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Pennac et Calvino n'ont pas exactement la même façon d'aborder la lecture dans leurs oeuvres, notamment parce qu'ils ne font pas le même usage des lecteurs fictifs qu'ils créent. Dans Se une notte... la lecture devient le thème de l’œuvre par l'intermédiaire seul des personnages, qui la représentent, certes, mais aussi qui la théorisent – on peut penser notamment aux déclarations de poétique de Ludmilla, aux réflexions d'Uzzi-Tuzii sur la lecture comme un lien avec le passé ou à l'analyse de Lotaria sur la lecture électronique. Les personnages lecteurs prennent vie et s'indépendantisent du narrateur, réfléchissant eux-mêmes sur l'acte de lecture. Dans

Comme un roman, cela diffère puisque les personnages lecteurs sont là en exemple,

pour argumenter les réflexions du narrateur sur la lecture, mais ce ne sont en aucun cas eux qui théorisent l'acte de lecture, ils ont juste une fonction de représentation et sont utilisés par un narrateur omniscient qui leur fait dire ce qu'il veut, commentant ensuite leurs propos ou les remettant en cause avec ironie. De plus, les personnages de Calvino ont des caractéristiques fixes – Lecteur anonyme qui aime lire et finir les œuvres qu'il commence, Lectrice qui fait de la lecture un plaisir désintéressé, Arkadian Porphyrith qui lit deux fois chaque livre, pour son travail puis pour son plaisir – et conservent les mêmes tout au long de l’œuvre : le Lecteur restera lecteur, Irnerio un non-lecteur et Silas Flannery sera toujours en proie avec ses difficultés de retrouver le plaisir de lire. La conception de la lecture qu'a un personnage devient donc pour lui une caractéristique intrinsèque, puisqu'il ne peut s'en défaire et changer d'opinion. Pennac au contraire représente son lecteur en perpétuelle évolution, en considérant la lecture, non comme un acte accompli, mais comme une activité qui se modifie toujours et doit s'entretenir, s'intéressant de ce fait à l'apprentissage de la lecture. Par une analyse diachronique, il montre ainsi que tout non-lecteur ou lecteur à difficultés peut devenir un lecteur épanoui. Dans les deux cas cependant, les auteurs créent un grand nombre de lecteurs différents, avec pour même objectif de théoriser la lecture, que ce soit par le jeu romanesque de Calvino ou les réflexions qu'engendre l'essai chez Pennac.

En effet, si le genre de leur œuvre diffère, Se una notte... étant un roman doté d'une trame narrative et Comme un roman étant constitué par les réflexions de l'auteur même, ils théorisent cependant tous deux la lecture par une approche littéraire, dans

laquelle romanesque et réflexion se mêlent. Le début de Se una notte... s'apparente beaucoup à Comme un roman, puisque Calvino prend vraiment en considération son lecteur – comme le fait Pennac en se souciant du bien-être de tout lecteur –, il lui demande d'être à son aise, se soucie de lui et de tout ce qui pourrait interrompre sa lecture à venir. L'évolution du roman rompt avec cette caractéristique, puisque l'auteur laisse le protagoniste lecteur se perdre toujours plus loin à la recherche de romans- pièges. Calvino théorise aussi particulièrement l'acte de lecture au début de son roman, en s'intéressant à lui seul, aux différentes façons de pouvoir lire, aux impressions que le lecteur peut ressentir avant de commencer son livre, mais le romanesque prend ensuite le pas sur le théorique, puisque le roman se dote d'une trame narrative fictionnelle, dans laquelle les événements deviennent peu à peu invraisemblables pour qu'il s'agisse d'une seule théorisation de l'acte de lecture. Se una notte... se dissocie de ce fait de Comme un

roman, puisque le lecteur devient, plus qu'un seul personnage, le protagoniste de

l'histoire. A l'inverse, l’œuvre de Pennac s'apparente à l'essai, puisque l'auteur apparaît comme critique et polémique en remettant en cause une conception de la lecture en en montrant les défauts. Pourtant, Pennac ne veut pas se restreindre au genre de l'essai, puisqu'il préfère suggérer sans imposer en se servant du romanesque – dont on a examiné les caractéristiques dans la partie III. La fiction prend alors une importance capitale au sein de l’œuvre, au point même que Pennac caractérise Comme un roman de « roman »1. L'auteur ne veut donc que faire la « description d'un comportement »2 et non

établir une « méthode », comme il le revendique en suppliant dans sa préface :

« de ne pas utiliser ces pages comme instrument de torture pédagogique. »3

C'est alors que ce livre apparaît comme un grand mais sublime paradoxe puisque Pennac a beau revendiquer dans ses propos sur la lecture qu'il s'agit seulement de son opinion personnelle et que la lecture est un acte libre, il compose pourtant une œuvre qui pourrait constituer la seule lecture à imposer, en cela qu'elle est source de vérité et d'efficacité. Pennac est donc original car il établit une théorie de la lecture sans même le vouloir. Malgré le fait qu'il refuse de faire de Comme un roman une méthode, sa façon d'aborder la lecture, gratuite et désintéressée, est source d'enseignement pour les responsables de l'éducation des enfants (les parents, les professeurs).

Se una notte... et Comme un roman diffèrent donc surtout par leur façon de

1 GAVRAS, Julie. Daniel Pennac, voici des mots [Film numérique]... op. cit. 2 GAVRAS, Julie. Daniel Pennac, voici des mots [Film numérique]... op. cit. 3 PENNAC, Daniel. Comme un roman... op. cit., p. 9.

fictionnaliser l'acte de lecture, Calvino le fictionnalisant intégralement en usant de tous les artifices que requiert le roman quand Pennac utilise seulement le romanesque comme un mode de discours, ce pourquoi ses propos ont pu être généralisés facilement, contrairement à ceux de Calvino, pertinents mais trop encrés dans la trame narrative. Quoi qu'il en soit, ces deux œuvres donnent à voir ce qu'est la lecture, et ne l'imposent jamais ; disons plutôt qu'elles suggèrent, qu'elles ouvrent des portes à la réflexion, notamment par le biais d'une écriture labyrinthique, que ce soit dans le roman de Calvino ou dans l'essai de Pennac.

« La lecture se présente comme un jeu de piste »1,

nous dit Daniel S. Larrangé, ce qui est vrai dans Se una notte... avec l'alternance de chapitres entre le récit-cadre et les romans insérés comme avec les aventures du Lecteur à la recherche perpétuelle des livres qu'il veut lire, ou avec les chapitre disparates de

Comme un roman, l'un court, l'autre long, l'un composé d'une citation, l'autre d'une

anecdote fictive. Le lecteur réel doit donc être un lecteur actif, d'autant plus que les œuvres de Calvino comme de Pennac sont parcourues par des phénomènes d'intertextualité et de mise en abyme, propres au roman de la lecture.