de la couleur en était altéré.

L'addition d'un médium à peindre dans le mélange des couleurs employées a permis de traiter en glacis la superposition des différentes couches de peinture afin d'obtenir un effet de transparence.

En observant longuement la surface en cours d’exécution, et la tonalité sombre qui s’imposait par-dessus l’aplat de couleur ocre, le travail a continué par une éclaircie bleutée qui est venue soudain illuminer la surface grâce à une coulée de matière concentrée dans sa moitié inférieure. Le bord de cette éclaircie trace une trajectoire oblique dont la terminaison n’est pas inscrite entre les limites du support.

Oblique I

3.6a Oblique II

La deuxième partie du diptyque, Oblique II, a été réalisée en commençant par recouvrir l'ensemble de la surface d'une couche très fine de gris froid, qui apparaît comme une teinte argentée en raison de son extrême dilution.

Certaines zones ont été diluées à l'aide du solvant, laissant que la trame de la toile apprêtée ressorte de ces ouvertures fluides, en occasionnant une sensation plastique qui s'éloigne du vide de la réserve. Une partie de cette première couche restera visible une fois le travail achevé.

L'obscurité est arrivée au sein de Oblique II comme une coulée de matière dont la lourdeur entraîne un basculement oblique : un léger décalage porte la zone sombre à se positionner en travers de la surface. Ici, bien que certaines zones du fond restent apparentes à travers la superposition des couches de peinture, la transparence n'est pas traitée de la même façon que dans la première toile. La matière est plus épaisse et uniforme.

La réalisation du diptyque Obliques marque un moment décisif au sein du parcours personnel : elle instaure également une nouvelle façon de percevoir l’entièreté de la surface, dont l'unité sera assimilée à une dissonance rendue fluide.

Oblique II

4. A l'épreuve de l'écoulement

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