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5.2 : Les critiques de l’argument du mélange du travail à la chose

De nombreuses critiques ont été formulées contre l’argument que Locke développe dans le paragraphe 27366. Dans cette section, nous allons exposer et discuter ces critiques afin

365 La critique que J.P. Day adresse à l’argument de Locke peut nous permettre d’avancer une hypothèse intéressante pour expliquer l’origine de cette troisième prémisse. Dans son article « Locke on Property », il souligne que le terme anglais work est utilisé de manière ambigüe par Locke : à la fois (1) comme activité, et (2) comme résultat de cette activité. Ainsi, nous pouvons postuler que la transitivité de la relation de propriété trouverait sa source dans l’ambiguïté du terme work. La prémisse fondamentale de Locke serait en fait : « Every man has right to own his work », dans laquelle le terme work est conçu d’abord comme activité, puis comme résultat de l’activité. Dans le premier cas, chaque homme est propriétaire de son activité, dans le second, du résultat de son activité. La transitivité de la relation de propriété trouverait alors son origine dans l’ambiguïté de l’usage du terme work, et dans l’inférence problématique du sens (1) au sens (2) du terme (J. P. DAY, « Locke on Property », op. cit., p. 207‑209. Par contre, à la suite de Simmons, nous pensons que la critique générale de Day ne tient pas : l’équivocité des différents sens de work que Locke utilise ne remet pas en cause la structure fondamentale de l’argument telle que nous l’avons présentée (A. John SIMMONS, The Lockean Theory of Rights,

op. cit., p. 266‑267.

366 Simmons distingue pour sa part six catégories distinctes de critiques à l’argument de Locke (A. John SIMMONS,

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d’examiner dans quelle mesure elles sont de nature à remettre en question l’argument du « travail mêlé » à la chose. Pour ce faire, nous commencerons par discuter les critiques, soulevées entre autres par Plamenatz, portant sur le droit du second travailleur et les autres modes d’appropriation qui n’impliquent pas de travail. Ensuite, nous examinerons les points problématiques de l’argument lockéen que soulève la très stimulante discussion qu’en fait Nozick. Enfin, dans un troisième temps, nous discuterons en détail la critique analytique de Waldron qui vise à montrer que l’argument de Locke ne saurait opérer car le travail de l’individu et la chose se situent sur deux plans ontologiques distincts. Étant donné qu’à l’instar de l’interprétation classique, ces critiques abordent l’argumentation de Locke comme fondement d’une théorie de la propriété dans la société civile, nous acceptons cet argument lockéen à titre provisoire pour le discuter avant d’évaluer leur pertinence au regard de la distinction entre propriété et appropriation que nous avons présentée.

5.2.1 : Le second travailleur et le droit de legs

La première critique que nous allons examiner a d’abord été formulée par les lecteurs de Locke dès le 18ème siècle367, et peut être résumée schématiquement comme suit : si le travail est le fondement légitime de la propriété, pourquoi le second travailleur, qui a mêlé son travail de la même manière que le premier à la chose ou à la terre, ne peut-il devenir propriétaire de celle-ci ? Si nous postulons que cette situation a pour cadre l’état d’abondance, la réponse de Locke est immédiate : le second travailleur ayant le droit de faire une appropriation similaire, il doit respecter l’appropriation qu’a faite la première travailleuse sur le terrain ou sur la chose qui a été appropriée mais qui était originellement commune (cf. la première prémisse de l’argument de Locke, p. 174). Mais cette réponse ne parait plus aussi évidente si nous postulons, comme le feront particulièrement les socialistes du 19ème, que toutes les terres disponibles ont été appropriées, et que le second travailleur ne dispose plus de la possibilité de faire une

en adoptant une structure différente de celle qu’il propose. Ainsi, nous traiterons de sa critique (3) dans la première section, de sa critique (5) dans la seconde, et de ses critiques (1) et (2) et (4) dans la troisième. La sixième critique qu’il dégage sera traitée dans la section IV.2.2. Waldron mentionne également la critique qu’adresseront Hume et Kant à l’argument de Locke. Néanmoins, cette critique ne concernant que peu notre propos, nous ne la discuterons pas ici. Sur cette critique, voir : Jeremy WALDRON, The Right to Private Property, op. cit., p. 173‑174.

367 Nous trouvons déjà cette critique chez Rousseau par exemple, dans le passage de l’Emile qui traite de l’apprentissage de la propriété au jeune garçon (Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile, ou de l’éducation, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 119‑121). La position de Rousseau sur le sujet est ambigüe, car quoiqu’il soutienne qu’Emile doit respecter le droit du premier propriétaire, le fait qu’Emile ait été dépossédé du fruit de ses efforts en raison du droit du premier travailleur est mis en scène comme une injustice vécue par le jeune garçon.

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appropriation similaire368. Considérant que le droit à l’appropriation par le travail découle du droit à la préservation et à la liberté de chaque homme, et que sur ce plan, l’individu propriétaire est égal au non-propriétaire, Plamenatz, dans son ouvrage Man and Society, résume très clairement les problèmes que pose cette situation :

« Consider the case of the owner of a large estate who finds it profitable to use other men's labour on it. Why should not the labourers, by their mere labour, acquire a title to a share in his estate? Unless they worked for him, his land would go to waste; and to let something go to waste, says Locke, is to lose the right to it. The labourers cannot refuse their labour to the landowner, because there is no virgin land left for them to acquire. Yet they have the right, no less than the landowner, to preserve life and liberty; and the right to appropriate by labour derives from this right. How, then, can the work of the labourers, while it preserves the landowner's right to his land by preventing its going to waste, create no right of property in them? Can the landowner, merely because he owns the land, maintain his title to it through the work of others, even though he does not work himself? This is an odd conclusion to reach if you hold, as Locke does, that God gave all things in common to all men to use to keep themselves alive and to live commodiously, and that property, the right of exclusive use, originates in the mixing of labour with external goods »369.

Le cœur de cette critique réside dans le fait que l’argument que Locke développe pour justifier la première appropriation d’une chose ou d’une terre commune dans l’état d’abondance semble avoir une portée qui dépasse le cadre restreint où cet argument prend sens : indépendamment de la quantité de choses et de terres encore communes, si la loi de nature stipule que travailler sur une chose génère un titre de propriété, pourquoi le travail mêlé ultérieurement à la chose par le second travailleur ne génère-t-il pas un droit similaire ? Et comment peut-il être conforme à la loi naturelle, qui lie l’appropriation légitime et le travail, qu’un propriétaire terrien oisif puisse devenir propriétaire du résultat du travail des industrieux ? L’argument du travail mélangé à la chose semble pourtant indiquer que ce sont les travailleuses qui devraient être les propriétaires légitimes en tout cas de ce qu’elles ont produit, si ce n’est de la terre elle-même. L’argumentation de Locke en termes de droits naturels soutient en outre également cette revendication : le second travailleur qui a mêlé son travail à la chose possède un droit sur cette chose, que le premier travailleur, en en exigeant la propriété pour lui-même, enfreint (cf. point [4] de la structure logique de l’argument présentée p. 170). Et cela semble d’autant plus évident si l’on considère, comme Locke semble à certains moments le suggérer, que la loi naturelle « récompense » le travail comme un accomplissement du dessein divin par la propriété de la chose ou de la terre ainsi mise en valeur370. Plamenatz soutient donc que, dans le cas où les non-propriétaires n’ont plus d’autre choix que de travailler sur les terres d’un propriétaire,

368 Cette critique portant essentiellement sur l’appropriation de la terre et non des choses, nous traiterons essentiellement, dans cette section, des problèmes posés par l’appropriation de la terre dans un contexte de rareté. 369 John Petrov PLAMENATZ, Man and society, political and social theory, op. cit., p. 247.

370 Voir par exemple la discussion que fait Waldron de l’idée que la propriété est une récompense du travail accompli : Jeremy WALDRON, The Right to Private Property, op. cit., p. 201‑207.

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l’argument du « travail mélangé » à la chose ou à la terre devrait leur conférer un droit de propriété (non assimilable à un salaire) à tout le moins sur le produit de leur travail371.

À cette première critique, nous pouvons en joindre une seconde, dont la logique est similaire : si l’appropriation légitime selon la loi naturelle est avant tout une appropriation par le travail, comment légitimer une appropriation qui n’implique aucun travail ? L’héritage et le legs par exemple sont deux modes d’appropriation « sans travail ». L’individu qui hériterait ou serait le bénéficiaire d’un legs est-il légitimement propriétaire de ce qu’il a ainsi acquis ? Pour le cas de l’héritage, cela ne saurait faire aucun doute pour Locke qui, nous l’avons vu, a établi dans le

Premier traité que le droit des enfants à hériter de la propriété de leurs parents est non seulement

conforme à, mais également prescrit par la loi naturelle372. Cependant, comme le souligne Plamenatz, il n’est pas nécessairement établi que l’appropriation par le travail génère un droit de propriété tel qu’il donne la liberté au propriétaire de léguer sa propriété à qui bon lui semble :

« The right of exclusive use and the right of bequest are different rights. They may both be called rights of property, and it may be usual for whoever has the first to have the second as well ; but the second is not included in the first. A man’s right of exclusive use is in no way curtailed if he has not also the right of bequest »373.

Ainsi, selon Plamenatz, Locke postulerait que le droit de legs fait partie intégrante du droit de propriété, mais il ne le démontre nulle part374. On ne saurait en outre le déduire du droit à l’appropriation par le travail tel que le légitime Locke. De manière plus générale, Plamenatz soutient que Locke aurait inféré du succès de son argument pour l’appropriation par le « mélange du travail », que tous les droits qui, pensait-il, constituaient le concept de propriété privée, étaient également démontrés. Or, selon le commentateur, cette inférence est fallacieuse375. Plamenatz en déduit que l’argument de Locke ne suffit pas à justifier l’ « appropriation sans travail » que fait le bénéficiaire d’un legs, si ce n’est d’un héritage. Pour répondre à ces critiques et en évaluer la pertinence, nous pouvons souligner qu’elles sont toutes deux adressées à une théorie lockéenne de la propriété dans l’état civil, alors que, comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent et souligné dans nos remarques introductives,

371 John Petrov PLAMENATZ, Man and society, political and social theory, op. cit., p. 247‑248.

372 Ce droit est clairement établi dans les sections I.86 à I.89 du Premier traité. Mais, à nouveau, nous pouvons souligner que cette clause de la loi naturelle qui établit le droit d’héritage des enfants n’est pas développée par Locke dans la cadre d’une théorie de la propriété dans la société civile, mais plutôt dans le cadre de la réfutation de Filmer, afin de montrer en fin de compte que le droit à hériter selon la loi naturelle est tel que l’héritier direct d’Adam ne pourrait prétendre avoir un titre exclusif sur le monde (voir particulièrement I.91).

373 John Petrov PLAMENATZ, Man and society, political and social theory, op. cit., p. 244.

374 Comme le souligne Plamenatz : « It seemed so obvious to Locke that the natural right of property includes the right of bequest that he did not bother to prove his point » (Ibid., p. 246).

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Locke n’avait pour ambition que de faire une théorie de l’appropriation originelle (et dans un état d’abondance pour ce qui concerne l’argument du « travail mêlé à la chose »). Les critiques que Plamenatz adresse à Locke portent sur des incohérences qui apparaissent lorsque l’on considère que l’argument de Locke vaut de la même manière dans la société civile et dans l’état de nature, ce que Locke n’a pas soutenu puisque son intention théorique consistait avant tout à élaborer une théorie de l’appropriation en deçà du contrat qui institue le pouvoir politique. S’il est sans aucun doute possible de déduire certains principes d’une théorie de la propriété dans la société civile à partir de ce que Locke nous dit de l’appropriation originelle conforme à la loi naturelle, ces déductions ne constituent pas pour autant une théorie de la propriété. Il s’agit donc d’un « faux procès » que de reprocher à la théorie de l’appropriation de Locke de ne pas répondre aux exigences d’une théorie de la propriété dans la société civile que la commentatrice reconstruirait à partir de différents fragments hétérogènes des écrits sur l’appropriation de Locke.

Pour appuyer ce point, nous pouvons souligner que, si Locke établit bien dans le Premier traité un droit d’hériter, et si, dans le paragraphe II.72 il postule en effet que le droit de propriété du père implique le droit de répartir son héritage entre ses enfants, ces deux points ne sont pas développés dans le cadre d’une théorie systématique de la propriété. Ces passages nous révèlent certes la conception implicite qu’avait Locke du droit de propriété, mais, comme le reconnait d’ailleurs Plamenatz376, notre auteur n’expose nulle part de façon explicite et exhaustive quels droits précis constitueraient le droit de propriété dans la société civile. Comme nous l’avons vu, l’objectif de Locke était de montrer que les individus peuvent être propriétaires avant d’entrer dans la société civile. Cela impliquait d’expliquer comment l’appropriation par le travail est conforme à la loi naturelle, mais nullement de théoriser comment un individu qui ne travaille pas peut devenir propriétaire par legs ou par héritage, ni d’expliquer quelle part de la chose ou de la terre le second travail pourrait revendiquer légitimement une fois que toutes les terres ont été appropriées. De la même manière, nous pouvons souligner que la critique du droit du second travailleur ne relève pas d’un problème qui se posait à Locke : celui-ci développe sa théorie dans le cadre de l’appropriation originelle. Le second travailleur doit donc respecter la propriété du premier qui a fait sortir la chose de l’état commun, en tout cas là où cette appropriation ne prive aucun autre individu de la possibilité de faire de même. La régulation des rapports entre propriétaires et non propriétaires est un problème qui relève d’une théorie de la propriété dans la société civile que l’on ne trouve qu’en filigrane chez Locke, et que les interprètes déduisent

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d’énoncés disparates dans les Deux traités plutôt que d’un véritable effort théorique similaire à celui qu’aurait visé une théorie de l’appropriation dans le chapitre V du Second traité377. Il nous semble donc que ces deux critiques ne sont pas fondées car elles sont en définitive adressées à une théorie de la propriété dans la société civile que Locke n’a pas formulée, mais qui a été déduite par Plamenatz de la théorie de l’appropriation qui nous occupe. Néanmoins, il était utile de les mentionner car un auteur qui soutiendrait que l’argument de l’appropriation par le travail peut fonder une théorie de la propriété dans la société civile devrait les considérer pour elles-mêmes, et amender ou reconstruire la théorie de Locke en fonction de celles-ci avant de pouvoir la transposer dans ce cadre qui lui est étranger.

5.2.2 : Nozick et les limites de la chose appropriée

Dans son ouvrage Anarchie, État, et utopie, Robert Nozick, commence sa présentation de la théorie de l’appropriation de Locke par une stimulante discussion critique qui pointe avec justesse certaines des lacunes de la théorie de Locke :

« Locke views property rights in an unowned object as originating through someone's mixing his labor with it. This gives rise to many questions. What are the boundaries of what labor is mixed with? If a private astronaut clears a place on Mars, has he mixed his labor with (so that he comes to own) the whole planet, the whole uninhabited universe, or just a particular plot? Which plot does an act bring under ownership? The minimal (possibly disconnected) area such that an act decreases entropy in that area, and not elsewhere? Can virgin land (for the purposes of ecological investigation by high-flying airplane) come under ownership by a Lockean process? Building a fence around a territory presumably would make one the owner of only the fence (and the land immediately underneath it) »378.

Il est possible de distinguer deux aspects centraux pointés par la critique de Nozick dans ce passage : quelles sont les limites de la chose appropriée par le travail (a) ? Et quel est le type d’action qui peut être considéré comme un travail et générer un droit de propriété (b) ? En vue d’examiner la pertinence de ces deux questions, et les éventuelles lacunes de la théorie de Locke, nous discuterons ces deux points dans cet ordre.

377 Ainsi, on trouve parmi les commentateurs différentes interprétations de ce à quoi devrait ressembler la théorie lockéenne de la propriété une fois que l’état d’abondance a pris fin et que toutes les terres sont appropriées. Pour Macpherson, les propriétaires ont alors la liberté d’accumuler le capital en engageant et en exploitant la masse des non-propriétaires. Pour Tully, une fois les terres appropriées, les non-propriétaires passent des contrats avec les propriétaires stipulant qu’en échange d’une contrepartie, ils cèdent la propriété qui aurait dû être la leur en raison de leur travail au propriétaire. L’exploitation est évitée par le contrat et l’Etat qui peut à ses yeux « réguler » les propriétés établies sans entorse à la loi de nature. C’est ainsi que Tully explique le fameux passage de l’appropriation par le maitre de « la tourbe que mon serviteur a coupée » (II.28). Par contraste, pour Plamenatz, le salaire que reçoit le travailleur ne saurait cependant remplacer le droit de propriété qu’il pourrait exiger en raison du travail qu’il a joint à la terre.

182 5.2.2.1. Les limites de la chose appropriée

Comme en témoignent les exemples choisis par Locke pour illustrer sa théorie, qui sont essentiellement des choses meubles aux « limites » évidentes (du gibier, du poisson, des fruits ou les fameux glands en référence à Pufendorf), le problème que pointe Nozick ne semble pas en avoir été un pour Locke379. Celui-ci semble postuler que les choses appropriables qui constituaient le monde commun se prêtaient, dans leur structure, à un « découpage » non problématique selon le travail que leur ajouteraient séparément les individus. Ainsi, dans l’état d’abondance commune, une vaste terre en friche devait constituer à ses yeux une juxtaposition de parcelles séparables, pas nécessairement égales, que les individus pourraient s’approprier