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Il existe deux façons de prendre en compte les destinataires d'une œuvre : en les considérant comme une seule entité, ce qui renvoie au concept de public ou en les prenant au cas par cas, considérant alors chaque lecteur comme une personne unique.

Ludmilla est définie comme une « lectrice de plusieurs livres à la fois »2, elle

représente ainsi à elle seule différents types de lecteurs. Au chapitre huit, deux écrivains observent avec une longue-vue une femme qui lit, double du personnage de Ludmilla. Ils cherchent tous deux à découvrir quel roman peut absorber autant cette lectrice, pour s'en inspirer et pouvoir « être lu comme lit la jeune femme »3. Cette dernière représente

le public4. Intéressons-nous un instant à la définition de « public » que nous donne

Vittorio Spinazzola :

« il concetto di pubblico, inteso come il soggetto collettivo cui l'individuo scrittore non può non rivolgersi, consapevolmente o inconsapevolmente, nel corso del suo lavoro. [...] Il pubblico ha dunque un'identità psicosociale obiettiva, esterna al testo, portatrice non solo di attese ma di esigenze e domande sempre motivate. »5

Dans le chapitre huit, la lectrice observée par l'auteur incarne bien le public, puisque l'auteur se réfère à elle pour écrire son œuvre :

1 Ibid., p. 47.

2 CALVINO, Italo. Si par une nuit d'hiver un voyageur....op. cit., p. 166. 3 Ibid., p. 194.

4 PERRELLA, Silvio. Calvino. Roma : GLF editori Laterza, 2001. p. 141 : “Eccolo il pubblico, raffigurato in una donna che legge.”

« Guardando la donna sulla sdraio m'era venuta la necessità di scrivere «dal vero», cioè scrivere non lei ma la sua lettura, scrivere qualsiasi cosa ma pensando che deve passare attraverso la sua lettura. »1.

Et dans Se una notte... Ludmilla est la lectrice par excellence qui transforme ses désirs de lecture en exigences, puisqu'à chaque fois qu'elle parle d'un type de roman qu'elle aimerait lire, l'auteur répond à sa demande en écrivant un roman (ou du moins un incipit) pouvant la satisfaire – phénomène qu'on étudiera un peu plus loin.

Face au concept de public, incarné dans l’œuvre par Ludmilla, se constitue celui de lecteur subjectif, de « io leggente » défini comme :

« il lettore come persona singola, nella sua soggettività storicamente condizionata ma esistenzialmente irriducibile, cioè nella particolarità delle sue risorse interiori e delle disposizioni che lo animano. »2

Dans ce sens, il n'y a donc pas deux lecteurs similaires, ce qui fait qu'aucune lecture n'est comparable à une autre. C'est ce que s'attache à montrer Italo Calvino dans Se una

notte..., non seulement avec les divers personnages dont on a constaté quelles étaient

leurs façons de lire, mais aussi avec les sept lecteurs de la bibliothèque, à la fin du roman. L'auteur admet que ces personnages sans autre caractéristique que leur conception de la lecture ont été insérés dans l’œuvre dans ce seul but :

« Ad un certo punto mi erano rimaste parecchie domande circa la lettura, i vari tipi di lettura e così le ho messe tutte insieme nel capitolo che si svolge nella biblioteca dove ho composto una specie di enciclopedia dell'arte del leggere. »3.

Une « encyclopédie de l'art de lire » dans un livre consacré au lecteur, voilà comment conclut Calvino. Il crée en effet un « véritable catalogue géométrique de la lecture »4 :

la lecture comme le fait d'« errer du regard », dont le correspondant géométrique est la tangente : « Quand un livre m’intéresse vraiment, je n'arrive pas à la suivre pendant plus de quelques lignes sans que mon esprit, pour avoir capté une idée que le texte lui propose, ou un sentiment, ou une interrogation, ou une image, prenne la tangente et rebondisse de pensée en pensée [...] » ; la lecture comme « une opération discontinue, fragmentaire », c'est-à-dire que « l'objet de la lecture est une matière punctiforme et pulvérisée » : « Dans l'espace étale de l'écriture, l'attention du lecteur distingue des segments minimaux, des rapprochements de mots, des métaphores, des noyaux syntaxiques, des transitions logiques, des particularités lexicales [...] », « [la] lecture n'a

1 CALVINO, Italo. Se una notte d'inverno un viaggiatore... op. cit., p. 171.

2 SPINAZZOLA, Vittorio. Critica della lettura... op. cit., pp. X – XI (introduction).

3 LUCENTE, Gregory, L. “Un'intervista con Italo Calvino”. Nuova corrente, XXXIV, [1987], 100. Milano : Nuova Corrente, p. 380.

4 BELPOLITI, Marco. L'occhio di Calvino. Torino : G. Einaudi, 1996, p. 18. Je reprends ici son analyse sur les huit lecteurs à la bibliothèque.

pour cette raison pas de fin » ; la lecture comme « une opération sans objet ; ou qui n'a pas de véritable objet qu'elle même. Le livre est un support accessoire, ou même un prétexte. » Les trois premiers lecteurs ont donc une vision de la lecture de type centrifuge, ce que refuse le quatrième lecteur en croyant que chaque nouveau livre s'insère dans l'ensemble des lectures lues auparavant. La lecture des personnages qui interviennent ensuite est alors de type centripète : le cinquième lecteur cherche dans ses lectures le livre de son enfance, le sixième accorde de l'importance à ce qui précède la lecture tandis que le septième s'intéresse plutôt à la fin et à ce qui s'étend « au-delà du mot “fin” ». C'est pour finir le lecteur protagoniste qui intervient en concluant : « depuis quelque temps, rien ne va plus : j'ai l'impression qu'il n'existe plus dans le monde que des histoires qui restent en suspens, et se perdent en route. »1.

Ainsi, comme le dit l'écrivain Silas Flannery, « la lettura è un atto necessariamente individuale »2. Chaque personne peut donc vivre sa lecture comme il

l'entend, comme on peut le constater à la lecture de Se una notte d'inverno un

viaggiatore.