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Si Pennac et Calvino font de la lecture le sujet central de leurs œuvres, ils n'en créent pas pour autant une vision idyllique et montrent tous deux que le lecteur doit souvent se battre pour réussir à lire comme il le voudrait.

« La vie est une entrave perpétuelle à la lecture »2,

nous dit Pennac, en admettant le fait que personne n'a jamais le temps de lire, mais qu'il ne s'agit pas pour autant d'une bonne raison de ne pas lire car :

« Dès que se pose la question du temps de lire, c'est que l'envie n'y est pas. […] Le temps de lire est toujours du temps volé. »3

Le lecteur doit cependant affronter d'autres obstacles que le temps, obstacles qu'il doit surmonter pour pouvoir lire comme il l'entend. Tout d'abord, le texte même peut être un adversaire, comme s'attache à le montrer Calvino en mettant le Lecteur aux prises avec des livres falsifiés, des romans-pièges, qui l'empêchent de mener à terme ses lectures. Dans Comme un roman, le texte est un adversaire lorsqu'il est dur à lire, lorsque le lecteur n'arrive pas à avancer dans sa lecture, au point que chaque page est un supplice :

« C'est épais, c'est compact, c'est dense, c'est un objet contondant, un livre. »4

« Les mots du “livre” dansent entre les oreillettes de son walkman. Sans joie. Les mots ont des pieds de plomb. Ils tombent les uns après les autres, comme ces chevaux qu'on

1 CASTELLA, Charles. Daniel Pennac : la métamorphose du crabe [Film numérique]... op. cit. 2 Ibid., p. 136.

3 Ibid., pp. 136 – 137. 4 Ibid., p. 23.

achève. […] Il poursuit sa lecture sans se retourner sur le cadavre des mots. Les mots ont rendu leur sens, paix à leurs lettres. »1

Dans ces cas-là, le lecteur doit persévérer et avoir d'autant plus de courage pour vaincre le texte que c'est ce dernier même qui l'empêche de lire avec facilité.

Calvino et Pennac présentent aussi tous deux les technologies comme un obstacle à la lecture, cependant avec une certaine distanciation, en reprenant des clichés. Dans Comme un roman, l'auteur met en scène toutes les excuses stéréotypées qu'avance l'opinion générale pour justifier le fait que les enfants ne lisent plus, entre autres la « télévision corruptrice » qui incite à la facilité et à la passivité :

« Ce qui me frappe, moi, c'est le nombre d'heures passées en moyenne par un gosse devant la télé par comparaison aux heures de français à l'école. J'ai lu des statistiques, là-dessus.

- Ça doit être phénoménal ! - Une pour six ou sept. […]

- Évidemment, l'école ne fait pas le poids. »2

La télévision serait donc la cause des difficultés de l'enfant à lire, du moins selon ces voix indistinctes qui apparaissent et disparaissent aussi vite dans Comme un roman, sans pour autant que cela soit l'avis du narrateur. Chez Calvino, la faute est plutôt rejetée sur les ordinateurs et les technologies, dont on peut constater les nombreuses références au sein de Se una notte... . Le journal d'Ermes Marana fait référence à « l'Organizzazione per la Produzione Elettronica d'Opere Letterarie Omogeneizzate » qui pratique des tests sur des lecteurs en se servant d'ordinateurs, pour savoir si un livre attire assez l'attention du lecteur cobaye pour être mis en vente sur le marché :

« a New York, nella sala dei controlli, c'è la lettrice saldata alla poltrona per i polsi, coi manometri di pressione e la cintura stetoscopica, le tempie strette nella corona chiomata dai fili serpentini degli encefalogrammi che segnano l'intensità della sua concentrazione e la frequenza degli stimoli. “Tutto il nostro lavoro dipende dalla sensibilità del soggetto di cui disponiamo pet le prove di controllo: e dev'essere per di più una persona resistente di vista e di nervi, per poterla sottoporre alla lettura ininterrotta di romanzi e varianti di romanzi così come vengono sfornati dall'elaboratore. Se l'attenzione di lettura raggiunge certi valori con una certa continuità, il prodotto è valido e può essere lanciato sul mercato; se l'attenzione invece s'allenta e svaria, la combinazione viene scartata e i suoi elementi vengono decomposti e riutilizzati in altri contesti. [...]” »3

L'acte de lecture est donc analysé, décrypté par des machines qui prêtent attention à la moindre baisse d'attention de la part du lecteur, qui n'est plus libre de lire comme il le veut. L'ordinateur dépossède aussi le lecteur de ses caractéristiques, en devenant lecteur à son tour. C'est ce qu'explique Lotaria quand elle se rend chez Silas Flannery, qui lui

1 Ibid., pp. 71 – 72. 2 Ibid., pp. 28 – 29.

demande si elle a lu ses œuvres :

« M'ha detto di no, perché qui non ha a disposizione un elaboratore elettronico.

M'ha spiegato che un elaboratore debitamente programmato può leggere un romanzo in pochi minuti e registrare la lista di tutti i vocaboli contenuti nel testo, in ordine di frequenza. - Posso così disporre subito d'una lettura già portata a termine, - dice Lotaria, - con un'economia di tempo inestimabile. »1

La lecture électronique fait alors concurrence à la lecture humaine ; de ce fait, la lecture est dépossédée de sa caractéristique principale de procurer du plaisir, puisque seul le sens compte, ce qui entraînerait la mort du lecteur traditionnel. Il existe aussi des programmes électroniques qui permettent de « terminer à l'aide d'un ordinateur [les] romans inachevés »2, mais, puisque ce sont des machines, ils peuvent mal fonctionner,

faisant alors du livre une liste de mots sans aucune possibilité d'être lue, comme c'est le cas quand le Lecteur se retrouve dans les prisons d'Ataguitania :

« Già te n'eri accorto: è in una giornata un po' nervosa, oggi, Gertrude-Alfonsina; a un certo punto deve aver premuto un tasto sbagliato. L'ordine delle parole nei testo dì Calixto Bandera, custodito nella memoria elettronica per essere riportato alla luce in qualsiasi momento, è stato cancellato in un'istantanea smagnetizzazione dei circuiti. I fili multicolori ora macinano il pulvìscolo delle parole sciolte: il il il il, dì dì di di, da da da da, che che che che, incolonnate secondo le frequenze rispettive. Il libro e sbriciolato, dissolto, non più ricomponibile »3.

Les ordinateurs sont donc des antagonistes à la bonne lecture du lecteur, que ce soit parce qu'ils font disparaître le plaisir au sein de l'acte ou parce qu'ils détruisent l’œuvre même. À propos de Se una notte..., Jonathan Usher écrit :

« As props in the narration, these repeated references to computers fall between the grotesquely humorous and the threatening, lending an air of the science-fictional absurd to the already hyper-unrealistic plot of the frame narration. White coats, human guinea- pigs, multicoloured wires, and endless printout (along with the “pride and fall” narrative model of excessive scientific ambition and extravagant failure) are deliberated clichés from the myth of the “awesome thinking machine”. »4

Calvino reprend donc les stéréotypes de l'ère du temps, de la même manière que Pennac le fera, pour faire des technologies des obstacles à la lecture, en s'en moquant cependant quelque peu, puisqu'elles ne sont pas les vraies difficultés de la lecture.

Une énième entrave à l'activité du lecteur sur laquelle on peut se pencher est celle selon laquelle le livre se pose comme un problème, puisqu'il devient un objet d'étude, ce que s'attachent à démontrer Calvino aussi bien que Pennac. Dans Comme un

roman, l'auteur nous explique que faire de la lecture un devoir est contre-productif,

1 Ibid., pp. 185 – 186.

2 CALVINO, Italo. Si par une nuit d'hiver un voyageur... op.cit., p. 203. 3 CALVINO, Italo. Se una notte d'inverno un viaggiatore... op. cit., p. 220.

4 USHER, Jonathan. Calvino and the computer as writer/reader, The Modern Language Review, 901, 1, January 1995, p. 44.

puisque l'enfant lecteur, en étant obligé de faire une fiche de lecture, d'analyser finement un texte qu'il n'a pas choisi lui-même, de commenter judicieusement ou de résumer intelligemment, se retrouve privé du plaisir désintéressé de lire, et donc, de l'essence même de la lecture. Il en va de même à l'université, comme le montre Pennac en citant Flannery O'Connor, qui a écrit dans l'Habitude d'être :

« Si les professeurs ont aujourd'hui pour principe d'attaquer une œuvre comme s'il s'agissait d'un problème de recherche pour lequel toute réponse fait l'affaire, à condition de n'être pas évidente, j'ai peur que les étudiants ne découvrent jamais le plaisir de lire un roman... »1

Le lecteur doit donc surmonter la difficulté de considérer sans cesse le livre comme un objet d'étude pour retrouver ce plaisir de lire, par lui-même ou par l'aide d'autres lecteurs qui lui « donnent à lire », sans demander une quelconque redevance en échange. Calvino en arrive au même constat, en dressant le portrait de lecteurs intéressés, qui ne voient dans le livre qu'un objet d'étude, que ce soient les professeurs d'université Uzzi- Tuzii et Galligani qui sont asservis aux seuls intérêts de leur discipline ou l'écrivain Silas Flannery qui admet :

« Da quando sono diventato un forzato dello scrivere, il piacere della lettura è finito per me. »2

En évoquant ces difficultés, Calvino et Pennac rappellent ainsi que la lecture idéale n'est pas toujours aisée à obtenir, même si elle devrait l'être. Ils n'idéalisent donc pas la lecture dans leurs œuvres mais la représentent à la fois comme source de bonheur et de difficultés, selon les moments de la vie, selon les lecteurs.

Difficile donc de continuer à être lecteur quand tant d'obstacles se dressent au travers de son chemin. Il suffit cependant de les surpasser, ou même, de les éviter, pour de nouveau apprécier la lecture. Cette dernière, malgré les difficultés qu'elle peut encourir, est donc toujours d'actualité, d'autant plus riche que chacun la vit d'une manière différente. Ce n'est donc pas un lecteur unique que Calvino et Pennac s'attachent à représenter, mais bien une multitude de lecteurs.