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Pennac ne cherche pas les raisons pour lesquelles les enfants ne lisent plus dans notre société contemporaine :

« [il faut] énumérer quelques vérités sans rapport avec les effets de la modernité sur la jeunesse. Quelques vérités qui ne regardent que nous... Nous autres qui affirmons “aimer lire”, et qui prétendons faire partager cet amour »6,

il décide plutôt de faire une étude diachronique de la lecture. Il remonte alors aux origines du lecteur, à ses premières lectures, pour ensuite trouver le moment de rupture

1 Ibid., p. 33. 2 Ibid., p. 29. 3 Ibid., p. 30. 4 Ibid., p. 55. 5 Ibid., p. 39. 6 Ibid., p. 48.

qui fait de la lecture une activité qui ne plaît plus. Il refuse ainsi toutes les excuses stéréotypées pour proposer une autre raison, plus dure à accepter, puisqu'elle concerne notamment les parents, ceux-là même qui cherchaient sur qui rejeter la faute :

« Nous étions son conteur, nous sommes devenu son comptable. »1

En devenant le « comptable » de l'enfant, en contrôlant ses lectures, les parents se plient à une conception universelle qui fait de la lecture une vertu qu'il faut acquérir et donc un besoin, une obligation, ce que dénonce Pennac en parlant de :

« la nécessité de lire, en particulier, l'absolue nécessité de lire, qui fait l'unanimité. Le dogme. »2

Et tous sont conditionnés par cette nécessité de lire : les parents qui l'énoncent et l'inculquent aux enfants, l'enfant qui « pas une seconde, […] ne remet le dogme en question »3 et le professeur qui approuve chaque commentaire d'un élève faisant les

louanges de la lecture. Tout cela parce que, à notre époque, la lecture est considérée comme une vertu – comme le montre par exemple le discours des parents louant au chapitre sept l'intérêt de la lecture face à celui de la télévision. Or, c'est justement cette glorification qui entraîne sa perte, comme l'explique Edith Wharton :

« No vices are so hard to eradicate as those which are popularly regarded as virtues. Among these the vice of reading is foremost. [...] Reading deliberately undertaken – what may be called volitional reading – is no more reading than erudition is culture. Real reading is reflex action; the born reader reads as unconsciously as he breathes; and, to carry the analogy a degree farther, reading is no more a virtue than breathing. Just in proportion as it is considered meritorious does it become unprofitable. »4

Se forcer à lire, c'est donc perdre le plaisir désintéressé que provoque la lecture, c'est confondre le savoir et l'émotion, c'est faire de la lecture un dogme, d'où l'importance qu'elle prend dans l'éducation, pour autant mal considérée :

« comme si […] le rôle de l'école se bornait partout et toujours à l'apprentissage de techniques, au devoir de commentaire, et coupait l'accès immédiat aux livres par la proscription du plaisir de lire. […] Cela se défend, bien entendu. Les arguments ne manquent pas. »5

Pennac admet donc que l'école n'est pas le lieu idéal pour faire aimer la lecture aux enfants, mais reste nuancé sur cette position – avec la présence dans le texte du

1 Ibid., p. 58. 2 Ibid., p. 78. 3 Ibid., p. 80.

4 WHARTON, Edith. "The Vice of Reading", North American Review, Oct. 1903, 177, pp. 513 – 521. [En ligne], mis en ligne en mai 1995, consulté le 15 avril 2012. URL :

http://etext.lib.virginia.edu/etcbin/toccer-new2?

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modalisateur « comme si » –, puisqu'il nous montrera au contraire que cela est possible, sous certaines conditions. Il ne s'en prend donc pas à l'école même, mais plutôt à l'institution scolaire, faisant de ce fait une analyse sociologique de la lecture : il s'intéresse à cette dernière au sein de la société, de l'éducation et la considère ainsi, non comme un savoir préconçu, mais comme une activité qui s'apprend et évolue, se modifie selon la façon dont elle est considérée. Il s'attache ainsi à démontrer les difficultés que crée l'école pour l'enfant lecteur.

Selon Pennac, le lecteur est prisonnier de ses peurs, face aux exigences qu'on attend de lui en terme de lecture. Il est tout d'abord aux prises avec « la peur (très, très ancienne) de ne pas comprendre. »1 La mise en italique de ce verbe montre l'importance

que revêt la compréhension d'un texte dans l'éducation, comme s'il s'agissait du mot-clef lié à l'acte de lecture. Cela se constate dès les premières années du lecteur, par l'intermédiaire de l'école :

« Nous avons aidé l'apprenti à faire ses devoirs. Et, quand il manifesta les premiers signes d'essoufflement en matière de lecture, nous avons bravement insisté pour qu'il lût sa page quotidienne, à voix haute, et qu'il en comprît le sens. »2

Comprendre le sens à chaque lecture que l'on fait, c'est faire disparaître la gratuité de la lecture. Le lecteur est alors aveuglé par la peur de ne pas comprendre, peur qui entraîne une perte de confiance envers le livre, qui devient un objet, un ennemi qu'il doit affronter et vaincre. Pennac remet donc en cause cette manière de concevoir l'enseignement de la lecture, dans laquelle tout revient toujours à comprendre, alors que l'essence de la lecture n'est pas censé être dans sa compréhension mais dans son plaisir :

« Le programme sera traité, donc, les techniques de dissertation, d'analyse de texte (jolies grilles ô combien méthodiques), de commentaire composé, de résumé et de discussion, dûment transmises, et toute cette mécanique parfaitement rodée pour bien faire entendre aux instances compétentes, le jour des examens, que nous ne nous sommes pas contentés de lire pour nous distraire, mais que nous avons compris, aussi, que nous avons fourni le fameux effort de comprendre. »3

Pennac se sert ici de nouveau de l'ironie, en reprenant les termes jugés essentiels aux instances dirigeantes, par le biais des italiques, et en les dénuant de sens, en se servant d'hyperboles pour amplifier son propos qui devient critique – avec l'usage de l'interjection « ô » ou de l'adjectif « fameux ». Il démontre ainsi l'absurdité de cette méthode d'enseignement, qui au lieu d'encourager le lecteur, l'angoisse et l'oblige à fournir un but à sa lecture. S'ensuit l'inévitable conclusion :

1 Ibid., p. 129. 2 Ibid., p. 53.

« Seulement, sans sa panique à ne pas fournir ce que nous attendons de lui [le mauvais élève], il se met bientôt à confondre scolarité et culture. Laissé pour compte de l'école, il se croit très vite un paria de la lecture. Il s'imagine que “lire” est en soi un acte élitaire, et se prive de livres sa vie durant pour n'avoir pas su en parler quand on le lui demandait. »1

Le lecteur en devenir se perd alors dans les méandres de l'explication de texte, qu'il ne peut accomplir parce qu'il n'en perçoit pas le sens. Or, si notre époque fait seulement de la lecture un acte nécessitant réflexion et compréhension, comme le dénonce Pennac, si elle perd sa raison d'être, on peut alors se demander si le lecteur n'est pas mort.