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Propriété, propriété privée et démocratie : enjeux définitionnels

Chapitre 3 : Quelle démocratie ?

3.3. Autonomie, démocratie et philosophie

Alors que dans une société hétéronome, le statut transcendant et extérieur du fondement de l’institution préserve l’ordre institué de toute velléité critique des individus, dans une société autonome les individus sont au contraire conscients du fait que la loi et les institutions sont l’œuvre de la société elle-même, œuvre de laquelle ils participent et qu’ils peuvent altérer de manière volontaire par leurs actions. Par opposition aux dynamiques de la société hétéronome que nous venons de décrire, la société autonome se caractérise par la reconnaissance de son auto-institution qui ouvre sur un autre rapport à la loi, qu’il s’agit de faire et de justifier puisqu’elle ne saurait désormais plus s’appuyer sur la légitimité d’un hétéros démystifié. Dans une société autonome, les individus sont conscients de ce que toute loi (comme toute signification) est une création de la collectivité, et qu’à ce titre elle pourrait être autre que ce qu’elle est. Il ne tient donc qu’à la volonté des individus qui constituent la société de la rejeter, de l’altérer ou de la remplacer par une autre norme qu’ils jugeraient meilleure. Conscients du fait que toute institution est une création sociale d’une part, et de la nécessaire création de ces institutions d’autre part, les individus font donc face à l’épineux problème de savoir ce qu’est une bonne loi ou institution. Entretenir un rapport autonome à la loi et à la signification implique dès lors, et cela est essentiel pour notre propos, d’ « accepter à fond l'idée qu'elle [la société] crée elle-même son institution, et qu'elle la crée sans pouvoir invoquer aucun fondement extra-social, aucune norme de la norme, aucune mesure de sa mesure »194.

La perte du fondement hétéronome qui garantissait que la loi était conforme à la volonté de Dieu, aux lois de l’histoire ou à la véritable nature de l’être mène nécessairement à la question : quelle loi devons-nous alors adopter ? La nécessité de répondre à cette question ouvre d’un point de vue pratique à la démocratie, et d’un point de vue théorique à la philosophie. Comme l’écrit Castoriadis :

« La rupture [de la clôture du sens] – et l’activité d’interrogation incessante qui va avec – implique donc le rejet de toute autorité qui ne rendrait pas compte et raison, ne justifierait pas la validité de droit de ses énonciations. Il en découle presqu’immédiatement :

- l’obligation pour tous de rendre compte et raison (logon didonai) de leurs actes et de leurs dires. - le rejet des « différences » ou « altérités » (hiérarchies) préalables dans les positions respectives des

individus, donc la mise en question de tout pouvoir qui en découle.

- L’ouverture de la question des bonnes (ou meilleures) institutions, en tant qu’elles dépendent de l’activité consciente et explicite de la collectivité – donc, aussi, de la question de la justice »195.

194 Cornélius CASTORIADIS, « Institution première de la société et institutions secondes », op. cit., p. 143. 195 Cornélius CASTORIADIS, « La démocratie comme procédure et comme régime », op. cit., p. 272.

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En d’autres mots, la rupture de la clôture du sens fait apparaitre à quel point le roi était, dès le départ, nu. Les habits dans lequel il se drapait et qui légitimaient son autorité se sont évanouis en même temps que le fondement de l’institution hétéronome. Il en va de même du sens institué des choses : les significations imaginaires qui auparavant étaient axiomatiques manifestent soudain l’immensité de leur arbitraire, et à mesure que les significations imaginaires hétéronomes perdent de leur superbe, surgit la question abyssale « que dois-je penser? »196. La reconnaissance de la contingence du sens institué ouvre ainsi le domaine de réflexion dans lequel se développe la philosophie: quel est le sens des choses si le sens que nous leur attribuions jusqu’à présent n’est que l’un de leurs différents sens possibles ? Comment décider lequel de ces sens possibles est le plus vrai ? Et qu’est-ce qu’être vrai ? Ce questionnement se développe donc d’innombrables façons : « que dois-je penser de l’être ? mais aussi que dois-je penser de moi-même ? que dois-je penser de la pensée en elle-même ?, par quoi s’accomplit la propre réflexivité de la pensée. »197 Et bien entendu : qu’est-ce que bien agir si la manière dont agissions jusqu’à présent ne trouvait son fondement que dans des coutumes et des traditions fondées sur des institutions hétéronomes dont nous avons réalisé la contingence ? La découverte de l’arbitraire198 qui fonde le sens des choses et des représentations, qui jusque-là tenaient lieu de vérités indubitables, fonde ainsi la création de la philosophie et de la démocratie comme réponses à l’absence d’un ordre qui serait inscrit dans l’être auquel il s’agirait de se conformer. En un mot : « La création de la démocratie est, philosophiquement, une réponse à l’ordre asensé du monde » 199, que la rupture de la clôture du sens a permis de mettre à jour.

Plus important, la reconnaissance de la contingence du sens contraint la manière de répondre à ces questions d’une part en excluant toute réponse qui recourrait à un fondement hétéronome, et d’autre part en obligeant le philosophe comme le citoyen à raisonner en « rendant compte et raison » (logon didonai) de ce qui fonde sa réponse. Suite à la rupture de la clôture du sens qui

196 Cornélius CASTORIADIS, « Anthropologie, philosophie, politique », in Les carrefours du labyrinthe 4, La

montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2007, p. 137.

197 Ibid.

198 Précisons cependant que la création du sens n’est pas totalement arbitraire. L’imaginaire instituant ne peut pas investir n’importe quel élément signifiant de n’importe quelle signification. Il est tenu par différentes obligations de cohérence qui viennent à la fois de ce qui est institué (par exemple, il doit rendre compte du fait que le soleil se lève chaque matin ou qu’un cheval et une jument font un poulain et non un chat) et de logiques internes aux relations des éléments signifiants entre eux au sein de l’imaginaire social-historique (si par exemple une éclipse advient, le sens donné à ce phénomène devra pouvoir s’insérer dans la trame des significations associées au soleil et au fait que le jour se lève). Il n’en demeure pas moins que la marge de manœuvre de la création imaginaire du sens de ce qui est au sein de ces contraintes minimales est virtuellement illimitée, et arbitraire au sens où rien n’explique que tel sens compatible avec ces contraintes soit préféré à tel autre sens également compatible. 199 Cornélius CASTORIADIS, Ce qui fait la Grèce: séminaires 1982-1983. D’Homère à Héraclite, Paris, Seuil, 2004, p. 291.

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amorce l’interrogation infinie explorée par la philosophie et la politique, apparait « l’exigence et même l’effectivité d’une validité qui ne soit plus seulement une validité de fait, positive, mais validité de droit : droit non pas au sens juridique, mais au sens philosophique »200. C’est cette exigence publique de justification, cette nécessité de rendre compte et raison, qui se donne à voir dans la naissance conjointe à Athènes de la philosophie et de la démocratie.

La tendance intrinsèquement égalitariste de la démocratie découle de cette même exigence de rendre compte et raison des arguments qui fondent les préférences des individus pour telle ou telle loi. En effet, selon Castoriadis, qui s’appuie sur les analyses d’Aristote sur ce point, si le savoir technique peut justifier que les détenteurs de la science adéquate disposent d’une voix prédominante lorsqu’il s’agit de prendre une décision qui relève du domaine de la technique, tel n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de délibérer sur le juste et l’injuste ou les finalités de l’action collective. À l’instar du mythe de Prométhée, tel que nous le relate Protagoras, l’art politique, la capacité de juger du juste et de l’injuste, n’est pas l’apanage d’une élite de techniciennes du politique ou de philosophes, mais est distribué à l’ensemble des individus. Lorsqu’il s’agit de juger de ce qui est juste ou non, toutes les opinions se valent donc de prime abord, et tous les arguments doivent pouvoir être entendus, ce qui justifie le caractère public de la démocratie ; et lorsqu’il s’agit de décider, la décision de chaque individu doit peser d’un poids égal dans la balance. C’est d’ailleurs selon Castoriadis la seule raison qui permette de préférer la règle majoritaire à d’autres modes de décision : « la règle majoritaire ne peut être justifiée que si l’on admet l’égale valeur, dans le domaine du contingent et du probable, des doxai d’individus libres »201. S’il s’agissait uniquement de trouver une procédure pour interrompre la délibération et prendre une décision, le tirage au sort de la décision à prendre ferait tout aussi bien l’affaire. Mais seule la décision majoritaire reconnait l’égale valeur des décisions informées des individus face à l’arbitraire inévitable de leur décision.

La démocratie au sens castoriadien du terme se caractérise donc par le fait qu’elle est le régime au sein duquel les individus créent leurs propres lois et institutions en ayant conscience du fait qu’il n’existe aucune altérité transcendante qui pourrait garantir qu’ils prennent les bonnes décisions ou que les institutions qui sont les leurs aient une validité de fait. Face à la multiplicité indénombrable des décisions possibles, ils affrontent en pleine lucidité l’absence de critère autre que les raisons qu’ils pourront se donner pour choisir une décision plutôt qu’une autre. C’est en ce sens que Castoriadis évoque l’illimitation démocratique : une collectivité démocratique peut

200 Cornélius CASTORIADIS, « Anthropologie, philosophie, politique », op. cit., p. 140.

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prendre toute décision qui lui semblerait bonne, y compris celle qui s’avèrerait en fin de compte causer sa perte202. La démocratie est certes « le pouvoir du dèmos, c’est-à-dire de la collectivité »203, mais parce que ce pouvoir est en droit illimité, elle est aussi le régime de la nécessaire autolimitation du pouvoir démocratique. Parce que toute décision est possible, et parce qu’il existe un risque réel de prendre des décisions qui par leur manque de lucidité, l’hubris ou l’aveuglement qui les a motivées, mèneront ultimement le peuple à sa perte, la démocratie doit se donner les moyens de se limiter (nous revenons sur ce sujet infra). La démocratie est donc le régime qui permet l’expression du projet d’autonomie au sens où, d’une part, en actant l’absence de fondement transcendant de l’institué et de la loi, elle permet à la collectivité de se donner sa propre loi et ses institutions ; et au sens où, d’autre part, les individus sont conscients de l’arbitraire et de la contingence de cette autocréation. Étant donné que ce rapport autonome à la loi implique le rejet de toute limitation hétéronome, les individus dans une démocratie doivent se donner à eux-mêmes des institutions qui permettent au régime démocratique de s’inscrire dans la durée tout en s’auto-limitant pour éviter de céder à l’hubris. À quoi ressemblent ces institutions ? C’est la question sur laquelle il s’agit à présent de nous pencher.