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Conclusion : l’origine du caractère « absolu » de la propriété privée

4.2 . Le chapitre V du Second traité

4.5. Conclusion : l’origine du caractère « absolu » de la propriété privée

Pour conclure ce chapitre, nous pouvons à présent préciser pourquoi et comment l’argumentation de Locke a fourni les bases de la réinvention moderne de la propriété privée comme droit « absolu ». Si comme nous le pensons, il y a chez Locke une théorie de l’appropriation plutôt qu’une théorie de la propriété, quels sont les éléments dans le texte qui ont permis aux commentatrices d’y voir une justification de la conception classique du droit de propriété privée comme droit absolu ? La question se pose car, comme le pointe Macpherson, le cinquième chapitre du Second Traité a joué un rôle clé dans la genèse de l’idéologie propriétariste qui est au cœur de l’individualisme possessif dont il a retracé la genèse349. Les libertariens en particulier y ont trouvé les fondements d’un droit absolu à la propriété privée toujours défendu dans les débats contemporains. Mais comment le texte de Locke a-t-il pu fournir les fondements d’une réinvention de la propriété privée comme droit absolu, alors même que le droit de propriété était à ses yeux intrinsèquement limité par les prescriptions de la loi naturelle ? Quelle est l’origine de l’absolu propriétariste que les interprètes ont trouvé dans les non-dits du texte de Locke ? Pour répondre à ces questions, nous proposons brièvement deux hypothèses qui nous permettront de distinguer comment l’inscription de l’argument lockéen dans le référentiel du droit naturel a constitué une matrice féconde permettant à ses interprètes d’y trouver un droit absolu, ceci malgré les limites que ce cadre théorique imposait pourtant à l’exercice du pouvoir propriétaire d’une part, et l’absence de volonté de Locke de défendre un tel droit absolu de propriété privée d’autre part. Précisons que dans les lignes qui suivent, nous laissons de côté notre propre interprétation de Locke pour essayer de comprendre comment les commentatrices libérales et libertariennes ont pu trouver dans ce texte la légitimation d’un droit

349 Locke, en légitimant la propriété privée comme droit naturel, aurait ainsi légitimé un état de classes où l’inégalité est autorisée par la loi naturelle : « l'égalité originelle des droits naturels, c'est-à-dire l'absence entre les hommes des liens de subordination et de sujétion, disparait nécessairement avec l'inégalité des possessions. (...) Et cette inégalité des possessions est, pour Locke, naturelle, c'est-à-dire qu'elle se produit ''en dehors des liens de la société ou de la convention''. La société civile n'est instituée que pour protéger cette inégalité qui a déjà entrainé, dans l'état de nature, une inégalité des droits » C. B MACPHERSON, La théorie politique de l’individualisme

possessif de Hobbes à Locke, op. cit., p. 382‑383. Il conclut d’ailleurs de la sorte son étude du « moment lockéen »:

« De tout ce qui précède se dégage une conclusion évidente : l’œuvre de Locke a eu pour effet de fournir à un Etat de classes un fondement moral déduit du postulat de l’égalité des droits naturels » (Ibid., p. 412).

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absolu de propriété privée qui entre en résonnance avec la conception moderne de la propriété

privée qui se donne à voir dans la science juridique classique (voir supra p. 60).

Selon notre première hypothèse, dont les bases ont déjà largement été posées, le caractère absolu de la propriété privée résulte des contraintes liées au contexte politique de l’écriture des

Deux Traités. En considérant attentivement la place qu’occupe ce chapitre dans l’architecture

générale de l’ouvrage, Locke devait, pour le succès de la démonstration menant au droit de résistance, que des droits individuels à caractère absolu puissent être opposés aux droits « relatifs » car conventionnels forgés par le gouvernement civil. Pour répondre à Filmer qui affirmait que les monarques disposent d’une souveraineté absolue héritée d’Adam et les individus de droits de propriétés conventionnels concédés par les monarques, Locke inverse en fait la valeur des pôles de l’équation et affirme que le pouvoir politique est conventionnel et fondé sur le droit absolu qu’ont les individus sur leur vie, liberté et propriété dont ils délèguent par convention la protection à un pouvoir politique. Dans cette perspective, il fallait que l’autorité qui échoit au pouvoir politique légitime soit issue d’une souveraineté originaire que Locke situe au lieu de la souveraineté que l’individu a sur lui-même, sur sa personne350 et sur les actions qu’il décide de mener ou non en raison de sa liberté individuelle. Ce qui a pour conséquence indirecte d’autoriser les interprètes à penser que Locke justifie la propriété privée des choses matérielles sur le modèle du droit absolu qu’ont les individus sur leur propre personne, comme le feront à l’excès les libertariennes351.

Notre seconde hypothèse permet de préciser cette idée en examinant comment le droit naturel et le dialogue que Locke entretient indirectement avec Filmer, Grotius et Pufendorf influencent, voire contraignent, la construction de son argument. En effet, dans ce référentiel conceptuel, le premier modèle à partir duquel la propriété est pensée est celui de la souveraineté divine telle que défendue par Filmer : Dieu a créé le monde, et est le détenteur originel d’un pouvoir absolu sur sa création – au sens le plus fort du terme puisque ce pouvoir est tout à la fois politique, propriétaire, et illimité en droit. Il faut noter que la correspondance entre la propriété que Dieu

350 Notons cependant que l’idée d’un droit absolu de propriété sur soi-même est très ambigüe au sein du jusnaturalisme (qui y résiste) ainsi que dans le texte de Locke. La loi naturelle ne saurait par exemple autoriser le suicide ou d’autres actions qui vont à l’encontre du dessein divin de préservation et de multiplication de l’espèce humaine. C’est d’ailleurs sur la propriété de la personne et du travail que Locke fonde son argument en faveur de l’appropriation, et non sur la propriété de soi en tant que telle. Celle-ci reste en effet insérée dans un réseau d’obligations et d’interdictions édictées par la loi naturelle. Le concept de Self-Ownership ne prendra toute son ampleur que plus tard, dans la pensée libertarienne.

351 Et ce en dépit du fait que, comme a pu le souligner Tully, Locke semble, à bien des égards, plus proche d’un républicanisme qui modèlerait le droit de propriété sur l’intérêt général que de la conception libertarienne qui a pu se revendiquer de ses écrits. Voir : J.James TULLY, Locke, Droit naturel et propriété, op. cit., ainsi que : Jean-Fabien SPITZ, « Locke et le droit d’appropriation », op. cit.

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a sur le monde et sa volonté est ici parfaite : le pouvoir de la créatrice sur sa création est pensé comme un droit de propriété absolu qui ordonne immédiatement la création à la volonté libre de la créatrice. Il n’est pas déraisonnable de penser, et c’est l’erreur des commentateurs, que cette relation de maitrise parfaite et totale informe la conception que Locke se fait de la propriété privée dans le sens où la relation de propriété privée que l’individu peut avoir sur ce qu’il a créé est pensée comme un analogon de la propriété que Dieu a sur sa création.

L’erreur est cependant compréhensible tant cette relation d’analogie est particulièrement évidente dans le cas de la seconde ligne argumentative du cinquième chapitre, le labour-value

argument : si c’est l’individu qui, par son travail, est le créateur de la valeur de la chose, alors

il doit avoir un droit aussi absolu que possible sur cette valeur qu’il a créée. Dans le cadre conceptuel du droit naturel, ce droit ne saurait cependant pas être « absolu » au sens fort du terme, car il reste toujours subordonné à la figure de Dieu qui lui est supérieure et la limite. Ainsi pour Locke, les limites à l’appropriation légitime, telles l’interdiction de laisser se gâter les choses appropriées, l’interdiction d’enclore en privant autrui de la possibilité de faire une appropriation similaire, ou l’obligation de céder une part de sa propriété superflue à celle qui décéderait de ne pas l’avoir, relèvent de telles limitations qui marquent la subordination du droit de propriété à une règle supérieure d’origine divine : la loi naturelle. Il n’en demeure pas moins que si l’on considère la situation du premier individu à s’être approprié une chose selon le mythe lockéen, cet individu ayant par son travail créé la valeur de la chose, est présumé avoir un droit de propriété similaire (quoique « moins parfait ») à celui que Dieu a sur le monde, et cette idée est d’autant plus évidente qu’il n’y a alors pas de gouvernement civil pour limiter le pouvoir de la propriétaire par les exigences de la vie en commun. À ce titre, il est possible de conceptualiser le geste lockéen comme un rapatriement dans les mains de l’individu d’une forme aussi parfaite que possible de la souveraineté totale qu’a le créateur sur sa création, même si comme nous avons déjà pu le souligner, le premier objectif de ce rapatriement est de pouvoir opposer ce pouvoir propriétaire aux prétentions d’un gouvernement illégitime. Dans le débat qui l’oppose à Filmer, Locke réussit donc à re-conceptualiser l’origine de la propriété privée pour atteindre ses propres conclusions, mais ce faisant, il doit conserver les termes du débat dans lequel il s’inscrit, dont au premier rang la conception de la propriété privée comme droit « absolu »,

analogon de la toute-puissance divine, qui était inhérente à l’espace conceptuel dans lequel ce

débat s’est construit, et en particulier à la thèse que Filmer défend dans le De Patriarcha. On comprend dès lors l’ambiguïté fondamentale de la position lockéenne qui, en cherchant à montrer comment la loi de nature autorise les individus à s’approprier les choses communes,

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laisse entendre que cette loi supérieure autorise un droit de propriété privée absolu, alors qu’il ne soutient pas une telle thèse.

L’argument du cinquième chapitre, développé avant tout pour légitimer le droit de résister à un souverain illégitime, fournissait certes un argumentaire puissant pour appuyer l’idée que le travail est un titre légitime à l’appropriation, mais ce sont ses commentatrices et interprètes qui vont étendre la portée et les conséquences de cet argument en insistant sur l’idée que la propriété privée est un droit naturel et surtout absolu, avec lequel le gouvernement ne saurait interférer sans trahir son mandat. Une telle affirmation était certes possible car elle était présente en creux dans le texte de Locke, comme nous l’avons souligné, mais il est probable qu’elle était étrangère à la conception que se faisait le philosophe de la propriété dans la société civile. Il est en tout cas plus qu’improbable de penser que Locke se serait reconnu dans les interprétations que les libertariennes de droite ont tirées de ses écrits.

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Chapitre 5 : L’argument du « mélange du travail à la

chose »

Après avoir examiné le contexte du cinquième chapitre ainsi que les limites et lacunes de l’hypothétique théorie de la propriété que les principales commentatrices y ont trouvée, nous consacrerons les deux chapitres qui viennent à l’analyse critique des arguments de Locke. Pour les raisons précisées plus haut (cf. p. 151), nous concentrerons notre attention sur l’argument du travail mélangé à la chose (chapitre 5) et sur celui de la valeur-travail (chapitre 6). Nous chercherons chaque fois à d’abord préciser la structure de l’argument en vue d’évaluer ensuite la pertinence des principales critiques qui lui ont été adressées, avant de mettre en œuvre la stratégie argumentative esquissée dans l’introduction, c’est-à-dire chercher à déterminer dans quelle mesure l’interprétation classique de l’argument lockéen suppose un recours à des conventions sociales pour réussir à faire de la propriété privée un droit naturel.

Une dernière précision est encore nécessaire. Dans le chapitre précédent, nous avons soutenu que Locke défend une théorie de l’appropriation dans l’état de nature plutôt qu’une théorie de la propriété dans la société civile. Ce sont ses commentateurs qui ont commis une inférence coupable en lisant dans cette théorie de l’appropriation une théorie de la propriété. Dans ce chapitre et le suivant, nous nous attaquerons pourtant à cet argument en faveur de la propriété privée en postulant, comme les interprétations classiques le suggèrent, que Locke défend bien un droit naturel de propriété privée. Nous serons donc obligés dans les pages qui suivent de présenter l’interprétation classique comme si elle était valide, et d’accepter qu’elle se trouve chez Locke le temps nécessaire pour en effectuer la critique. Une telle démarche est nécessaire pour montrer que cet argument « d’inspiration lockéenne », qui formera la base de l’architecture des arguments libertariens, même s’il se trouvait réellement chez Locke, ne réussirait pas à justifier la propriété privée comme droit naturel absolu.

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5.1 : Analyse de la structure de l’argument et remarques introductives