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Propriété, propriété privée et démocratie : enjeux définitionnels

1.6. La relation de propriété comme rapport au monde

Le troisième terme réside dans la nature de la relation de propriété qui unit le pôle actif au pôle passif et définit le type des rapports de maitrise que peut avoir le premier sur le second, ce que leur relation autorise, exige ou interdit. Le contenu du rapport de propriété (c) doit bien entendu s’ajuster sur la signification des deux autres termes du rapport de propriété, c’est-à-dire sur ce que représentent pour l’imaginaire de la société les entités qui occupent le pôle actif (a) et le pôle passif (b). Considérant cela, il est désormais clair qu’ériger le droit de propriété privée comme paradigme unique des rapports de propriété revient à nier la diversité des relations de propriété possibles, diversité qui découle de la multiplicité des associations entre les diverses entités susceptibles d’occuper chacun des deux pôles constitutifs de la relation de propriété. Au contraire, cette multiplicité à peine esquissée semble appeler différentes formes de rapports de propriété, adaptées chaque fois aux entités que cette relation unit.

Quelle est au final la nature de la relation de propriété ? Elle est par essence impossible à ramener à une forme unique tant elle dépend des entités qui occupent chacun des deux pôles, et surtout de la signification de leur interrelation. Nous avons tendance à la penser comme un rapport de maitrise unidirectionnelle qui confèrerait des droits au pôle actif sur le pôle passif, mais même cette caractérisation semble abusive dans la mesure où elle est déduite du paradigme de la propriété privée. Soulignons également d’une part que l’analyse de la propriété en termes de « droits » est anachronique et réductrice, tant la richesse du rapport qui unit un pôle actif à un pôle passif ne se laisse pas nécessairement réduire à un faisceau de droits clairement définis ;

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et d’autre part que la propriété n’est pas seulement unidirectionnelle. Un rapport de propriété ne consacre pas uniquement les actions possibles d’un pôle actif vers un pôle qui serait strictement passif73. Certaines choses semblent exiger du pôle actif des comportements, des devoirs ou certains égards qui nuancent cette vision unidirectionnelle de la propriété. Certains objets de propriété ne confèrent pas seulement au pôle actif des « autorisations de faire » ou des « droits », mais également des devoirs. C’est par exemple le cas des objets sacrés ou tabous, dont la propriété ne crée pas tant des droits que des obligations ; ou dans nos sociétés, des objets marqués d’une histoire ou d’une signification particulière pour le sujet ou la communauté. Le lieu où une personne a passé son enfance, le pull qu’il portait lors de l’ascension du Mont Blanc, tel immeuble important pour le patrimoine ou tel vêtement que telle star portait à tel concert, ne sont pas seulement des objets quelconques. En raison de l’investissement imaginaire dont ils sont le support, ils exigent d’être conservés de telle ou telle manière, et obligent le sujet à certaines actions. De manière plus générale, certaines choses sont telles que la relation de propriété n’est pas à sens unique : ces choses nous possèdent autant qu’elles sont possédées. Ces remarques permettent d’insister sur le fait que la propriété n’est pas seulement un rapport d’autorisations ou d’interdictions aux choses, elle est également constitutive d’un certain type de rapport au monde. Plus précisément, elle participe à tout le moins à la constitution du rapport de l’individu aux choses et à l’espace (a), à la constitution de son rapport à soi et à autrui (b), et à la constitution de sa relation affective aux choses, c’est-à-dire à la manière dont les choses sont susceptibles d’affecter l’individu (c)74.

(a) En première approche, ceci apparait lorsque l’on examine la manière dont les rapports de propriété intériorisés par les individus au long de leur socialisation modélisent leur rapport aux choses. Le lieu commun selon lequel le titre de propriété encourage le propriétaire à prendre

soin de sa chose constitue une bonne illustration de la manière dont un rapport défini de

propriété transforme la relation de l’individu à la chose par la garantie que cette dernière lui restera fermement attachée dans le futur. Mais cette idée n’existe qu’avec son corolaire : un

73 Le choix des termes « pôle actif » et « pôle passif » est à ce titre maladroit. Cependant, il nous semble possible de conserver cette terminologie en signalant comme nous le faisons que le pôle actif (ou passif) n’est pas seulement ou strictement actif, mais participe aussi en sens inverse dans la définition de la relation de propriété.

74 Il est impossible de démontrer à l’aide d’études de psychologies expérimentales ou autres les intuitions que nous examinons ici. Aussi les lignes qui suivent ne poursuivent-elles pas cet objectif. Elles visent plutôt à présenter des hypothèses et des intuitions afin d’explorer l’idée que les relations de propriété sont un élément majeur de la constitution du type de rapport au monde qui est celui de l’individu idéal-typique produit par une société déterminée. Pour illustrer ces réflexions, nous userons à la fois des figures de paysans idéal-typiques déjà mobilisées et d’exemples afin de donner à voir comment les relations de propriété structurent notre perception du monde social.

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locataire prendra moins soin de son bien qu’un propriétaire car il n’a pas les mêmes incitants. Ce qui revient à dire que la manière dont le non-propriétaire se rapporte à son bien est elle aussi influencée par les rapports de propriété en vigueur dans la société, et par la représentation qu’il se fait de ce qu’un locataire peut faire ou non avec son bien. Or, cette représentation ne prend elle-même sens que par contraste avec la figure du propriétaire. Le rapport de l’individu aux choses ne dépend donc pas tant de son statut effectif (est-il propriétaire ou non ?), mais est plutôt le produit des rapports de propriété tels qu’ils sont définis par l’imaginaire de cette société, qui fixe différents rôles sociaux et différents types de rapports aux choses en fonction de ces rapports de propriété. La représentation du locataire négligent par contraste avec le propriétaire diligent illustre bien comment les rapports de propriété établissent différentes manières de se rapporter aux choses qui servent de normes aux comportements des individus. Si nous évoquons à nouveau le cas des quatre figures idéal-typiques des paysans, le serf A, l’esclave B, le propriétaire C et le coopérateur D, il est clair que les rapports de propriété fixent en quelque sorte les conditions ou les règles selon lesquelles chacun de ces individus agit et se rapporte aux choses. Même leur manière de se rapporter à leurs outils respectifs dépend de cet imaginaire propriétaire qui leur donne une certaine valeur et définit une manière normale d’en user, ce qu’ils peuvent faire ou non avec, à qui demander avant, etc. Les rapports de propriété influencent en fait leur conduite à l’égard de l’ensemble des choses avec lesquelles ils interagissent, et non seulement avec le produit de leur travail ou les outils qu’ils utilisent. Chacun des quatre personnages idéal-typiques évoqués, en fonction de la place qu’il a conscience d’occuper dans la société, de son rôle social ou de ses moyens, perçoit le monde des choses comme structuré en choses accessibles ou non, désirables ou non, réservées à son usage ou hors de sa portée. Les rapports de propriété structurent la perception que l’individu a des choses sans qu’il ait à y réfléchir et orientent sa manière de s’y rapporter. Ils sont en quelque sorte inscrits dans la texture des choses dans la mesure où ils orientent le comportement que l’individu adopte envers elles.

De la même manière, chacun des quatre paysans perçoit aussi l’espace comme plus ou moins ouvert à son action en fonction des rapports propriétaires au sein desquels il évolue. Ceux-ci définissent les lieux auxquels il a ou non accès, à quelles conditions, et surtout l’ensemble de ces lieux qui lui sont interdits. Plus proche de nous, les aéroports ou les centres urbains illustrent bien la manière dont les rapports de propriété participent à la structuration de l’espace social. Les halls de départ comme les centres-villes sont composés d’espaces commerciaux adaptés aux moyens de différents publics, mais ayant en commun d’exclure ceux qui n’ont ni la volonté

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ni les moyens de consommer. Un terminal d’aéroport pourra apparaitre à un individu sans ressources comme un espace fermé, bordé de devantures de commerces inaccessibles, un pur lieu de dalles et de transit, et à un autre comme un espace ouvert fait de lounges et de commerces, un lieu où passer un temps qu’il a les moyens d’acheter. De manière plus violente encore, la juxtaposition dans les campagnes de terrains privés peut donner au promeneur le sentiment que là où un vaste espace pourrait lui être accessible, il ne peut en réalité accéder librement qu’au seul sentier public, bordé de barrières et de clôtures délimitant les espaces privés dont il est exclu par le droit d’autrui. Le droit de propriété privée en vient ainsi à façonner l’espace, ou plutôt à structurer notre manière d’habiter l’espace, et à définir pour chaque individu les espaces auxquels il peut accéder et sous quelles conditions. Les rapports de propriété ont donc pour première fonction apparente de définir qui a quelle maitrise sur quelles

choses, mais ce faisant, ils donnent aussi un sens particulier aux choses et aux espaces, qui

seront perçus différemment par les individus en fonction de la manière dont ils se situent dans ces relations de propriété en général. Pour le dire du point de vue de l’individu, celui-ci est comme enserré dans un faisceau de règles de propriété qui donnent un sens aux choses avec lesquelles il est en contact, et dessinent la texture de l’espace social dans lequel il évolue. (b) En plus de participer de la formation d’un certain rapport à l’espace, les relations de propriété façonnent également le rapport au monde de l’individu en posant les bases du rapport à soi et à autrui. Il est clair qu’un serf, un esclave, un propriétaire privé et un coopérateur n’ont pas le même rapport à leur propre corps ni à autrui. L’idée d’être propriétaire de son propre corps paraitrait sans doute étrange au serf, et risible à l’esclave. Plus contemporaine, l’idée que l’individu puisse être propriétaire de son corps et de ses organes qu’il peut vendre en pièces détachées pour financer ses projets transforme bien entendu le rapport de l’individu à son propre corps. Ce rapport à soi, à son propre corps est lui aussi tributaire des règles de propriété qui définissent les catégories avec lesquelles les individus pensent la maitrise qu’ils ont sur eux-mêmes.

La constitution de la figure d’autrui, c’est-à-dire de ce que représente autrui de manière abstraite pour l’individu, témoigne bien également de la manière dont les relations de propriété structurent le rapport au monde de l’individu. Pour A, B, C et D, « autrui » est respectivement tantôt un supérieur ou un égal, tantôt un maitre ou un autre esclave, tantôt un rival sur le marché, tantôt un coopérateur. Ceci est important car la manière qu’a l’individu de se rapporter à autrui dépend de ce que cet « autrui » représente pour l’individu. Or, ici aussi, la représentation imaginaire d’autrui dépend au moins partiellement des rapports de propriété. Là où le monde

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du petit propriétaire C est un marché peuplé de rivaux, celui du coopérateur D est peuplé de partenaires potentiels, et cela influence bien entendu la manière dont l’un et l’autre se représentent, perçoivent et se rapportent à cette figure d’autrui. En règle générale, les rapports de propriété s’inscrivent dans les hiérarchies sociales qu’ils complètent en distribuant des accès aux choses qui correspondent aux différents statuts occupés par les individus. Ce faisant, ils participent également à la représentation de ce qu’est autrui pour chaque position sociale et cette représentation contribue de manière importante à définir les contours d’un rapport normal ou attendu à autrui. La manière dont les individus se rapportent aux choses structure également les rapports sociaux en définissant ce que chaque individu peut espérer de son interaction avec tel ou tel autrui (et la manière dont il doit se comporter pour l’obtenir). Tant les études de genre que le néo-républicanisme ont bien saisi comment le fait de dépendre d’autrui pour accéder à une ressource détermine la manière, pour le dépendant, de se rapporter à l’autrui qui en détient l’accès.

(c) Enfin, soulignons pour conclure que tout type de rapport de propriété génère aussi des affects qui lui sont intimement liés. Pour saisir cela, partons de l’affect propriétaire que nous connaissons le mieux parce qu’il est lié à la forme de la propriété privée qui émerge dans la modernité et qui marque encore notre époque. Considérons par exemple la joie intense que l’on observe tant chez l’enfant qui déballe ses cadeaux et se réjouit de l’objet qui est à lui que chez l’adulte qui se réjouit de son nouvel achat. Qu’il s’agisse d’un vêtement, d’un pot de Nutella ou d’un téléviseur lors du Black Friday, un affect positif qui mêle joie de l’avoir et enthousiasme de l’usage futur est lié à l’acte de l’appropriation. Son ampleur et son intensité dépend bien entendu du rapport de l’individu à l’objet désiré et de son « histoire propriétaire »75. Cet affect peut être si puissant que la seule évocation de son souvenir suffit parfois à générer des échos positifs de l’affect passé, comme lorsque le souvenir de l’affect éprouvé au moment où l’individu est devenu propriétaire de telle ou telle chose crée à nouveau un affect intense en écho.

L’affect lié à l’expérience de la propriété peut être saisi par la référence à l’expérience perceptive de l’individu, mais peut aussi se donner à voir dans certaines institutions, comme par exemple l’apparition et surtout la généralisation de la passion de la « collection ». Collectionner des objets est un passe-temps qui est fondé sur le sentiment de la propriété privée

75 L’histoire et la genèse du « désir » de propriété jouent ainsi un rôle crucial dans la détermination de l’affect généré par l’acte de l’appropriation. Ainsi, un individu aura un affect sans doute plus intense à l’achat d’un objet pour lequel il a épargné durant des mois que s’il en acquiert un énième exemplaire supplémentaire, sans avoir eu à se priver pour faire cet achat.

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et l’affect propriétariste qui lui est lié. Le collectionneur ne rassemble pas les objets pour en user ou pour accomplir un autre but, mais pour le plaisir de les posséder et d’en être en charge. La finalité de la collection est l’avoir et non l’usage pour une autre fin. L’apparition de la collection comme activité de loisir non utilitaire témoigne à ce titre bien de la progression et de l’importance de l’affect lié à la « propriété privée ». Cet affect a également son corolaire inverse, puisque la perte ou la destruction d’une chose appropriée cause en général un affect négatif qui dépend de l’investissement affectif de l’objet. Ce point n’avait d’ailleurs pas échappé à Bentham, qui souligne dans son style l’importance de la peine de perdre en vue de dissuader le législateur de prendre des mesures susceptibles de priver la propriétaire de la sûreté de sa jouissance : « Ainsi la propriété devient partie de notre être, et ne peut plus nous être arrachée sans nous déchirer jusqu’au vif »76.

Pour résumer, les relations de propriété génèrent différents affects d’au moins deux manières distinctes. D’abord, comme nous l’avons noté plus haut, le rapport de propriété engage évidemment l’individu dans un certain lien affectif aux choses qui sont ou deviennent sa propriété. Celles-ci deviennent en quelque sorte des extensions de sa personne ou des supports dans lesquels s’incarnent des parties de son histoire personnelle, et ainsi de son identité. C’est en particulier le cas des objets qui composent la propriété personnelle de l’individu, mais cet investissement affectif des choses peut virtuellement s’étendre à tout objet possédé, et même à des objets dont l’individu n’est pas nécessairement propriétaire77. Cette première dimension dépend évidemment de la forme des rapports de propriété, mais relève surtout de l’investissement affectif qui unit l’individu à certains objets.

À côté de cela existe une seconde dimension affective distincte générée par la forme spécifique de la relation de propriété. Ce type d’affect s’exprime par exemple dans le plaisir d’avoir ou de détenir dans le cas de la propriété privée. Dans la mesure où cet affect est spécifiquement lié à la forme de la propriété privée, nous pouvons penser que d’autres affects liés à d’autres types de relations de propriété doivent exister. La difficulté réside cependant dans la compréhension de ces affects qui ne peuvent que difficilement être éprouvés par des sujets qui n’ont pas été

76 Jeremy BENTHAM, « Principes du code civil », op. cit., p. 65.

77 Précisons que la propriété privée d’une chose n’est bien entendu pas la condition de son investissement affectif. Certaines choses ou certains lieux peuvent être fortement investis sans que l’individu n’en soit formellement le propriétaire privé. Cet investissement affectif est tout à fait possible dans le cadre de rapports de propriété coexistant avec la propriété privée d’un autre individu qui reconnait l’existence de ces affects. Cet investissement affectif des choses (qui relève de ce que nous avons essayé de pointer dans la catégorie de la propriété personnelle) est susceptible d’émerger indépendamment de la forme des rapports de propriété, et diffère donc de l’affect spécifiquement lié à la propriété privée que nous dépeignons ci-après.

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socialisés dans l’imaginaire où prend corps cette autre relation de propriété et les affects qui lui sont liés. Nous pouvons donc postuler que les paysans A, B, C, et D font l’expérience d’affects distincts, liés à la forme différente des rapports de propriété dans lesquels ils se situent et qui structurent leur rapport au monde. Mais les affects ressentis par l’individu propriétaire C et le coopérateur D sont accessibles à notre imagination, tandis que ceux du serf A et de l’esclave B semblent hors de notre portée sans l’aide de récits ou de descriptions tant la relation affective qu’ils expérimentent à l’égard des choses, qui leur restent à certains égards radicalement extérieures, est étrangère à notre propre imaginaire fondé sur la capacité de l’individu de posséder et son accomplissement par ce moyen78.

Au final, nous constatons que la propriété est bien plus qu’un système de règles et de normes ordonnant les rapports des hommes aux choses. Les relations de propriété sont une expression majeure de l’imaginaire social-historique d’une société. Elles participent à constituer le type d’ouverture aux choses, à l’espace, à soi et à autrui, qui sera celui de l’individu socialisé. La propriété génère aussi des affects qui engagent l’individu par rapport aux choses et l’insèrent dans des relations de désir qui expliquent tant ses motivations que son rapport particulier à certaines choses qui le possèdent autant qu’il les possède. Notons enfin que cette analyse de la propriété comme rapport triadique encadrant les relations permises et attendues d’un pôle actif vis-à-vis d’un pôle passif implique de considérer la multitude des relations de propriété possibles en fonction des couples sujet-objet possibles. Surtout, en restaurant la diversité des