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Le plaisir de lire vient notamment du fait que la lecture est désintéressée, et cette dernière s'associe souvent à la lecture infantile, à laquelle font référence Pennac et Calvino, d'une manière légèrement différente : Pennac consacre pratiquement toute son œuvre à l'enfant lecteur et accorde une grande importance au plaisir enfantin de la lecture, notamment puisqu'il s'agit de la prémisse qui amène à la conclusion que ce même plaisir peut se retrouver plus tard, voire même ne pas disparaître. Calvino, quant à lui, évoque ce plaisir enfantin (« questo piacere giovanile »2) de manière

occasionnelle, comme celui que possède encore tout lecteur au fond de lui, celui qu'il aimerait retrouver à chaque lecture : le personnage de Cadevagna en est l'exemple-type, il est celui qui repense avec nostalgie au temps où il se cachait enfant dans le poulailler pour jouir de sa lecture en toute tranquillité. Il y a aussi une grande ressemblance entre l'enfant lecteur de Pennac « buté contre un livre-falaise »3 et le personnage du Lecteur

chez Calvino, quand il se retrouve avec Ludmilla à l'université en train d'écouter le séminaire présidé par Lotaria :

« lasciandoti alle spalle le pagine lascerate dalle analisi intellettuali, sogni di ritrovare una condizione di lettura naturale, innocente, primitiva... »4

Face à une lecture intellectuelle ou forcée à laquelle peut faire face le lecteur à tout âge, il ne peut donc plus que rêver la lecture telle qu'il l'a vécue dans son enfance, plutôt que de la vivre. Cependant, quand il arrive à lire de manière désintéressée, il est alors

1 loc. cit. 2 Ibid., p. 5.

3 PENNAC, Daniel. Comme un roman... op. cit., p. 39.

emporté par la curiosité et la joie d'en savoir toujours plus.

En effet, le fait de ne pas obliger le lecteur à lire provoque un intérêt plus grand encore pour le livre, libre d'être choisi. Dans Se una notte..., ce sont le Lecteur et la Lectrice qui représentent la lecture désintéressée et ils sont toujours curieux d'en savoir davantage sur les livres qu'ils lisent, avant même la lecture commencée, comme c'est le cas pour le lecteur qui s’apprête à commencer Se una notte d'inverno un viaggiatore :

« è il libro in sé che t'incuriosice, anzi a pensarci bene preferisci che sia così, trovarti di fronte a qualcosa che ancora non sai bene cos'è. »1

Et une fois la lecture entamée, il en va de même, puisque les deux personnages – notamment le Lecteur – sont curieux d'en savoir plus sur le mystère des livres interrompus, se rendant à l'université pour découvrir ce qu'est la littérature cimmérienne, dans une maison d'édition pour savoir pourquoi certaines œuvres ont des erreurs d'impression et même chez l'auteur d'un livre, simplement parce que le Lecteur a trouvé deux copies du même livre, identiques d'apparence mais contenant deux romans différents et qu'il souhaite résoudre le mystère. La curiosité du Lecteur devient ainsi une de ses caractéristiques principales :

« Il desiderio della fine, della chiusura delle vicende narrate, è caratteristico soprattutto per il Lettore. »2

Pennac donne aussi à certains de ses lecteurs cette soif de lecture et ce besoin d'en savoir davantage à son propos, en s'intéressant à l'évolution de l'intérêt d'une classe pour le livre lu par leur professeur, jusqu'à ce que :

« Pas un seul, parmi ces trente-cinq réfractaires à la lecture, n'a attendu que le prof aille au bout d'un de vos livres [différents auteurs] pour le finir avant lui. […]

- Qui c'est, ce Süskind ? - Il est vivant ?

- Qu'est-ce qu'il a écrit d'autre ?

- C'est écrit en français, Le Parfum ? […]

- Raskolnikov, on peut dire que c'est un personnage “romantique” ? Vous voyez... ça vient. »3

Et si le lecteur a la curiosité d'en apprendre toujours plus, c'est en premier lieu grâce au plaisir qu'il prend à lire.

Calvino comme Pennac font tous deux du plaisir la condition sine qua non de la lecture. L'auteur de Comme un roman écrit :

« A toute lecture préside, si inhibé soit-il, le plaisir de lire »4,

1 Ibid., p. 9

2 MUSARRA-SCHROEDER, Ulla. Il labirinto e la rete... op. cit., p. 145. 3 PENNAC, Daniel. Comme un roman... op. cit., pp. 127 – 128.

tandis que dans Se una notte... :

« La messa in scena delle strategie di lettura esprime, sia nel livello tematico che in quello testuale, un vero e proprio “erotismo” della lettura, i cui aspetti portanti sono il desiderio e il piacere. »1

Déjà dans le premier chapitre, le nouveau livre donne au lecteur une sorte de « plaisir particulier »2 et nous est présenté comme un objet qui provoque des plaisirs, avec des

connotations nettement érotiques :

« Certo, anche questo girare intorno al libro, leggerci intorno prima di leggerci dentro, fa parte del piacere del libro nuovo, ma come tutti i piaceri preliminari ha una sua durata ottimale se si vuole che serva a spingere verso il piacere più consistente della consumazione dell'atto, cioè della lettura del libro »3.

Ensuite, le plaisir de la lecture est représenté en la personne de Ludmilla autant qu'en son double : la Sultane-lectrice, passionnée de lecture. Ainsi, aussi bien dans Se una

notte... que dans Comme un roman, les auteurs représentent la lecture comme une

source de joie et de satisfaction.

Cependant, il faut constater que la lecture est un plaisir changeant, comme l'explique Roland Barthes :

« Tout le monde peut témoigner que le plaisir du texte n'est pas sûr : rien ne dit que ce même texte nous plaira une seconde fois; c'est un plaisir friable, délité par l'humeur, l'habitude, la circonstance, c'est un plaisir précaire (obtenu par une prière silencieuse adressée à l'Envie de se sentir bien, et que cette Envie peut révoquer) »4

Le lecteur voit donc ses lectures évoluer au fur et à mesure que ses envies se modifient, idée que reprennent Calvino et Pennac. Ce dernier, en exposant le droit de lire n'importe quoi, affirme qu'il est normal pour tout lecteur de commencer avec les « mauvais » romans pour découvrir ensuite les « bons » romans et lire pendant un temps les deux, puis comprendre à un moment que « l'anecdote seule ne [lui] suffit plus. Le moment est venu où [il demande] au roman autre chose que la satisfaction immédiate et exclusive de [ses] sensations »5; il ne lit alors que les « bons » romans, cela même parce que ses

désirs ne sont plus les mêmes. C'est une idée à laquelle Pennac tient beaucoup et qu'il explique souvent à ses élèves. Par exemple, interviewé par une classe de lycéens, un élève lui dit avoir du mal à voir l'intérêt de lire des grands classiques comme La

Princesse de Clèves, ce à quoi Pennac lui répond :

1 MUSARRA-SCHROEDER, Ulla. Il labirinto e la rete... op. cit., p. 145

2 CALVINO, Italo. Si par une nuit d'hiver un voyageur... op.cit., p. 12 (“speciale piacere”). 3 CALVINO, Italo. Se una notte d'inverno un viaggiatore... op. cit., p. 9.

4 ROLAND Barthes, Le Plaisir du texte (1973), Paris : Seuil, “Points”, 1982. pp. 83 – 84. 5 PENNAC, Daniel. Comme un roman... op. cit., p. 183.

« Attends un peu. Attends, ne te presse pas. Tu prends le livre de Madame de la Fayette, tu le ranges dans ta bibliothèque et tu attends. Lui ne va pas changer, toi si. »1

La lecture d'un livre doit donc se faire seulement si le lecteur en ressent le besoin et si tel n'est pas le cas le lecteur peut attendre un mois, un an, plusieurs années avant de se plonger avec envie et intérêt dans le livre qui ne l'intéressait pas auparavant. C'est la même idée qui transparaît dans Se una notte... avec Ludmilla, qui a sans cesse envie de lire un livre différent, par son genre, son style, les sensations qu'il engendre sur le lecteur. La modification du type de lecture qu'elle attend – et qu'elle requiert de l'auteur – n'est autre que le résultat d'une évolution de ses désirs en matière de lecture. Grâce à ces changements, chaque lecteur prend ainsi toujours plaisir à lire. Cependant, aimer lire n'est pas toujours très simple, quand l'environnement qui entoure le lecteur lui est hostile et défavorable.