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Institution première, institutions secondes et production sociale de l’individu

Propriété, propriété privée et démocratie : enjeux définitionnels

Chapitre 3 : Quelle démocratie ?

3.1. Institution première, institutions secondes et production sociale de l’individu

La porte d’entrée la plus évidente dans la totalité complexe que constitue la pensée de Castoriadis est l’antagonisme entre les concepts d’autonomie et d’hétéronomie177. En première approche, l’étymologie révèle bien le cœur de cette opposition : l’autonomie désigne la capacité d’un individu ou d’une société de se donner sa propre loi, tandis que l’hétéronomie caractérise un individu ou une société qui reçoit sa loi d’un Autre. Serait donc en jeu ici pour une société la question de l’origine imputée à la loi : est-elle donnée par un hétéros dont elle tire autorité et légitimité, ou bien est-elle la création de la communauté politique qui se donne ainsi sa propre loi ? Mais cette première approche a le défaut de trop restreindre la portée du couple conceptuel autonomie-hétéronomie. Il ne s’agit en effet pas tant, pour Castoriadis, du rapport à la loi que du rapport de l’individu à l’institution, qui structure l’imaginaire social-historique d’une société et dont les lois ne constituent qu’un fragment.

Pour mieux saisir le sens du couple conceptuel autonomie-hétéronomie, il s’agit de clarifier le concept d’institution. Il nous faut pour cela aborder la distinction que Castoriadis pose entre institution première et institutions secondes de la société178. L’institution première désigne le fait primordial, axiomatique dans sa philosophie, selon lequel toute société crée son propre monde en dotant de sens ce qui en est à l’origine dénué. L’institution est une nécessité à défaut de laquelle les individus ne sauraient tout simplement pas évoluer dans un monde qui, sans la structuration qu’opère le sens, leur apparaitrait comme radicalement chaotique et immaitrisable. Pour Castoriadis, il n’existe en effet pas d’être déjà déterminé, extérieur au sujet, que la nécessaire médiation de nos sens déformerait et qu’il s’agirait de rétablir dans sa pureté originaire. Au contraire, puisque tout accès à ce qui est est médiatisé par l’institution, ce qui est n’est pas tant « être » que « à-être », dans le sens où sans l’institution imaginaire qui met en sens ce qui originellement n’en a pas, l’à-être ne pourrait tout simplement pas devenir ce qui

177 Une difficulté se présente d’emblée : de quel Castoriadis sera-t-il ici question ? Les écrits de Castoriadis s’étirent en effet sur une quarantaine d’années qui, malgré une forte cohérence d’ensemble, voient un certain nombre d’inflexions et d’évolutions théoriques. Nous prendrons le parti dans ce chapitre de laisser de côté les textes de la période militante (sur lesquels nous reviendrons dans la quatrième partie) pour nous concentrer sur le « dernier Castoriadis ». La raison de ce choix réside dans le caractère théoriquement plus abouti de son ontologie politique et de sa relation avec l’imaginaire démocratique à partir de L’institution imaginaire de la société. Il approfondit, détaille et « déplie » ensuite cette ontologie dans les articules rassemblés dans les Carrefours du

labyrinthe (qui constitueront nos principales sources pour ce chapitre).

178 Cornélius CASTORIADIS, « Institution première de la société et institutions secondes », in Les carrefours du

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est pour le sujet. « Ce qui est » pour le sujet est donc institué et n’est précisément accessible au

sujet que par la médiation de l’institution. Autrement dit, cette réalité extérieure au sujet qu’est l’à-être ne peut être qu’à la condition d’être instituée. De sorte qu’« être », pour Castoriadis, c’est avant tout être pour un sujet, et donc être institué.

L’institution première désigne la nécessité du fait de l’institution (l’impossible accès à un

à-être qui ne serait pas déjà institué), qui engendre la nécessaire création par la société du sens

qu’elle donne à ce monde qui est en-deçà de la signification, qui est matériau dénué de sens et se prêtant à l’institution qui le transforme en être. Cette institution est première au sens où elle conditionne et médiatise tout accès à ce qui se manifeste au sujet en-deçà de la signification (l’à-être) en le transformant toujours déjà en sens institué. Cette création de la société dompte ainsi ce qui apparait comme originellement radicalement indéterminé et immaitrisable en-deçà de sa mise-en-sens. Cette institution est également première dans la mesure où elle implique la création du sens qui sera celui que les individus donneront au monde, de sorte que de cette nécessité première découle la création d’institutions secondes : « L’institution première de la société est le fait que la société se crée elle-même comme société et se crée chaque fois en se donnant des institutions [secondes] animées par des significations imaginaires sociales spécifiques à la société considérée »179.

Toute société institue donc un monde sensé qui lui est propre, qui désigne la manière dont

l’à-être originellement dénué de signification et radicalement indéterminé, est transformé, doté de

significations et devient un milieu dans lequel les individus peuvent agir de manière sensée. Ce faisant, l’institution première de la société a pour conséquence nécessaire qu’elle produit des institutions secondes, telles « le langage, la religion, le pouvoir » ou « ce qu’est l’individu dans une société donnée »180. Ces institutions secondes articulent en un tout cohérent une multitude de significations imaginaires sociales qui donnent non pas un sens quelconque au monde, mais

ce sens-ci, qui est celui qui se constitue dans l’imaginaire social-historique de la société

considérée. Ces institutions secondes constituent la chair de l’imaginaire dans le sens où elles fournissent aux individus les éléments de sens qui médiatiseront leur ouverture au monde et leur perception, mais aussi les points de repères par rapport auxquels ils seront capables de penser, de juger, et d’agir. La nécessité de doter le monde de signification n’est de surcroit pas locale ou circonscrite, elle concerne au contraire, l’ensemble de ce qui apparait et peut apparaitre à la société. Comme l’écrit Castoriadis : « L’institution de la société est institution

179 Ibid., p. 150. 180 Ibid., p. 145.

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des significations imaginaires sociales qui doit, par principe, conférer sens à tout ce qui peut se présenter. La signification imaginaire sociale fait être les choses comme telles choses, les pose comme étant ce qu’elles sont – le ce que étant posé par la signification, qui est indissociablement principe d’existence, principe de pensée, principe de valeur, principe d’action »181.

Castoriadis rejoint ainsi les thèses de différents penseurs constructivistes pour souligner le rôle crucial que ces institutions jouent dans la fabrication du sens que les individus donnent au monde et à leurs actes182. Ce sens leur est fourni par la société au cours de leur socialisation, ce qui implique que l'individu est de part en part une production sociale : il n'existe comme individu, et plus généralement comme être humain, que pour autant qu'il ait été socialisé, et par là-même, ait « intégré » les significations imaginaires portées par les institutions de la société au sein de laquelle il a été éduqué. Pour que l'individu puisse être en tant qu'individu dans une société, il faut que ce monde social-historique soit devenu le sien, que l'individu ait été « conditionné » pour y vivre. Cela est exactement le rôle de la socialisation, qui le « dresse » en lui apprenant comment représenter, être affecté, et agir dans le monde sensé qu’est le monde social-historique institué.

Dès lors, comme aime à le répéter Castoriadis, chaque société produit des individus qui lui correspondent car au long de leur socialisation, ceux-ci ont « incorporé » les significations portées par les institutions de cette société. De la même manière que les Athéniens ne peuvent exister qu’à Athènes, ce n’est que dans la société féodale que le serf de notre exemple du premier chapitre peut exister, et trouver sa place dans une société qui valorise les motifs qu’il donne à ses actes. Ce n’est que par le truchement de ces significations imaginaires, articulées au sein d’institutions secondes, que les individus peuvent construire le sens qui leur permet de comprendre leur monde et d’y agir. D’une certaine manière, l'individu est donc une incarnation de la société, il en est un fragment total dans le sens où son action dans le monde social exprime la manière dont il a intériorisé l'ensemble des significations de la société où il a été socialisé: « ils [les individus] sont des fragments totaux ; c'est à dire ils incarnent, en partie effectivement, en partie potentiellement, le noyau essentiel des institutions et des significations de leur société »183.

181 Cornélius CASTORIADIS, « Institution de la société et religion », in Les carrefours du labyrinthe 2, Domaines

de l’homme, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1999, p. 457.

182 Comme Berger et Luckmann par exemple, qu’il ne cite pourtant pas ou peu alors que des convergences importantes existent avec leurs travaux. Voir: Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, The Social Construction of

Reality: A Treatise in the Sociology of Knowledge, Anchor Books, 1966.

183 Cornélius CASTORIADIS, « Imagination, imaginaire, réflexion », in Les carrefours du labyrinthe 5, Fait et à

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De plus, en raison de l’irréversibilité des processus de sublimation, cette socialisation conditionne toute forme de prise ultérieure que pourra avoir l’individu sur le monde. L’individu peut se transformer et transformer son rapport à l’institué, mais il ne peut pas se défaire de l’institué que sa socialisation a bâti en lui et qui constitue sa prise première sur le monde. Au long de sa socialisation, l’institution fournit à l’individu une prise imaginaire sur le monde, une certaine vision du monde, de ce qui est, de ce qu’il est et de ce qu’il doit faire dans ce monde, en un mot un premier filtre indispensable à une action dans le monde, dont il ne pourra jamais se défaire totalement et qui conditionnera la suite de son histoire personnelle184. Cette compréhension pré-réflexive, spontanée et indéfectible, se manifeste par exemple autant dans la langue maternelle, que l’individu ne peut désapprendre, que dans un certain investissement imaginaire de son corps et du monde qui conditionne toute forme d’institution future en donnant forme et sens aux événements, en-deçà de toute prise de sa volonté, qui ne peut intervenir qu’a

posteriori.

Castoriadis forge le concept d’infrapouvoir pour désigner ce pouvoir primordial de former les représentations dont les individus ne sauront se défaire, leur compréhension de ce que l’être est qui conditionnera leur action spontanée future. L’institution tend à produire des individus qui au long de leur socialisation auront intégré les normes qui règlent la vie en société conformément aux significations dominantes de l’imaginaire social-historique, de telle sorte qu’ils tendent à adhérer spontanément aux lois de leur société :

« Si nous définissons comme pouvoir la capacité, pour une instance quelconque (personnelle ou impersonnelle), d’amener quelqu’un (ou quelques-uns) à faire (ou à ne pas faire) ce que, laissé à lui-même, il n’aurait pas nécessairement fait (ou aurait peut-être fait), il est immédiat que le plus grand pouvoir concevable est celui de préformer quelqu’un de sorte que de lui-même il fasse ce qu’on voudrait qu’il fasse sans aucun besoin de domination (Herrschaft) ou de pouvoir explicite pour l’amener à… »185.

Cet infrapouvoir n’est cependant pas localisable ou déterminable. Il est plutôt diffus, disséminé, s’exerçant tant dans les lieux spécifiquement éducatifs que dans l’ensemble des interactions des enfants avec des membres de la société qui leur transmettent les significations instituées par la pratique du langage et le simple fait d’être ensemble qui est déjà normé imaginairement. L’existence de cet infrapouvoir est possible car ce n’est qu’en acquérant, en incorporant ces significations secondes propres à la société où ils sont socialisés que les individus peuvent disposer de significations leur permettant de développer une maitrise minimale sur leur action dans un monde qui, sans institution, leur apparaitrait radicalement immaitrisable, tant dans sa

184 Bien qu’il puisse l’altérer dans une certaine mesure par auto-réflexivité, comme nous le verrons plus loin. 185 Cornélius CASTORIADIS, « Pouvoir, politique, autonomie », in Les carrefours du labyrinthe 3, Le monde

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dimension naturelle que dans sa dimension sociale. La socialisation a pour fonction de leur enseigner comment saisir par le truchement des significations imaginaires sociales instituées ce qui se présente originellement comme indéterminé, et de le saisir d’une manière qui rende la perpétuation de l’institué et de la société possible. La transmission de contenus institués aux individus lors de leur socialisation est donc inévitable (en raison notamment de la nécessité de la sublimation), ce qui implique nécessairement la création d’un rapport à l’autorité instituée. Le point crucial réside ici dans le type de rapport à l’institution, hétéronome ou autonome, qui sera celui de l’individu forgé par l’infrapouvoir, et à partir duquel il pourra développer (ou non) un rapport critique à la norme et à la signification instituée.