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Les institutions formelles du projet d’autonomie

Propriété, propriété privée et démocratie : enjeux définitionnels

Chapitre 3 : Quelle démocratie ?

3.4. Les institutions formelles du projet d’autonomie

La tâche est cependant ardue pour à tout le moins deux raisons. En premier lieu, Castoriadis ne prétend pas fournir un modèle institutionnel arrêté qui garantirait une expression parfaite du projet d’autonomie 204 . L’idée même de penser un ensemble défini d’ « institutions démocratiques » figées une fois pour toutes et légitimées par un système conceptuel abouti et

202 C’est d’ailleurs ce qui dans l’analyse de Castoriadis est arrivé à Athènes lorsque le peuple a voté l’expédition de Sicile en 415 avant J.-C., les Athéniens ont cédé à l’hubris et décidé d’envoyer une part considérable de leur puissance militaire à des milliers de kilomètres de leurs ports dans l’espoir d’une victoire facile. C’est finalement tout le contraire qui se produira, et l’expédition de Sicile tournera au fiasco. Ce désastre, pourtant prévisible, et annoncé par les opposants au projet, affaiblira durablement la force militaire athénienne, et sera, selon l’analyse de Thucydide, l’une des causes de la reprise du conflit par Sparte, qui voyait son ennemi affaibli par cette expédition et à sa merci. La folie de l’expédition de Sicile a ainsi participé de la chute d’Athènes contre Sparte en 404, puis contre les macédoniens à Chéronée en 338 avant J.-C.

203 Cornélius CASTORIADIS, « Quelle démocratie? », in Les carrefours du labyrinthe 6, Figures du pensable, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2009, p. 181.

204 Dans les paragraphes qui suivent, nous utilisons le terme « les institutions » dans son sens courant, pour désigner les institutions politiques qui organisent l’ensemble de la vie politique, du vote à la participation en passant par les procédures de nomination des magistrats. Lorsque le contexte et la distinction entre le singulier et le pluriel ne suffisent pas (« l’institution » (première) vs « les institutions »), nous ne manquerons pas de clarifier le sens que nous donnons au terme.

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universel est aux antipodes de sa conception du rapport entre théorie et pratique. Ce n’est pas au philosophe de déduire d’un être déterminé et éternel l’ordre politique qui lui correspondrait, et qui vaudrait ceteris paribus pour toutes les sociétés imaginables tel un universel imparfaitement exprimé par les différentes organisations sociales observées jusqu’ici205. Bien au contraire, une société autonome devra décider par elle-même, collectivement et en pleine lucidité, des institutions les plus aptes à exprimer le projet d’autonomie eu égard aux spécificités de son imaginaire. Elle devra en outre les reprendre en permanence pour les adapter à la création qui travaillera nécessairement cet imaginaire, afin d’éviter que l’institué ne se fige et que la tradition ne l’emporte sur la création.

En second lieu, les nombreux passages où Castoriadis disserte de la capacité de certaines institutions politiques à promouvoir ou non l’autonomie tombent pour l’essentiel dans deux catégories : la critique des institutions des sociétés contemporaines qui se disent démocratiques, et le commentaire des institutions d’Athènes au 5ème siècle avant J.-C. (et parfois les deux à la fois, le contrepoint athénien soulignant la médiocrité des institutions contemporaines206). Là où les textes qui relèvent de la première catégorie sont essentiellement critiques et ne nous aident qu’à cerner ce que n’est pas la démocratie, les textes de la seconde catégorie ont une portée assez limitée, puisque Castoriadis prend bien soin de préciser qu’il ne s’agit nullement de reproduire à l’identique, dans nos sociétés, les institutions qui étaient celles de l’Athènes antique. De fait, si la démocratie athénienne a vu l’éclosion du projet d’autonomie, elle n’en constitue pas pour autant son aboutissement, en raison entre autres du fait que le regard critique des Athéniens n’englobe jamais l’entièreté de l’institué et laisse par exemple de côté des institutions aussi importantes que le statut des femmes et des esclaves, ou la question de la propriété, qui ne sont jamais abordées frontalement par le démos207. Castoriadis préfère ainsi parler de germe grec208 pour mieux souligner que si l’examen des institutions d’Athènes au 5ème siècle peut certes aider à cerner à quoi ressemblerait l’expression politique du projet d’autonomie, il ne s’agit nullement de les reproduire tant elles ne constituent ni l’alpha ni

205 Nous revenons sur ce sujet infra, en particulier dans la note 248.

206 Voir : Cornélius CASTORIADIS, « Imaginaire politique grec et moderne », in Les carrefours du labyrinthe 4, La

montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2007, pp. 191‑219.

207 Sur ce point, voir : Cornélius CASTORIADIS, « La démocratie athénienne: fausses et vraies questions », in Les

carrefours du labyrinthe 4, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2007, p. 231‑233.

208 Sur la notion de « germe », voir en particulier : Cornélius CASTORIADIS, « La « polis » grecque et la création de la démocratie », in Les carrefours du labyrinthe 2, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1999, p. 328.

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l’oméga d’une recette miracle qu’il s’agirait de simplement reproduire pour que le projet d’autonomie revive miraculeusement.

Est-ce à dire que Castoriadis ne nous dit rien de la forme des institutions qui devraient être celles d’une société démocratique ? En tenant compte des limites impliquées par le fait qu’il ne se prononce sur le sujet que de manière indirecte, soit de manière négative, soit en soulignant les aspects intéressants d’un modèle qu’il ne s’agit pas spécialement de reproduire, il est toutefois possible de distinguer à la suite de Caumières et Tomès trois caractéristiques institutionnelles de l’idéal démocratique castoriadien qui, notons-le, sont autant de refus209. Premièrement, Castoriadis pense la démocratie sur le modèle de la démocratie directe. Ce qui implique immédiatement un refus de la représentation. Tout en déplorant qu’il n’existe aucune philosophie de la représentation qui justifie rationnellement l’idée d’un mandat irrévocable accordé aux déléguées, Castoriadis n’a de cesse de dénoncer le « système ‘représentatif’ » contemporain dans lequel « la collectivité donne un mandat irrévocable pour une longue période à des « représentants » qui peuvent agir en produisant des situations irréversibles – de telle sorte qu’ils déterminent eux-mêmes les conditions et la thématique de leur ‘ré-élection’ »210. Le problème majeur de la représentation, lorsqu’elle est couplée au mandat irrévocable et à l’existence de partis bureaucratisés qui conditionnent et distribuent l’accès aux fonctions de pouvoir, est l’apparition d’une classe ou d’un groupe d’individus qui détient le pouvoir explicite via la médiation devenue indispensable des partis. Cette classe politique s’auto-reproduit par cooptation en sélectionnant qui peut intégrer les partis et y monter, et distribue les postes à responsabilité en interne, selon des logiques qui lui sont propres211. De la

209 Philippe CAUMIÈRES et Arnaud TOMÈS, Cornelius Castoriadis: Réinventer la politique après Marx, Paris, Presses Universitaires de France - PUF, 2011, p. 191‑193. Voir aussi : Philippe CAUMIÈRES, Castoriadis : critique

sociale et émancipation, Paris, Textuel, 2011, p. 64‑67.

210 Cornélius CASTORIADIS, « Quelle démocratie? », op. cit., p. 189.

211 C’est d’ailleurs ce qui autorise Castoriadis à moquer la prétention des régimes occidentaux de la seconde moitié du 20ème siècle à être des « démocraties ». Selon lui, tout penseur classique aurait reconnu dans ces régimes une forme d’oligarchie libérale : « oligarchie car une couche définie domine la société ; libérale car cette couche laisse aux citoyens un certain nombre de liberté négatives ou défensives » (Ibid., p. 186). Notons en outre que la particratie contourne la division des pouvoirs en concentrant le pouvoir au sein des partis où sont prises les décisions, reléguant les parlementaires à un rôle d’exécutant des consignes données par le parti.La résolution de la fameuse crise gouvernementale belge de 2010-2011 illustre bien cette critique de Castoriadis. En effet, si la Belgique est restée 541 jours sans gouvernement fédéral, c’est avant tout parce que les négociations entre présidents de partis ne parvenaient pas à aboutir à un accord sur les réformes de l’appareil institutionnel belge à mener durant la législature suivante. On aurait pu attendre que ces discussions majeures sur l’avenir du pays et la structure des rapports entre ses communautés se fassent au parlement fédéral durant ladite législature. Il n’en a cependant pas été ainsi, ce sont les présidents de parti qui, entre quatre murs, ont élaboré ce programme (qui relevait pourtant du pouvoir législatif et non de l’exécutif), en en laissant filtrer différents points dans la presse en fonction de leurs intérêts respectifs. Le fait que l’accord final de gouvernement qui gravait dans le marbre ces réformes ait été discuté et surtout décidé à huis clos par les présidents de parti confirme l’analyse de Castoriadis,

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sorte, dès qu’il y a une telle classe de représentantes qui échappe au contrôle de celles et ceux qu’elle représente, le dèmos ne décide plus véritablement de ses lois ou de ce qu’il convient de faire; il ne fait que décider de qui décidera, et encore son choix ne peut-il s’exercer que dans les cases tracées pour lui par ses représentantes, en fonction de leurs intérêts et non des siens. Castoriadis va même jusqu’à affirmer que « la représentation est un principe étranger à la démocratie »212. Sur ce point, il rejoint et approfondit la critique de la représentation que l’on trouvait déjà chez Rousseau qui, dans Du contrat social, soulignait que « le peuple Anglais pense être libre ; il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde »213. Castoriadis pousse cependant la critique un degré plus loin, en soulignant que « Rousseau avait tort à cet égard, les Anglais ne sont même pas ‘libres tous les cinq ans’. Car le long de ces cinq ans, les prétendus choix sur lesquels les électeurs seront appelés à se prononcer auront été complètement prédéterminés par ce que les députés auront fait entre les deux élections »214.

Mais si la représentation porte en elle le risque d’une séparation entre dirigeants et dirigés, de même qu’un risque de désinvestissement des dirigés de la vie politique (pourvu que leurs libertés soient à tout le moins nominalement préservées), il n’en demeure pas moins qu’elle peut être indispensable dans certains cas. Il n’est en effet pas pensable d’assembler l’entièreté du peuple chaque fois qu’il s’agit de prendre une décision. Si donc la représentation est nécessaire, Castoriadis prône d’en amoindrir les maux et de limiter les risques de séparation entre représentantes et représentées en réhabilitant le mandat révocable, ou en usant d’autres techniques qui permettent aux représentées d’exprimer leur approbation ou leur désaccord avec les décisions prises en leur nom par leurs représentantes215.

Deuxièmement, Castoriadis refuse toute forme d’expertise politique. En effet, comme cela a déjà été mentionné, la politique (au sens de l’exercice de l’autonomie en actes, par contraste avec le politique) n’est pas affaire de technè. S’il existe un savoir et une technique de la guerre ou de la construction qui rendent nécessaires les stratèges et les architectes pour diriger les

au moins dans le sens où une fois que ces réformes ont été décidées entre les partis de la majorité, il était acquis que le parlement les voterait en raison de la discipline de parti.

212 Cornélius CASTORIADIS, « La « polis » grecque et la création de la démocratie », op. cit., p. 360. 213 Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 134, livre III, chap. 15. 214 Cornélius CASTORIADIS, « Quelle démocratie? », op. cit., p. 190.

215 On pense ici notamment au graphè para nomon qui permettait à tout citoyen d’attaquer celui qui aurait proposé une loi jugée illégale avec le recul et de la faire annuler après sa promulgation. Sur l’analyse que Castoriadis fait de cet outil, voir entre autres : Cornélius CASTORIADIS, « Imaginaire politique grec et moderne », op. cit., p. 202.

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troupes ou les chantiers, il n’en va pas de même avec la politique. Celle-ci n’est pas et ne peut pas être l’objet d’une connaissance (épistémè) qui pourrait donner lieu à une technique politique qui serait l’apanage de quelques experts : « L’expertise politique – ou la « sagesse » politique » – appartient à la communauté politique, car l’expertise, la technè, au sens strict, est toujours liée à une activité « technique » spécifique, et est naturellement reconnue dans son domaine propre »216. Ainsi, la collectivité peut décider d’entendre des expertes, de mobiliser leur connaissance pour mieux comprendre un problème et les enjeux techniques qu’il soulève, mais elle ne saurait abdiquer son pouvoir de décision à ces techniciennes, ou nommer des « expertes politiques » qui, en raison de leur connaissance technique, s’arrogeraient un pouvoir de direction des affaires humaines. La décision politique doit bien entendu être aussi informée que possible, mais quant aux principes qui la font apparaitre comme juste ou injuste, désirable ou non, le seul savoir pertinent pour prendre une décision démocratique est détenu par les citoyens. Troisièmement, Castoriadis refuse l’idée d’un État compris comme instance séparée de la société. Ce troisième refus a bien entendu maille à partir avec la condamnation de la représentation exposée ci-avant, dans le sens où une telle séparation entérine la division entre dirigeants et dirigés et la prévalence d’une classe politique contrôlant l’appareil juridico-administratif qu’est l’État. À ce titre, ce qui frappe Castoriadis dans la société contemporaine, c’est le rapport des individus à la loi qui, malgré que cette loi soit supposée être la leur, est perçue comme une menace et une entrave, comme l’expression d’une puissance hostile faisant face à l’individu : « Dominant tout le reste dans les Temps modernes, est l’idée : l’État c’est eux. Us-them dit-on en Angleterre »217. Au contraire, pour les Grecs, la loi et l’État étaient l’expression de la volonté de la collectivité : « la loi c’est nous, la polis c’est nous », d’où le fait que la délation ait été positivement perçue, et que tout citoyen ait pu en trainer un autre devant un tribunal car il avait enfreint la loi de la cité, c’est-à-dire cette loi qui était aussi l’expression de sa volonté218. Par contraste, l’époque contemporaine voit se renforcer cette division qui témoigne du recul de l’idéal démocratique et d’une opposition accrue entre les citoyennes et un État qui ne semble plus être le leur. Qu’on ne s’y méprenne pas, Castoriadis ne propose pas pour autant de supprimer toute forme de pouvoir explicite, de nier toute forme de division du

216 Cornélius CASTORIADIS, « La « polis » grecque et la création de la démocratie », op. cit., p. 361‑362. 217 Cornélius CASTORIADIS, « Imaginaire politique grec et moderne », op. cit., p. 204.

218 Ibid. En l’occurrence, l’inversion de la valeur accordée à la délation peut sans doute partiellement s’expliquer par l’occupation allemande en France et en Belgique, qui a eu pour conséquence que la loi était effectivement celle d’un « eux », l’occupant allemand. Dénoncer pouvait dès lors être assimilé à une forme de démonstration d’allégeance à cette loi dont la source et l’autorité étaient externes à la communauté politique occupée. Cette remarque n’explique cependant pas pourquoi le renversement inverse n’a pas eu lieu à la fin de l’occupation.

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social, ou d’étouffer la conflictualité intrinsèque à l’opposition des doxai dans le champ politique. Il s’agit bien plutôt de souligner que la démocratie ne peut être fondée sur une division entre deux classes de citoyennes, dont l’une élabore et applique les lois que l’autre ne tolère pas (ou seulement à demi-mot) de se voir appliquées car elle considère que ce ne sont pas ses lois. L’idée de démocratie implique au contraire que la loi soit celle de toutes les citoyennes, et suppose le refus de cette opposition entre l’État et les individus.

À ces trois refus qui esquissent en creux la conception castoriadienne de la démocratie, nous pouvons ajouter trois affirmations ou caractéristiques « positives » des institutions qui auront à charge de réaliser et d’entretenir l’autonomie effective de la collectivité. Tout d’abord, étant donné que dans une démocratie le pouvoir de la collectivité ne souffre aucune limite extérieure ou hétéronome, la collectivité doit se donner à elle-même des moyens pour s’autolimiter. L’absence de limites implique en effet le risque de l’hubris, la démesure, l’orgueil ou la folie démocratique, que nous pouvons comprendre en première approche comme le risque historique de se donner des lois qui à terme produiront des effets contraires aux raisons qui ont motivées leur vote, soit des lois qui seront regrettées une fois que l’histoire aura montré leurs conséquences réelles ; qui étaient pourtant anticipables. L’hubris désigne l’auto-illusion de la collectivité (ou de l’individu) qui se persuade d’agir de telle ou telle manière en refusant d’écouter les Cassandre qui lui annoncent la folie de son entreprise. Ce fût par exemple le cas d’Antigone qui refusa de transiger avec Créon, mais c’est aussi et surtout le cas des Athéniens lors du massacre des Méliens ou lorsqu’ils votent l’expédition de Sicile qui précipitera la chute d’Athènes219. L’hubris désigne aussi plus fondamentalement ce risque, démocratique par excellence, qui consiste à comprendre le monde non tel qu’il est mais tel que la collectivité souhaite le voir, et à ainsi s’entêter à « penser seul » (monos phronein). Comme l’écrit Castoriadis, il y a hubris non quand la loi est transgressée, mais lorsque « sont transgressées des limites qui n’étaient nulle part définies »220, et qui révèlent la folie dans laquelle s’était entêtée le dèmos ou l’individu.

Autrement dit, parce que dans une démocratie, « le peuple peut faire n’importe quoi – et doit savoir qu’il ne doit pas faire n’importe quoi »221, il doit se donner des institutions qui lui permettent de s’autolimiter. Cette autolimitation doit pouvoir avoir lieu au plan formel et au sein de l’imaginaire social-historique. Sur le plan formel, ce sont par exemple des dispositifs

219 Sur l’expédition de Sicile, voir la note 202.

220 Cornélius CASTORIADIS, « La « polis » grecque et la création de la démocratie », op. cit., p. 371. 221 Ibid., p. 370.

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qui permettent au peuple de revenir sur sa décision une fois l’enthousiasme des orateurs et des citoyens dissipés. À Athènes, une fois la loi votée, le peuple peut toujours revenir sur sa décision de différentes manières, que ce soit lors d’un réexamen par la boulè, une assemblée démocratique restreinte de 500 citoyens qui a la capacité d’annuler une loi qui ne semblerait plus si bonne avec le recul, ou par le graphè para nomon dont nous avons déjà touché un mot. Mais l’autolimitation en actes se donne aussi à voir dans l’ostracisme, qui permet d’écarter un orateur dont il est pressenti qu’il est capable d’emporter dangereusement l’opinion des citoyens et de leur faire perdre cette raison qui doit fonder les lois qu’ils se donnent.

Dans le monde moderne, les constitutions et les déclarations des droits de l’homme participent sans aucun doute de tels instruments d’autolimitation. Cependant, on voit immédiatement que, de la même manière que les dispositifs institutionnels de l’Athènes antique ne l’ont pas empêchée de céder à l’hubris de l’expédition de Sicile, de tels textes n’ont de valeur qu’à condition que les individus leur en donnent. Il est toujours possible de changer la constitution ou de « contourner » la Déclaration des droits de l’homme : « l’idée d’une constitution non révisable est une absurdité juridique et factuelle »222. La Déclaration des droits de l’homme n’a de portée politique qu’à condition que les droits qu’elle énonce aient une valeur imaginaire et affective apte à mobiliser les individus, de sorte que son infraction puisse mettre en branle une puissance collective capable de la rendre effective.

D’où la nécessité de compléter ces mécanismes d’autolimitation formelle par une série