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D’ADULTES ET DE JEUNES ADULTES

CHAPITRE 2. L’ORTHOGRAPHE DU FRANÇAIS ET SES DIFFICULTÉS DU FRANÇAIS ET SES DIFFICULTÉS

2. PHONOGRAPHIE ET SÉMIOGRAPHIE

Nous avons vu dans la partie précédente que la complexité de l’orthographe a des conséquences sociales importantes. Nous abordons à présent la complexité d’un point de vue linguistique pour comprendre le fonctionnement du système orthographique.

L’écriture du français repose sur le principe alphabétique : les lettres de l’alphabet servent à transcrire les sons et l’orthographe comporte une large part phonographique. Cependant, les correspondances entre phonèmes et graphèmes sont loin d’être transparentes comme ce serait le cas si à un graphème correspondait un phonème et inversement, comme c’est le cas dans d’autres langues (par exemple le finnois ou le roumain - Jaffré, 2008). Cette notion de transparence à laquelle s’oppose celle d’opacité est développée par Jaffré (2004, 2008). Nous y reviendrons plus loin (dans la section 2.2.1). Ces notions reflètent l’idée que différents

facteurs viennent perturber la relation entre phonèmes et graphèmes : un seul graphème qui correspond à plusieurs phonèmes, un seul phonème auquel correspondent plusieurs phonogrammes ou encore l’ajout d’éléments qui ne sont pas phonographiques mais dont la présence s’explique par l’histoire ou l’étymologie. Ainsi, un nombre non négligeable de graphèmes, pour la plupart sans lien avec l’oral ou avec lequel ils ont un lien ténu, renvoient à une signification linguistique dans laquelle intervient la sémiographie (exemple TANT, TEMPS, TAON, etc.). De fait, l’écriture du français mobilise donc un système mixte, à la fois phonographique et sémiographique : les informations apportées par le matériau écrit ne sont pas uniquement liées à la manière d’oraliser ce qui est écrit, mais comportent une dimension visuelle qui permet de donner à l’écriture une forme visible et stable.

Avant de continuer, nous définissons brièvement ce qu’est l’écriture. Dans le langage courant, la notion d’écriture est largement polysémique. Dans le TLFi (2018), le terme « écriture » ne possède qu’une seule entrée mais comporte de nombreuses acceptions qui regroupent toutes les formes d’activités scripturales :

- le code et sa composition « Système de représentation graphique », « Ensemble des

caractères d'un système de représentation graphique » mais aussi « Ensemble des formes particulières de chacun des caractères dans un système de représentation graphique », « Façon d'orthographier » ;

- son action avec le geste : « Manière personnelle de tracer les caractères », « Action de

rédiger de la correspondance », « résultat de cette action » ;

- et ses différentes significations selon les domaines : dans la littérature par exemple, l’écriture est définie comme : « Action de composer un ouvrage littéraire », « Manière

de s'exprimer par écrit », en Droit « Preuve écrite », etc.

Au-delà de l’activité scripturale, Catach (1980) définit de manière très large l’écriture comme toute trace pouvant être reçue par le canal visuel, porteuse d’une signification et permettant de représenter le monde. Cette définition pose cependant le problème de la frontière entre graphie et écriture, par exemple pour un enfant qui trace des formes : à partir de quand peut-on parler d’écriture et npeut-on plus de dessin ?

Dans nos analyses, notre position suivra celle de Millet (1990) qui adopte une définition plus restreinte en considérant l’écriture comme la représentation du verbal, impliquant un lien étroit entre le signe graphique et le signe phonique : « […] nous considérons qu’il y a écriture

quand il y a reproduction de la parole. Nous postulons donc par là même un lien étroit entre le signe graphique et le signe phonique et au niveau syntagmatique un lien étroit entre la chaine parlée et la chaine écrite. » (Millet, 1990 : 71). En ce sens, l’écriture permet de représenter

graphiquement la langue et assemble pour cela des unités graphiques qui représentent des unités phoniques grâce à des conventions. Dans son usage, l’écriture implique en effet que celui qui produit et celui qui reçoit disposent d’un code commun. Fayol et Jaffré (2014) distinguent alors l’écriture, qui est un procédé technique et sa mise en œuvre avec la constitution d’une norme permettant de la pérenniser : l’orthographe.

2.1. DE L’ORAL À L’ÉCRIT, DE L’ÉCRIT À L’ORAL

Depuis Saussure, l’orthographe du français est décrite comme un système graphique complexe caractérisé par de nombreux décalages entre la forme orale et la forme écrite. Saussure dénonçait déjà au début du siècle une orthographe complexe faite de « graphies

irrationnelles » éloignées de l’oral, au point de proposer d’adopter une écriture phonologique

(Saussure, 1971 : 51). Considérant l’écriture comme un système secondaire n’ayant pour vocation que de représenter l’oral, il s’attaquait particulièrement au fait de prendre l’écrit pour la norme « l’image pour le modèle » (ibid.) Et lorsque les phonèmes ne sont pas représentés par un seul et même signe « [Dans] l’orthographe du mot français ‘oiseau’ où pas

un son du mot parlé /wazo/ n’est représenté par son signe propre », alors pour Saussure

l’écriture « n’est pas un vêtement mais un travestissement » (Saussure, 1971 : 52). Mais cet exemple, comme le souligne Jaffré (1992), n’illustre que la complexité du système phonographique du français où plusieurs phonogrammes peuvent être associés à un même phonème et s’éloigne donc d’un système de correspondance idéal entre l’oral et l’écrit. De plus, les phonogrammes peuvent prendre une valeur sémiographique et dans la liste établie par Catach (1980), on peut observer que de nombreux graphèmes possèdent cette double fonction (phonographique et sémiographique).

Les auteurs qui se sont penchés sur l’orthographe et le français écrit s’accordent également à souligner la distance importante entre langue orale et langue écrite. Blanche-Benveniste et Chervel (1969) le formulent de la manière suivante : « En fait, tout se passe comme si notre

écriture révélait une langue différente de la langue parlée ». Pour Millet (1990), qui s’appuie

sur les travaux de Blanche-Benveniste et Chervel (1969), l’analyse de l’orthographe française met en évidence deux systèmes qui conduisent à conclure qu’il existe une langue orale et une langue écrite, même si celles-ci entretiennent d’étroits rapports qui « permettent, après une

accoutumance plus ou moins longue, de passer aisément de l’une à l’autre, de ‘traduire’ donc. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 cités dans Millet, 1990 : 78). Elle signale qu’à

force de « travestissement », la langue écrite devient une « forme d’expression

particulièrement inadéquate à la transcription d’une seule et même forme de contenu »

Saussure, on considère que le signe linguistique se compose d’un signifiant, qui est la réalisation phonétique individuelle de l’image acoustique et d’un signifié qui représente la face conceptuelle ou représentation mentale. Or, pour définir le décalage entre « langue écrite » et « langue parlée », Blanche-Benveniste et Chervel (1969 : 18) présente des mots au double visage : un visage oral /fam/ et un visage écrit qui s’écrit FEMME. On a bien affaire au même mot mais à deux réalisations.

Il est donc délicat de poser l’existence de deux langues : ce sont plutôt deux versants d’une même langue. Nous adoptons donc la position suivante définie par (Millet, 1990 : 77) : « Nous

pensons que les langues qui connaissent une écriture peuvent – devraient serions-nous tentée de dire - être dotées de deux systèmes d’expression sans que soit remis en cause le caractère unique de la forme du contenu. ». Ainsi les spécialistes de linguistique de l’écrit en français

sont d’accord pour affirmer la nécessité de deux approches complémentaires : une approche oraliste, selon laquelle l’écrit est à envisager principalement par rapport à l’oral et une approche autonomiste qui met en évidence la spécificité de l’écrit et le fait que le ramener à la transcription de l’oral ne suffit pas31.

Pour Catach (1980), ce sont les compétences du lecteur-scripteur qui déterminent le degré d’autonomie du signe graphique par rapport au signe phonique, ce qui permet de justifier, dans nos analyses, que les graphies qui utilisent le code phonographique au détriment de l’orthographe, doivent certes être placées à un niveau différent d’expertise mais correspondent néanmoins à une compétence qu’il faut analyser comme telle. Une analyse particulière qui prenne en compte l’oralité sera indispensable pour vérifier que la graphie, en tant que transcription phonographique, permet effectivement d’accéder à la forme orale d’origine.

2.2. L’ÉCRITURE DU FRANÇAIS, UN SYSTÈME MIXTE

2.2.1. LE PRINCIPE PHONOGRAPHIQUE

Le code phonographique représente l’ensemble des correspondances entre phonèmes et graphèmes. Pour transcrire l’oral, la relation idéale entre le son et la lettre que Chervel (2008) nomme « biunivoque », proposerait un système phonographique dont la sémiographie serait totalement absente. Pour Jaffré (2008 : 31) : « L’orthographe idéale serait alors celle qui

comporterait autant de graphèmes que de phonèmes, ou de syllabes. ». Mais cet idéal

31 Voir Klinkenberg 2014 pour une analyse récente et très détaillée de ces positions : https://www.shs-conferences.org/articles/shsconf/pdf/2014/05/shsconf_cmlf14_01397.pdf).

graphique ne se présente jamais. Dans certaines orthographes, le nombre d’unités graphiques est même bien plus important que le nombre d’unités phoniques et ce décalage constitue alors un facteur important d’irrégularité d’encodage des langues. Parmi les langues romanes, certains systèmes se rapprochent d’un idéal graphique : par exemple l’espagnol qui possède 29 graphèmes pour 25 phonèmes (Jaffré, 2008). À l’inverse, certains systèmes ont une relation inégale entre phonèmes et graphèmes, comme l’anglais qui compte selon Jaffré (2008), 561 graphèmes pour 41 phonèmes.

Le système orthographique du français ne possède pas non plus de correspondance biunivoque de type : un graphème pour un phonème, un phonème pour un graphème (comme c’est le cas avec l’alphabet phonétique international) mais dispose d’un nombre important de graphèmes par rapport au nombre de phonèmes, avec 130 graphèmes pour 36 phonèmes selon Catach et al. (1995). Dans le cas du français, les relations entre phonèmes et graphèmes peuvent être compliquées dans les deux sens : un même phonème peut être transcrit par des graphèmes différents, comme le /s/ qui peut être oralisé ainsi dans SI, AUSSI, CERISE, ÇA, ATTENTION, SIX, etc., mais réciproquement, un même graphème peut correspondre à des réalisations orales différentes (et y compris avoir une valeur muette), comme « g » dans GARAGE et DOIGT.

Pour Jaffré (2008), l’écriture d’une langue serait complètement régulière si chacun de ses phonèmes disposait d’une graphie propre différente de toutes les autres « le plus important

est que le nombre de phonogrammes soit aussi limité que possible. » (Jaffré, 2008 : 85).

Lorsque le nombre d’unités graphiques est plus grand que le nombre d’unités phoniques, cela représente un premier facteur d’irrégularité de l’écriture d’une langue, avec pour conséquence de rendre l’encodage plus difficile que le décodage. Cette situation découlerait de la genèse des orthographes, car avec le temps, certaines distinctions phoniques disparaissent alors que les graphies perdurent, créant ainsi un surplus graphique. C’est par exemple le cas des phonogrammes « o » et « au » qui n’ont plus de rôle phonographique distinct aujourd’hui (ORAGE, AUTOMOBILE, etc.). Pour qualifier les orthographes qui ont un système phonographique régulier, avec une relation entre phonèmes et graphèmes la plus biunivoque possible et un nombre de phonogrammes limité, Jaffré (2008) parle de « transparence » : « Une orthographe est d’autant plus transparente que sa phonographie est

régulière et que les unités phoniques (syllabes ou phonèmes) et les unités graphiques sont dans une relation d’égalité […]. L’orthographe idéale serait alors celle qui comporterait autant de graphèmes que de phonèmes, ou de syllabes. » (Jaffré, 2008 : 31). Pour l’auteur, les orthographes les plus transparentes sont également celles qui font l’objet d’aménagements réguliers, en lien avec l’évolution de l’usage. Du fait de sa polyvalence orthographique élevée,

l’orthographe du français peut être considérée comme irrégulière. Cette idée de polyvalence orthographique, autrement dit le fait que les graphèmes du français répondent à plusieurs grands principes orthographiques sera détaillée dans l’analyse des graphèmes présentée dans la section 3 du présent chapitre.

2.2.2. ENTRE PHONOGRAPHIE ET SÉMIOGRAPHIE : LA NOTION DE MIXITÉ

Traditionnellement, on distingue les écritures dites « idéographiques » comme le chinois, où chaque mot est représenté par un signe et les écritures dites « phonographiques » qui reproduisent les phonèmes de la langue parlée grâce à un système alphabétique ou syllabique. Cependant, Lucci et Nazé (1979), tout comme Catach (1986) soulignent qu’en réalité la plupart des écritures sont mixtes : certains signes de l’écrit considérés comme idéographiques en chinois ont également une valeur phonique et le français utilise aussi largement le principe sémiographique en plus de son système alphabétique ; pour Jaffré et Pellat (2008 : 11) « toute orthographe forme par définition un système mixte » où deux dimensions coexistent pour noter du sens et du son. Selon les orthographes, le poids accordé à l’une ou à l’autre dimension diffère et aucune orthographe ne propose la configuration idéale d’un signe linguistique représenté par un graphème pouvant à la fois noter le contenu et la manière d’exprimer ce contenu à l’oral. Pour définir le poids accordé à la phonographie et à la sémiographie dans les orthographes du monde, Jaffré (2008) divise les orthographes en deux tendances sémiographiques qu’il a nommées « sémiographie mineure » et

« sémiographie majeure ». La première tendance concerne les langues dans lesquelles

l’homophonie-hétérographie est limitée. La deuxième tendance est surtout présente dans les orthographes anciennes comme le français, qui ont dû inventer différents procédés pour pallier l’insuffisance phonographique. Les langues réputées pour leur grande accessibilité, aussi bien en lecture qu’en écriture (comme le finnois, le turc ou le vietnamien) le sont parce que presque toutes les variations morphologiques sont prises en charge par la phonographie. La représentation sémiographique du français est justement ce qui fait sa spécificité et sa complexité, si on la compare à d’autres langues romanes, notamment avec la distinction écrite des homophones. L’analyse sémiographique des orthographes permet de comprendre pourquoi certaines sont plus difficiles à apprendre que d’autres et l’orthographe du français, nous l’avons vu, dispose d’une solide base phonographique et d’une sémiographie complexe. L’écriture du français n’est donc pas seulement une transcription des phonèmes. Pour Blanche-Benveniste et Chervel (1969), le choix entre les différentes possibilités de graphies qu’offre l’orthographe du français est toujours basé sur la considération du contenu : « […]

du mot », est foncièrement idéographique. » (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969 : 31). Il est

à noter que c’est aussi le terme « idéographique » qu’utilisent Lucci et Nazé (1979). Cependant, nous ne conserverons pas cette terminologie car elle nous semble ambigüe. Le terme « idéographie » laisse penser que les graphèmes, en plus ou en dehors de leur dimension phonographique, seraient porteurs d’ « idées ». C’est parfois vrai, comme avec les morphogrammes que nous traiterons plus loin, mais on sait aussi que certains graphèmes sont relativement arbitraires, voire inexpliqués. Nous préférons parler de sémiographie pour mettre l’accent sur le fait qu’il y a dans l’orthographe un principe visuel qui permet d’accéder au sens, en plus d’un principe de transcription de l’oral. Nous rejoignons donc Blanche-Benveniste et Chervel (1969 : 31) sur l’importance du « visage du mot ». Nous reviendrons ci-après sur ce principe sémiographique en nous appuyant notamment sur Jaffré et Pellat (2008) et Jaffré (2008). Nous détaillerons également la notion d’idéographie chez Blanche-Benveniste et Chervel (1969) quand nous exposerons leur analyse de la valeur des graphèmes (section 3.2).

En résumé, toutes les orthographes sont un compromis entre phonographie et sémiographie et toutes relèvent donc d’un système mixte (Jaffré, 2008). Si la phonographie permet de fournir « l’infrastructure de l’orthographe à l’aide d’un inventaire clos d’unités qui

correspondent d’une façon plus ou moins régulière aux formes sonores de la langue. » (Jaffré

et Pellat, 2008 : 12), la sémiographie intervient alors pour fournir une forme visible aux signes de la langue, en fournissant des formes qui « existent d’abord et avant tout pour être lues et

reconnues de la façon la moins ambigüe possible. ». Pour le français, c’est sa sémiographie qui

fait sa spécificité et aussi une partie de sa complexité, si on la compare à d’autres langues romanes, notamment avec la distinction des homophones qui lui a demandé de faire appel à différents procédés distinctifs. Pour le scripteur, c’est la compétence orthographique qui lui permettra d’accéder à la dimension sémiographique de l’orthographe, après être parvenu à associer des unités graphiques à fonction phonogrammique.

Nous développons ensuite l’idée de polyvalence orthographique du français en détaillant l’analyse des graphèmes, autrement dit le fait que les graphèmes du français répondent à plusieurs grands principes orthographiques.

3. LES GRANDS PRINCIPES DU SYSTÈME ORTHOGRAPHIQUE DU

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