• Aucun résultat trouvé

La lecture de Ludmilla est porteuse d'enseignements, notamment par sa qualité principale : elle incarne un plaisir désintéressé. En effet, pour Ludmilla, la lecture est source de plaisir du début à la fin de Se una notte..., que ce soit à travers ses propos ou ceux d'autres personnages. Flannery notamment la décrit dans son journal alors qu'il l'observe par la fenêtre et décide ensuite de raconter l'histoire d'une lectrice qui attire l'attention de deux écrivains alors qu'elle est occupée à lire sur la terrasse d'un chalet, lectrice qui n'est en fait qu'un des doubles de Ludmilla. Il s'attarde sur le fait qu'elle est « absorbée »1 par sa lecture, qu'elle éprouve « une béatitude particulière »2 en étant

plongée dans son livre. Cela est possible car elle considère l’œuvre comme un produit fini, privilège que seul peut se permettre le lecteur :

« il poter considerare ciò che è scritto come qualcosa di finito e di definito, a cui non c'è nulla da aggiungere o da togliere ».3

C'est pourquoi elle refuse d'entrer dans une maison d'édition ou encore, de rencontrer en personne l'auteur des livres qu'elle lit. Ludmilla est une femme qui a lu beaucoup de romans, qui a « la mémoire du détail »4, et qui lit tous types de livres avec le même

plaisir, même si ses raisons ne sont jamais les mêmes. Elle est en fait à la recherche du livre qui n'existe pas encore, au point de consacrer sa vie à la lecture comme tient à le faire remarquer Habermas :

« Ciò che Calvino voleva mostrare col romanzo, deve rappresentarlo in esso : il passaggio del romanzo nella vita, la messa in scena della vita come lettura. Calvino rappresenta in Ludmilla la persona la cui vita si esaurisce nel leggere. »5

Face à ce plaisir désintéressé qu'incarne Ludmilla, en proclamant « A me piace leggere, leggere davvero... »6, des tendances inverses de lecture nous sont présentées.

Lotaria, la sœur de la Lectrice, en est son type opposé. Elle représente les dérives d'une lecture voulue scientifique et idéologique. Elle considère la lecture comme une perte de temps et se borne seulement à déchiffrer les œuvres, en en analysant les mots-clefs, à savoir les mots récurrents, pour analyser la position de l'auteur dans la société :

« Cos'è infatti la lettura d'un testo se non la registrazione di certe ricorrenze tematiche,

1 CALVINO, Italo. Si par une nuit d'hiver un voyageur....op. cit., p. 194. 2 Ibid., p. 196.

3 CALVINO, Italo. Se una notte d'inverno un viaggiatore... op. cit., p. 113. 4 CALVINO, Italo. Si par une nuit d'hiver un voyageur....op. cit., p. 36.

5 HABERMAS, Jürgen. Pensiero post-metafisico, a cura di Marina Calloni. Roma ; Bari : Laterza, 1991, p. 254.

di certe insistenze di forme e di significativi ? »1

Elle cherche seulement dans les œuvres à confirmer ce qu'elle sait déjà, en trouvant pêle-mêle des notions prédéfinies. Dans le collectif qu'elle anime :

« ci dovrà essere chi sottolinea i riflessi del modo di produzione, chi i processi di reificazione, ehi la sublimazione del rimosso, chi i codici semantici del sesso, chi i metalinguaggi del corpo, chi la trasgressione dei ruoli, nel politico e nel privato. »2

Cette lecture a des traits en commun avec la lecture érudite des professeurs, asservie aux intérêts d'une discipline, comme l'illustre, dans Se una notte..., la rivalité académique entre le professeur Uzzi-Tuzii de littérature cimmérienne et le professeur Galligani de littérature cimbre.

Certains personnages représentent aussi la lecture professionnelle, qui se définit surtout par la disparition du plaisir désintéressé propre à la lecture de Ludmilla. L'écrivain Silas Flannery dit à ce propos :

« Da quanti anni non posso concerdermi una lettura disinteressata? Da quanti anni non riesco ad abbandonarmi a un libro scritto da altri, senza nessun rapporto con ciò che devo scrivere io? »3

Il en va de même avec Cadevagna, vieux rédacteur de la maison d'édition, qui déplore la disparition de la lecture telle qu'il la concevait dans son enfance, en se cachant dans le poulailler pour être tranquille et pouvoir s'abandonner entièrement à son plaisir. À présent, depuis qu'il travaille dans une maison d'édition, le livre est un objet utilitaire pour lui et non plus une source d'envie :

« Da tanti anni lavoro in casa editrice... mi passano per le mani tanti libri... ma posso dire che leggo ? Non è questo che io chiamo leggere... »4

Arkadian Porphyrith, directeur général des Archives de la Police d’État doit aussi lire les livres dans le cadre de sa profession, pour savoir s'il faut les censurer ou non. Selon Schroeder, Calvino fait avec ce personnage à la fois la parodie de la lecture des professionnels et des amateurs, puisqu'il s'agit d'un personnage qui lit deux fois chaque livre, pour son travail puis pour son plaisir5 :

« Poi, la sera, mi sdraio su questo divano, inserisco nel microlettore la pellicola d'uno scritto raro, d'un fascicolo segreto, e mi concedo il lusso di centellinarlo per mio esclusivo piacere. »6

Il y a aussi le non lecteur dans Se una notte..., présenté avec le personnage d'Irnerio, qui

1 Ibid., p.186. 2 Ibid., pp. 73 – 74. 3 Ibid., p. 168. 4 Ibid., p. 94.

5 MUSARRA-SCHROEDER, Ulla. Il labirinto e la rete... op. cit., p. 149. 6 CALVINO, Italo. Se una notte d'inverno un viaggiatore... op. cit., p. 237.

se rebelle contre l'obligation sociale de savoir lire :

« Mi sono abituato così bene a non leggere che non leggo neanche quello che mi capita sotto gli occhi per caso. Non è facile: ci insegnano a leggere da bambini e per tutta la vita si resta schiavi di tutta la roba scritta che ci buttano sotto gli occhi. Forse ho fatto un certo sforzo anch'io, i primi tempi, per imparare a non leggere, ma adesso mi viene proprio naturale. »1

Il ne se sert alors pas du livre pour lire mais comme d'un matériau pour construire des objets d'art.

Face à tous ces personnages de lecteurs, Ludmilla et le Lecteur représentent bien le lecteur « normal » de romans, celui qui lit pour le seul plaisir de lire. Cependant, les autres personnages lecteurs ne sont pas pour autant à négliger puisque ce sont eux qui permettent de théoriser l'acte de lecture, qui peut être considéré par chacun d'une manière différente.