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Il est donc loin d’être acquis que la démocratie, a fortiori dans son acception radicale, soit particulièrement accueillante envers la propriété privée. Elle n’y est cependant pas nécessairement hostile non plus, comme en témoignent les différents arguments qui soulignent les avantages de cette institution sur la liberté et l’efficience, ou son statut de droit naturel. Faire

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le point sur la compatibilité de la démocratie et de la propriété privée implique donc de poser à nouveaux frais la question : « Pourquoi la propriété privée ? » et d’examiner les réponses qui y ont été apportées. Nous ne pourrons pas négliger ces arguments car il est tout à fait possible qu’ils atteignent leur objectif et réussissent à montrer que la propriété privée est un droit naturel, ou que ses effets sur la liberté et l’efficience porteraient les citoyennes d’une démocratie à l’adopter. Ce travail n’étant pas un procès à charge, il s’agira donc de reconstruire et de clarifier ces arguments pour déterminer s’ils parviennent ou non à légitimer la propriété privée et quelles sont ses fonctions positives. Cette tâche est d’autant plus importante que si, comme nous le défendrons, la démocratie radicale de Castoriadis et son projet d’autonomie constituent le seul horizon normatif légitime, il nous faudra aussi évaluer quelles sont les implications de cet idéal démocratique pour la propriété privée. Une société autonome se doterait-elle de la propriété privée ? Ici aussi, répondre à cette question sans examiner les arguments en faveur de la propriété privée pourrait nous mener à négliger certaines de ses fonctions positives que des individus autonomes pourraient souhaiter conserver.

Au vu de ce qui précède, examiner ce que le projet d’autonomie exige de la propriété privée implique de procéder en quatre temps, qui seront autant de parties. Dans la première, nous commencerons par poser les termes du débat en vue de clarifier les concepts qui seront mobilisés ensuite et d’en dégager les enjeux. Le premier chapitre propose une réflexion sur le concept de propriété en tant que tel : qu’est-ce que la propriété et qu’est-ce qui est en jeu dans l’organisation du rapport des hommes aux choses ? Ce cadre général étant posé, il s’agira d’examiner quelles sont les spécificités de la propriété privée. Le second chapitre entreprend de préciser ce que l’on entend exactement par ce terme. Il vise à clarifier ce en quoi consiste exactement cette propriété privée dont nous n’aurons de cesse ensuite de discourir. À cette fin, il examine quelle réalité ce concept acquiert pour l’anthropologie, le droit et l’économie. Le troisième chapitre de la première partie s’attache pour sa part à cerner ce que l’on entendra dans cette recherche par « démocratie ». Il approfondit les travaux de Castoriadis sur le sujet et présente un argument ontologique qui vise à établir la démocratie radicale comme horizon normatif de l’action politique légitime (chapitre 3).

Sur ces assises, nous pourrons débuter notre examen des arguments en faveur de la propriété privée. Nous en distinguons deux catégories principales que nous examinons l’une après l’autre dans la deuxième et la troisième partie : les arguments naturalistes et les arguments conventionnalistes. La deuxième partie étudie les arguments qui invoquent le droit naturel, et en particulier l’argument de Locke dont les approches libertariennes de droite sont les héritières

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directes dans la pensée politique contemporaine. À cette fin, le quatrième chapitre examine le contexte historique indispensable pour comprendre la structure et les finalités du célèbre argument lockéen en faveur de la propriété. Les chapitres suivants se penchent sur le détail de l’argument lockéen et sur ses critiques pour en déterminer la validité (chapitres 5 et 6), avant d’élargir le spectre d’analyse et d’examiner la structure de tout type d’argument qui chercherait à légitimer la propriété privée en invoquant le droit naturel (chapitre 7).

La troisième partie examine de manière approfondie trois types d’arguments conventionnalistes en faveur de la propriété privée. Elle envisage d’abord les arguments de Rousseau et Rawls en s’attelant à évaluer si une approche contractualiste du type de celles qu’ils proposent réussit à concilier la propriété privée avec les exigences du contrat social ou de la théorie de la justice. Les deux chapitres suivants examinent les deux principaux arguments conséquentialistes déjà évoqués. Le neuvième est consacré à l’idée que la propriété privée est légitime car elle est la cause d’une efficience économique dont le résultat profite à l’ensemble de la société. Cet argument est d’abord mis au jour chez les utilitaristes, puis reconstruit sous sa forme moderne et analysé de manière critique. Enfin, le dixième chapitre est consacré à l’argument qui cherche à montrer que la propriété privée est la condition de la liberté individuelle. Après un détour par Hegel pour en dégager la forme générale, cet argument apparaitra, en première approche, foncièrement lacunaire car il ne précise que trop rarement quelle propriété est mise au service de quelle liberté (négative, positive ou républicaine). Nous tenterons à la fin de ce chapitre de préciser ces points en vue de clarifier si et comment la propriété privée peut être mise au service de la liberté individuelle.

Enfin, la quatrième partie s’appuie sur l’idéal de la démocratie radicale et sur l’examen des arguments menés dans les deux parties précédentes pour tenter de penser les rapports de propriété dans une société prenant au sérieux le projet d’autonomie élaboré par Castoriadis. Le onzième chapitre examine quelles sont ces exigences de l’autonomie envers les rapports de propriété, et tranche la question de savoir si la propriété privée peut y trouver sa place. Le douzième chapitre, de nature plus exploratoire, propose de faire le lien entre les rapports propriétaires existant dans la situation présente et les exigences du projet d’autonomie. Il examine différents enjeux cruciaux et réformes possibles des droits de propriété, en particulier quant au rapport à l’environnement, à l’organisation de la production et à la distribution des biens produits. Il vise ainsi à proposer à la réflexion et à la critique un sentier vers l’autonomie en examinant différentes mesures destinées à rendre plus autonomes les rapports de propriété existants aujourd’hui.

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Le plan étant précisé, il s’agit de clarifier la méthode retenue pour réaliser cette étude. Il est difficile d’en isoler une seule tant un tel exercice de théorie politique est en réalité multiforme. Au vu des objectifs esquissés ci-dessus, au moins trois aspects différents de cette discipline seront mobilisés pour éclairer la question de la compatibilité entre propriété privée et démocratie. Le premier est la dimension « historique » ou « taxinomique », qui vise à exposer et présenter les principales caractéristiques des arguments qui ont été avancés pour légitimer ou critiquer la propriété privée. Mais cet exercice ne se résume pas à une histoire des idées et mobilise le versant « critique » de cette discipline en vue de déterminer dans quelle mesure ces arguments sont valides ou non, eu égard à l’évolution des débats et aux transformations contemporaines des rapports de propriété. Cet examen critique appelle une troisième dimension que l’on peut qualifier de « créatrice » qui vise à reconstruire, réassembler ou créer de nouveaux arguments en comblant les lacunes que la critique a mises au jour en vue de défendre une « meilleure » position, qui fera certes l’objet de critiques futures, mais servira dans l’intervalle de point d’orientation pour discuter de réformes concrètes des droits de propriété.

S’il est difficile de dégager une méthodologie autre que l’exigence de rigueur, d’honnêteté intellectuelle et de transparence propre à tout travail intellectuel pour encadrer la fonction critique et la fonction créatrice de la théorie politique, il n’en va pas de même pour sa fonction historique. Conformément aux principes méthodologiques guidant l’histoire des idées dégagés par Quentin Skinner et brillamment illustrés par les historiens de l’Ecole de Cambridge43, nous accorderons une attention particulière au contexte dans lequel les arguments en faveur de la propriété privée ont été formulés en vue de saisir quelle était l’intention de leur auteur et quels étaient ses interlocuteurs ; quels étaient le « langage » et le référentiel dans lequel ils situaient leur approche de la propriété44. Comme en témoignera le cas de l’argument lockéen, porter une telle attention au contexte est parfois indispensable pour saisir le sens et les nuances d’un argument. À l’opposé d’une approche utilitariste qui ne présenterait des textes et des arguments étudiés que le strict minimum nécessaire à la compréhension de notre argumentaire, nous

43 Quentin SKINNER, « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, vol. 8, no 1, 1969, pp. 3‑53. Jean-Fabien Spitz a œuvré à présenter cette méthodologie au monde francophone et à en discuter les thèses, dans un article pour la revue Droits : Jean-Fabien SPITZ, « Comment lire les textes politiques du passé ? Le programme méthodologique de Quentin Skinner », Droits, vol. 10, 1989, pp. 133‑146. Sur la méthodologie propre à la théorie politique en général, voir également : David LEOPOLD et Marc STEARS, Political Theory:

Methods and Approaches, Oxford, Oxford University Press, 2008, 236 p.

44 Au sujet de l’importance de ces « langages » pour l’interprétation de Locke, voir : J. G. A. POCOCK, « The myth of John Locke and the obsession with liberalism », in John Locke: papers read at a Clark Library Seminar, 10

December, 1977, William Andrews Clark Memorial Library, University of California, 1980, pp. 3‑21. Sur leur

importance générale pour la pratique de l’histoire des idées, voir : J. G. A. POCOCK, Political Thought and History:

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restituerons autant que possible l’entièreté de l’argument, en en proposant une lecture charitable si nécessaire, pour en cerner la richesse et les nuances. Ces longs développements présentent l’intérêt d’une synthèse originale et argumentée des positions d’auteurs classiques comme Bentham, Rawls ou Hegel sur la propriété privée, synthèses qui n’existent pas nécessairement dans la littérature secondaire.

Enfin, nous pouvons conclure cette introduction en évoquant les limites de ce travail. Nous en distinguons au moins trois. La première a trait à la période que nous traiterons. Comme nous l’avons noté lors de la présentation des grandes lignes de la conversation philosophique sur la propriété, il existe un fossé entre les approches antiques et les approches modernes de la propriété. Au début de la modernité, alors que les enclosures et la révolution industrielle naissante commencent à diffuser leurs effets, la question de la propriété est posée d’une nouvelle manière et devient porteuse de nouveaux enjeux qui sont ceux qui nous préoccupent encore aujourd’hui. Comme nous le préciserons au début de la seconde partie, le débat moderne sur la propriété privée a réellement débuté avec l’argument de Locke en faveur de l’appropriation par le travail. Cet argument sera absolument central pour la pensée politique moderne, car il permettra de légitimer tant le droit du travailleur sur ce qu’il a produit que la propriété du capital, en tant qu’il s’agit d’un travail passé, comme l’exemplifie la fable de Mill. Dans ce travail, nous avons donc fait le choix de n’examiner que les arguments « modernes » en faveur de la propriété privée. Nous n’étudierons les arguments des philosophes antiques et des jusnaturalistes que dans la mesure où ils constituent des sources d’inspiration ou des interlocuteurs des auteurs modernes.

La seconde limite est également liée à l’angle d’approche retenu. Concentrer notre attention sur les arguments en faveur de la propriété privée impliquait malheureusement de laisser de côté les multiples critiques qui lui ont été adressées. Il pourra sembler étrange qu’une réflexion sur la propriété privée ne fasse qu’une place marginale à des auteurs comme Marx ou Proudhon. Nous ne les mobiliserons cependant que dans la mesure où ils nous permettront d’examiner les limites de certains arguments en faveur de la propriété privée. Une telle généalogie conceptuelle des critiques adressées à la propriété privée reste à faire et complètera avantageusement notre approche, qui pour sa part se concentre sur les raisons que nous pourrions avoir de conserver la propriété privée et sur les contraintes que fait peser le projet d’autonomie sur cette institution. Nous n’aborderons donc les critiques de la propriété privée que dans la mesure où elles servent cet examen.

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La troisième limite relève davantage d’une précision. Ce travail porte sur la propriété privée, certes, mais la propriété privée de quoi ? Les enjeux liés à ce sujet peuvent en effet sembler très hétérogènes selon que l’on parle de la propriété privée du corps, du capital, d’un terrain ou d’une idée. Ne faudrait-il donc pas choisir un certain type d’objets ? Par exemple, nous pourrions concentrer notre attention sur les conditions auxquelles la propriété privée du capital peut être acceptable en démocratie. Mais il faut noter, d’une part, que la propriété de ces différents types de choses est en réalité interconnectée – la propriété privée du capital ou d’une idée dépendant par exemple de la propriété du travail, qui n’est elle-même qu’une expression de la propriété de soi. D’autre part, restreindre notre enquête à l’une de ces catégories, le capital par exemple, en aurait limité l’intérêt en laissant de côté les règles propriétaires devant s’appliquer à tout ce qui ne relève pas du capital, dont l’appropriation est pourtant elle aussi porteuse d’enjeux. Nous ferons donc le pari d’examiner la légitimité de la propriété privée en tant que concept pouvant s’appliquer à différentes catégories de choses. Notre approche portera tout de même une attention particulière à ces objets qui sont porteurs d’enjeux majeurs aujourd’hui, comme la propriété du capital. Nous n’aborderons par contre les débats autour du concept de propriété de soi que dans l’optique de notre discussion sur la propriété du travail et de ce à quoi il a été mêlé, sans prétendre révolutionner ces débats. La même remarque vaut pour les droits de propriété intellectuel. Le principe d’autonomie que nous dégageons dans la quatrième partie a des conséquences cruciales pour penser le droit des brevets ou l’appropriation des entités non-corporelles, mais nous ne pourrons que reporter l’examen des conséquences juridico-pratiques qu’il s’agira d’en tirer. Notre but est donc d’examiner ce que le projet d’autonomie exige de manière générale d’une appropriation privée pour qu’elle soit légitime, en vue dans un second temps d’adapter le caractère général des règles déduites du principe à la nature de la chose appropriée. Cette démarche repose sur une conception triadique de la propriété que nous présentons dans le premier chapitre, vers lequel il est à présent temps de nous tourner.

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